Une année de voyage dans l'Arabie centrale : 1862-1863. Tome 2 / William Gifford Palgrave ; ouvrage trad. de l'anglais... par Émile Jonveaux... (2025)

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Titre : Une année de voyage dans l'Arabie centrale : 1862-1863. Tome 2 / William Gifford Palgrave ; ouvrage trad. de l'anglais... par Émile Jonveaux...

Auteur : Palgrave, William Gifford (1826-1888). Auteur du texte

Éditeur : L. Hachette (Paris)

Date d'édition : 1866

Contributeur : Jonveaux, Émile (1819-1871). Traducteur

Notice d'ensemble : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31052261s

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 2 vol. (XVI-346, 429 p.) : plans, carte et portrait ; in-8

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Description : Appartient à l’ensemble documentaire : CentSev001

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k62082337

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-O2G-45 (2)

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 12/03/2012

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UNE ANNEE DE VOYAGE

r. ANS

L'ARABIE CENTRALE

asriMSO:;:

IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LA FUIR F Hue île Fleurus, !), à Paris

WILLIAM GIFFORD PALGRAVE

UNE ANNÉE DE VOYAGE

DANS

L'ARABIE GBNTM14

(1862-1863)

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~:, ,; OU&RAGE TRADUIT DE L'ANGLAIS C -IL'ATOI:IISATION DE L'ATJTETJR -11

PAR

ÉMILE JONVEAUX

Et accompagné d'une Carte et de quatre Plans

Les nations ne s'agitent pas plus on vain que les flcuves ne coulont au. hasard ; Quoique sujettes à l'erreur, elles sont conduites par l'étcrnelle vérité qui les dirige vers un but certain.

ECN-EL-FARID.

TOME SECOND

)

PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N° 77

1866

1 Marché.

2 Palais de Feysul.

3 Galerie couverte.

4 Mosquée.

5 Palais de Djelowi.

6 Palais d'Abdallah.

7 Boutique des bouchers.

8 Maison d'Abdel-Kerim.

9 Maison de Soweylem.

10 Maison d'Abdel-Latif.

Il Quartier de Meddeyïtes.

t2 Quartier de Khazik.

13 Maison d'un malade.

14 Maison de Mohammed, frère d'Abdel-Latif.

15 Palais d'un cousin de Feysul.

[6 Second quartier de la ville.

17' Notre demeure.

18 Porte principale.

19-28 Autres portes.

29 Quartier du palais.

30 Jardin d'Abdel-er-Rahman.

31 eimetière.

32 Écuries du roi.

33, 34 Jardin appartenant à la famille wahabite.

1 Cour du harem.

2 Divan privé de Feysul.

3 Appartements du harem.

4 Cour intérieure servant aux audiences.

5 Khawah.

6 Prisons.

7, 7 Appartements de Mahboub.

8 Appartements de Saoud.

9,10 Cour bordée de petits appartements.

11 Appartements de Djowhar.

L2 Appartementsdumetowa Abder-Bahman.

13 Appartements d'un autre metowa.

14 Appartements d'AbdelHamid.

15 Cuisines.

10 Appartements d'AbdelAziz.

17 Mesdjid particulière.

18 Cour destinée aux ou vriers.

19, 19 Habitations des ouvriers.

20 Arsenal.

21 Logements des serviteurs nègres.

22 Appartements d'AbouShcms.

23 Entrée commune.

24 Bab-us-Sirrou sortie particulièi e.

25 Bancs pour les audiences publiques.

26 Fosse.

27 Rochcrshautsdc40pieds.

28 Chambres occupées par des nègres.

UNE ANNÉE DE VOYAGE

DANS

L'ARABIE CENTRALE.

CHAPITRE IX.

RIAD.

As when a scout Through dark and secret ways with péril gone Ail night, at last by break of cheerfull dawn

•> Obtains the brow of some high-climbing hill, Which to his eye discovers unawares The goodly prospect of some foreign land First seen, or some renowned metropolis.

(MILTON.)

Riad et ses environs. - Le Cimetière. -Entrée de la ville. — Place du Marché. — Abdel-Aziz. — Le Palais. — Le khawah. — La réception du naïb. — Notre appartement dans le palais de Djelowi. — Effet de notre arrivée sur Feysul. - Son départ. — Espions de Riad. Abdel Hamid de Peshawer. — Le Meddeyite Abboud. - Le choléra au Nedjed. — Les Zélateurs, leur puissance à Riad. — Réaction. — Conversation d'Abboud. — Offres d'Abdel-Aziz ; notre refus. — Entrevue d'Abou-Eysa avec Feysul. — Notre embarras. - Vénalité des ministres. — Nos conventions avec Abou-Eysa. — Notre nouvelle demeure près du naïb. - Commerce du café. — Raisons qui ont fait prohiber le vin par Mahomet. — Le vin chez les chrétiens et les musulmans. — Tendance réelle de l'islamisme. — Sa situation vis-à-vis des

autres cultes. — Unité des desseins de Mahomet.- Conséquences pratiques. — Réaction. — Notre genre de vie à Riad. — Place du marché. —

Les quatre quartiers de la ville. — La grande place et la Djamia. Singularités du culte wahabite. — Un cheik de Damas. — Le Khotbah.

— Les murs de la ville. — Jardins. — Climat. - Moutons , bestiaux , gibier. — Population nègre. — Affinité qui existe entre les Africains et les Arabes du sud. — Ismaël et Kahtan. — Émancipation des nègres.

» -- Les Khodeyryah. — Population du Nedjed. — Les Benou-Hemim. —

Décadence du commerce. — Agriculture. — Caractère belliqueux des Nedjéens. — Origine et différences des deux grands dialectes arabes.

Devant nous s'ouvrait une vallée sauvage; au pied de la colline sur laquelle nous nous tenions, se déployait la ville spacieuse et carrée, que protégent des murs épais et que couronnent de hautes tours. Un grand nombre d'édifices remarquables annoncent son importance et sa richesse; ceux qui se détachent de la masse confuse des toits et des terrasses sont la grande mosquée, le palais de Feysul, celui de son fils, constructions irrégulières et de formes gigantesques. Tout autour de la capitale du Nedjed, sur un espace de plus d'une lieue, nous apercevions des champs fertiles, de frais jardins, des palmiers touffus ; le bruit des roues et des poulies, si harmonieux à l'oreille des Arabes, arrivait jusqu'à nous et révélait la présence des puits nombreux qui arrosent cette riche campagne.

Vers le sud, s'étendent des plaines fécondes couvertes de plantations et de villages au milieu desquels, grâce à la transparence de l'air, nous distinguions clairement la ville de Manfouha, grande cité presque aussi populeuse que Riad. Plus loin à l'horizon se dressent les montagnes pittoresques de l'Yemamah, comparées par un poëte arabe à des épées levées un jour de bataille ; leurs cîmes bleuâtres cachaient à nos regards l'immense désert du sud ou Dahna. La vallée se rétrécit à l'ouest et se dirige vers Dereyah, en décrivant de capricieux méandres; au sud-ouest, la basse chaîne de l'Afladj la sépare de la Wadi-Dowasir; mais du côté de l'est, elle se relie à la Tongue vallée de Soley dont un bras s'avance vers le nord, plus loin que la chaîne centrale du Toweyk, tandis que l'extrémité méridionale traversant une plaine sablonneuse, semée çà et là de quelques bois et de rares villages, se termine à la ville d'Houtah, rivale autrefois de Riad, dont elle est aujourd'hui la vassale mécontente. En cet endroit, la province d'Harik borde le désert, y pé-

nètre même au nord et à l'est, de manière à donner, pour ainsi dire, la main aux districts omanites. Enfin, dans cette même direction, une longue ligne grisâtre ferme la perspective ; ce sont les sommets du Toweyk oriental qui dérobent à notre vue les champs de l'Hasa et les plages du golfe Persique. Rarement, dans mes longs voyages, il m'a été donné de contempler un aussi admirable panorama, une contrée aussi riche en beautés et en souvenirs historiques. Si quelqu'un de mes lecteurs s'est rendu à Damas par la route de l'Anti-Liban, il peut se former une idée approximative de la vue qu'offre la ville de Riad, quand on arrive par la route du nord. Le paysage est ici encore plus étendu et plus varié, le regard embrasse des plaines plus vastes, des montagnes plus hardies ; le désert entoure et étreint des cités- populeuses, l'aridité tropicale se mêle à une luxuriante verdure, tout en un mot se réunit pour former un spectacle que l'Arabie seule peut présenter, et en comparaison duquel la Syrie semble pâle, l'Italie monotone.

Un léger brouillard, le premier que nous eussions aperçu depuis plusieurs jours, enveloppait la ville et disait assez combien l'irrigation des jardins devait être abondante. Les rayons du soleil firent bientôt disparaître le voile transparent, et la chaleur croissante aurait suffi à nous apprendre que nous étions maintenant sous une latitude plus méridionale, dans un pays exposé aux vents brûlants du désert, vaste fournaise qui s'étend depuis l'Yemamah jusqu'aux rives de l'océan Indien.

Nous avions arrêté nos dromadaires pour admirer pendant quelques minutes ce magnifique et imposant tableau, dont la vue nous faisait oublier les angoisses que ressent toujours quiconque s'avance vers l'antre du lion. Abou-Eysa, bien que familier avec une scène qu'il avait déjà contemplée tant de fois, attendit volontiers pour nous indiquer les points les plus remarquables et nous montrer la route qui conduisait à sa demeure dans l'Hasa.

Nous descendîmes ensuite la pente de la colline pour suivre un chemin tracé au milieu des cultures et des plantations. A chaque pas, des Arabes saluaient notre guide du ton cordial de vieilles connaissances. Je remarquai entre autres un jeune garçon qui accourut vers lui et baisa sa main avec un empressement et une joie qui me touchèrent profondément. C'était un pauvre orphelin des environs dont Abou-Eysa, par une générosité moins rare

peut-être en Arabie qu'ailleurs, avait assuré l'existence et dirigé l'éducation jusqu'à ce qu'il fût en âge de se suffire à lui-même.

Accompagnés d'un petit groupe d'habitants, amis de notre guide, riant et causant avec eux, nous prîmes un sentier que bordaient, à droite, les écuries royales, à gauche, le vaste jardin d'AbdelLatif, cadi de la ville. Enfin nous entrâmes dans le cimetière, immense champ funèbre où gisent oubliées plusieurs générations, car le rigorisme wahabite en a exclu tout signe apparent d'honneur et de regret. C'est là que Turki, père du monarque actuel, repose à côté de ses rivaux Ebn-Theneyan et Meshari, mais rien ne distingue aujourd'hui ces puissants de la terre du.

plus misérable de leurs sujets.

Plusieurs chemins, traversant le cimetière, conduisent aux différentes portes de Riad ; nous nous dirigeâmes vers celle du nord-est, vaste monument flanqué de tours massives et gardé par une troupe d'hommes armés de sabres. Le guide, ayant répondu à leurs questions, -nous primes une large rue bordée de maisons hautes de deux étages et séparées les unes des autres par des mosquées, des puits destinés aux ablutions, des cours plantées d'arbres à fruit. Après avoir parcouru deux cents mètres environ, nous arrivâmes devant le palais d'Abdallah, construction récente presque symétrique qui se distingue des autres édifices par ses portes ornées de sculptures et ses trois rangs de larges fenêtres superposées. Des groupes de nègres et de serviteurs, assis sur les bancs qui garnissent les murs, ouvraient en nous apercevant des yeux étonnés. Un peu plus loin s'élève la résidence de Djelouwi, frère de Feysul, que des affaires importantes retenaient en ce moment à Kelat-Bisha. Enfin nous atteignîmes une grande place bornée, à gauche, par le spacieux palais des monarques wahabites, à droite, par une rangée de boutiques et de magasins. Devant nous, c'est-à-dire à l'ouest, une longue galerie couverte, soutenue par une colonnade grossière, traversait la place dans toute sa largeur et reliait le château à la grande mosquée-; le vieux roi l'a fait construire afin d'aller entendre les prières du vendredi sans exposer son auguste personne à la curiosité du vulgaire, peut-être à la perfidie d'un traître, car le sort de son père et de son grand oncle, assassinés dans le temple même, a rendu Feysul fort timide. A l'extrémité de la galerie, des magasins terminent la place, dont la longueur totale est d'environ

deux cents pas, la largeur est moitié moindre. A l'ombre des murailles du palais, cinquante ou soixante femmes étaient assises devant des vases de lait, des paniers remplis de pains, de dattes, de fruits, de légumes; autour d'elles se réunissaient une foule d'acheteurs, et de tous côtés arrivaient des chameaux et des dromadaires pesamment chargés.

Cependant nous ne prêtions pas grande attention au spectacle animé qui nous entourait; une seule pensée préoccupait notre esprit, nous allions être présentés au terrible Feysul. Suivant la longue muraille du palais qui, pareil à une forteresse, ne laisse apercevoir aucune ouverture, nous arrivâmes devant une porte étroite, basse, enfouie entre deux bastions. Elle donnait accès -dans un sombre passage que l'on aurait pris pour le vestibule d'une prison; des gardes armés, les uns Arabes, les autres nègres, obstruaient le chemin et leur mine sévère n'était pas de nature à encourager un étranger. Nous nous assîmes sur les bancs qui étaient adossés à la muraille en dehors du palais, pendant qu'Abou-Eysa entrait seul pour annoncer notre arrivée et celle du naïb.

Bien qu'il fût tout au plus huit heures du matin, une foule nombreuse encombrait la place, car le marché était ouvert et chacun s'empressait de faire ses achats. Beaucoup de gens se retournaient pour nous regarder, cependant personne ne s'approchait de nous, réserve qui nous étonnait fort.

Enfin, au bout d'une demi-heure, un individu grand, maigre, à la physionomie intelligente, mais cauteleuse et peu sympathique, s'avança vers nous; ses vêtements, que ne profanait pas le moindre fil de soie, étaient néanmoins fort riches et annonçaient un rang élevé. Ce personnage, nommé Abdel-Aziz, prenait le titre de Vizir-cl-Kharidjyah, c'est-à-dire qu'il remplissait dans le Nedjed des fonctions analogues à celles de notre ministre des affaires étrangères. C'est lui qui règle le cérémonial de réception des ambassadeurs ou qui envoie des représentants dans les cours étrangères; il expédie les lettres, les messages d'État, et préside aux questions d'importance secondaire qui concernent les alliés ou les voisins du Nedjed; c'est lui qui tient les rôles d'après lesquels est fixé le nombre d'hommes que doivent fournir les villes et les provinces ; enfin, il exerce un contrôle effectif sur la perception des droits d'exportation ou d'importation, em-

ploi assez profitable, quand il se trouve entre les mains d'un, homme dont une conscience rigide et le mépris du gain ne forment pas les qualités dominantes. Son caractère du reste est celui qui distingue la majorité des anciennes familles de Riad.

Il a un extérieur réservé, une langue doucereuse, des manières graves et courtoises servant à cacher un fonds de perversité qui rend son intimité dangereuse, son inimitié mortelle, son amitié suspecte. Tels sont les traits les plus saillants de la race Ared, de cette race qui constitue la force, l'âme et la vie du gouvernement wahabite; nous en avons déjà vu un spécimen dans le gouverneur Mohanna ; ici nous trouvons une province tout entière de Mohannas. « Gens envieux et se haïssant les uns les autres, ) me repétais-je constamment; Saül ou Doeg, Joab ou Achitophel, peuvent donner à mes lecteurs une idée exacte de ce type. Une basse jalousie domine tous leurs sentiments ; la rapacité et la licence viennent presque touj ours s'y joindre; l'orgueil chez eux est universel, la vanité rare. Si l'on ajoute que ces hommes possèdent un courage indomptable, une inflexible volonté, une persévérance rare, unie à la ruse et à l'astuce, une audace habilement contenue jusqu'au moment de frapper le coup décisif, on comprendra comment ils ont réussi à fonder un empire fort étendu, malgré l'horreur qu'il inspire, un pouvoir auquel on se soumet tout en l'exécrant, et qui basé sur l'oppression est souvent obligé de recourir à la terreur et à l'effusion du sang.

Avant de raconter en détail ce que j'ai vu et appris pendant mon séjour dans cette ville étrange, je dois faire appel à la confiance qu'en ma qualité d'Anglais, je crois mériter. Les événements, les caractères, les scènes qui se dérouleront sous les yeux du lecteur paraîtront, je ne l'ignore pas, peu vraisemblables à beaucoup de personnes, et en outre, je deviendrai, plus souvent qu'il ne serait désirable, le héros de mon récit. Mais la vérité des faits doit l'emporter sur ces inconvénients, si grands qu'ils soient; mon devoir est de raconter simplement ce dont j'ai été témoin, ce qui m'est arrivé; mon but, de donner une idée aussi exacte, aussi complète que possible d'un pays, d'un gouvernement, d'un peuple, qui considérés soit en eux-mêmes, soit dans les analogies qu'ils présentent avec d'autres nations, d'autres gouvernements, offrent à l'observateur un spectacle atta-

chant et instructif; ces ressemblances sont tellement évidentes, que plus d'une fois elles se sont imposées à mon esprit quand j'aurais mieux aimé fermer les yeux pour ne pas les voir. Le tableau qui nous peint le mieux nous-mêmes est le visage de notre semblable; si quelqu'un de mes lecteurs vient à se reconnaître dans le miroir oriental que je lui présente, il ne fera pas, je l'espère, comme l'homme dont parle l'Écriture qui, après avoir considéré ses traits, s'en va, et oublie à l'heure même ce qu'il a vu.

Accompagné de quelques officiers du palais, Abdel-Aziz s'avança majestueusement vers nous et s'assit à nos côtés ; puis, de l'air le plus affable, il nous souhaita la bienvenue et nous adressa les questions ordinaires : « Qui étions-nous? — D'où venions-nous? » etc. Après avoir écouté nos réponses, qui étaient exactement celles que nous avions faites partout sur notre route, il nous offrit d'entrer dans le khawah et nous promit une audience de Feysul pour le jour même. Nous le suivîmes à travers un corridor long et obscur qui donnait accès dans la cour intérieure. D'un côté, se trouvent les appartements du roi, sa salle d'audience, son oratoire, les chambres de ses nombreuses épouses, enfin le pavillon occupé par sa fille, princesse sur le retour qui sert de secrétaire intime au monarque nedjéen et que, pour cette raison, il n'a voulu marier à aucun de ses adorateurs. Cette partie du palais a une très-grande élévation, cinquante ou soixante pieds depuis le sol jusqu'à la terrasse qui surmonte le troisième étage. C'est là que Meshari fut tué par Abdallah, père de notre ami Télal. Dans la cour intérieure, vaste rectangle entouré de bancs, Feysul donne parfois des audiences à demi publiques. Une porte, étroite et soigneusement gardée, conduit de cet endroit aux appartements que nous venons de décrire et qui forment dans le palais même un palais particulier. La partie de l'édifice réservée au roi se rattache avec le reste du château par une galerie couverte et à la mosquée par la longue colonnade qui traverse la coor extérieure ; toute autrecommunication avec le dehors a été rigoureusement fermée. Les fenêtres sont garnies d'épais barreaux de fer, les portes, chargées de lourds verroux, en outre un glacis entoure les murs et leur donne l'apparence d'une fortification régulière.

De l'autre côté du sombre couloir que nous parcourions se trouve le khawah, salle basse et triste de quarante pieds de long

sur une largeur à peu près égale ; on y arrive par un vestibule dans lequel les visiteurs doivent déposer leurs souliers et leurs chaussures. Plus loin, une autre porte conduit à la prison; je visitai deux des cellules; grandes, aérées, pourvues de tout ce qui est essentiel au confort arabe, elles auraient obtenu l'approbation d'un Howard1. La Habs-ed-Dem (chambre du sang) fournit sans doute aux criminels d'Etat une demeure moins commode; mais il ne me parut pas prudent de demander à en voir l'intérieur. Près de la prison, en face de la porte ouvrant sur la cour intérieure, un escalier découvert mène au second étage qui renferme la salle spacieuse destinée aux hôtes. On dit que, dans l'épaisseur du mur, Feysul s'est ménagé un petit cabinet qui communique secrètement avec le harem, et que, de cette cachette, il vient épier les paroles échappées au milieu de l'épanchement d'un banquet à des étrangers sans défiance. La rapière d'Hamlet serait la meilleure arme à employer lorsque de semblables rats se font entendre derrière la boiserie, et ici l'on pourrait toujours répondre affirmativement à la question du sombre héros de Shakespeare : « Est-ce le roi? »

L'obscure galerie qui conduit au khawah se prolonge sous l'escalier, donne entrée à droite dans les cuisines, dans le Musalla (oratoire) où s'assemblent pour prier les gens du palais, et aboutit enfin à une seconde cour, bordée d'un côté par l'arsenal et la poudrière, de l'autre par des ateliers remplis d'artisans attachés au service spécial du palais ; j'y remarquai entre autres un horloger. Près de là se trouvent les appartements de notre ami, le ministre Abdel. Aziz, et ceux d'un personnage fort suspect, nommé Abdel-IIamid, avec lequel nous aurons occasion de lier plus ample connaissance.

Le même corridor ouvre à gauche sur la magnifique résidence de Mahboub, premier ministre de Feysul; en face habite le metowa, ou chapelain du palais, dont la demeure touche à celle d'un savant nedjéen, plongé comme lui dans l'étude du fatalisme et de la prédestination, persuadé comme lui que toutes les religions, sauf la leur, sont un tissu d'erreurs et d'impiétés.

Puis viennent les somptueux appartements de Djowhar, grand

1. Pbilanthrope anglais du dernier siècle, qui a considérablement adouci le régime des prisons.

trésorier du roi, — son nom, qui signifie bijou, est merveilleusement approprié à ses fonctions, — et enfin une longue suite de chambres occupées par Saoud, second fils de Feysul, pendant les courtes visites qu'il fait à son père. Abou-Shems, chef de l'artillerie nedjéenne, habite aussi cette partie du palais. Soixante ou quatre-vingts serviteurs, nègres pour la plupart, sont également logés au château, avec les nombreuses femmes dont les a dotés l'orthodoxie wahabite. Si l'on songe que chaque épouse du moindre subalterne a sa demeure particulière, on imaginera aisément quel aspect disparate et confus doit présenter cette masse de constructions. Sur la gauche, se trouve la Bab-es-Sirr, porte secrète destinée à faciliter la fuite du prince en cas de siège ou de trahison. La ruche royale est protégée par des tours et de hautes murailles; les deux tiers de sa circonférence sont défendus par un fossé profond.

Le palais de Riad occupe un espace presque aussi grand que les Tuileries, et sa hauteur ne le cède en rien à l'édifice français ; mais là s'arrête l'analogie, car rien ne ressemble moins à l'admirable monument bâti par Philibert Delorme que le massif et irrégulier Louvre wahabite. Les Nedjéens ont sacrifié toute autre considération à la sûreté de la défense, et le château de Feysul offre extérieurement une ressemblance frappante avec Newgate, quoique vraisemblablement la prison anglaise ne renferme pas à l'intérieur le même luxe et le même confort que le repaire des voleurs wahabites. Les appartements de la famille royale, ceux de Mahboub et de Djowhar surtout, se distinguent par une richesse remarquable. Les étages supérieurs sont disposés commodément et reçoivent une lumière abondante; on n'en peut dire autant du rez-de-chaussée qui gagnerait beaucoup à être éclairé au gaz, si l'on en connaissait l'usage ici.

Le pavillon occupé par Feysul et ses épouses a la forme d'un rectangle, au milieu se trouve une cour dans laquelle nul profane ne saurait pénétrer. La salle des audiences, seule pièce de la résidence particulière du monarque où les étrangers soient admis, est élégante, spacieuse, confortable; elle mesure cinquante pieds de long sur vingt de large et elle a une hauteur proportionnée.

Dans la cour près de laquelle réside le valeureux Ahou-Shems,

plusieurs pièces d'artillerie frappent d'épouvante le cœur des.

Arabes. J'en comptai vingt, dont douze étaient encore en assez bon état; le palais, me dit-on, en renfermait d'autres, mais je ne les vis pas. L'Hasa et le Katif comptent aussi une trentaine de canons, ce qui porte à soixante environ le nombre des engins meurtriers que possède Feysul. Autant que j'ai pu en juger, quinze au plus fourniraient un service utile ; les autres, criblés de trous par la rouille, ne peuvent faire d'autre office que celui d'épouvantail.

Comme on le pense bien, je ne connus pas d'abord tous ces détails; le premier jour je me bornai à visiter le khawah. Le fonctionnaire chargé de l'emploi important de surveiller la préparation du café n'était pas un nègre ni même un fils de l'Ared, il venait de l'Harik et paraissait un joyeux compagnon. Néanmoins, en dépit de sa bienveillance, les hôtes réunis autour du fourneau ne laissaient échapper que des paroles rares et contraintes, car chacun à Riad, et surtout dans le palais du roi, doit maîtriser soigneusement sa langue s'il veut conserver sa tête sur ses épaules; les assistants ressemblaient donc à des écoliers en présence d'un pédagogue sévère. Pourtant le café était délicieux, la capitale du Nedjed n'a pas de rivale sous ce rapport; oubliant donc nos appréhensions, nous nous livrâmes au plaisir de savourer l'aromatique breuvage.

Abdel-Aziz nous avait promis de revenir, mais l'arrivée d'un personnage aussi important que le naïb rejetait dans l'ombre de modestes docteurs syriens; à midi, nous étions encore dans le khawah, oubliés de tous, tandis que nos pauvres chameaux demeuraient patiemment sur la place exposés à l'ardeur du soleil et toujours chargés de notre bagage. Enfin un nègre vint, au nom du roi, nous avertir de le suivre à l'étage supérieur, où nous prîmes notre part d'un souper composé comme toujours, de viande de mouton cuite avec du riz ; lorsque nous quittâmes la table, notre noir Ganymède nous rappela qu'il ne fallait pas oublier de demander à Dieu une longue vie pour notre hôte Feysul.

Pendant ce temps, Abou-Eysa, escorté de plusieurs officiers du palais, était allé au-devant du naïb afin de lui annoncer qu'un appartement avait été préparé pour le recevoir. Le dignitaire persan fut très-humilié de ne distinguer, parmi ceux qui

étaient envoyés à sa rencontre, aucun membre de la famille royale, ni même aucun ministre nedjéen; sa surprise et sa colère ne connurent plus de bornes quand, arrivé au château, il se vit conduit sans le moindre cérémonial, dans la pièce où - nous prenions nous-mêmes notre repas, au lieu d'être immédiatement admis en présence de Feysul. Enfin, après le souper, on lui recommanda froidement de prier pour le monarque wahabite, et on le laissa libre de gagner son logis, en lui disant que le roi fixerait plus tard le jour et l'heure où il lui plairait d'accorder une audience particulière.

Je n'ai jamais vu indignation pareille à celle de notre Persan.

Dans son mauvais arabe, et d'une voix assez haute pour être entendue de tout le palais, il donnait un libre cours à son ressentiment contre les Bédouins, les Wahabites, Riad, le Nedjed, l'Arabie entière. Les témoins de cette scène, qui comprenaient à demi les invectives du fougueux diplomate, se regardaient sans oser prononcer une parole; Feysul peut-être, caché dans sa retraite, entendait les imprécations de l'étranger. Abou-Eysa savait bien que l'antipathie était réciproque, et que si le naïb regardait les Wahabites et leur roi comme des barbares indignes de délier les cordons de ses chaussures, ceux-ci, de leur côté, voyaient en lui un misérable infidèle, destiné au feu de l'enfer. Sentant ce que la position avait de critique, le guide essaya de calmer l'emportement de l'impétueux Shiraziste par des explications et des excuses, dont on pouvait dire avec l'adage italien : Se non è vero, ben trovato. Tout ceci se passait en notre présence, car les Persans étaient arrivés au moment où notre repas finissait. J'avais beaucoup de peine à m'empêcher de rire, et pour garder mon sérieux je m'absorbais dans des opérations d'arithmétique. Quand le calme fut rétabli, nous rappelâmes au guide que si nous avions dîné, il n'en était pas de même de nos dromadaires et qu'un logement pour nos bêtes et pour nous était chose désirable. Notre ami connaissait parfaitement les êtres du palais; en un instant il sut trouver AbdelAziz et régler avec lui tous ces détails. Le ministre poussa même la condescendance jusqu'à venir en personne nous apprendre, avec un gracieux sourire, que notre résidence temporaire était prête, et que nous y allions être conduits sans délai. Nous le priâmes alors de nous faire connaître le bon plaisir du roi au

sujet de l'affaire qui nous amenait; car aussitôt arrivés, nous avions, en employant la phraséologie wahabite la plus correcte, déclaré que nous étions venus au Nedjed, avec l'espoir « d'obtenir de Dieu d'abord, et ensuite de Feysul, la permission d'exercer à Riad la profession médicale, sous la protection de Dieu d'abord et ensuite sous celle de Feysul. » La recommandation faite par Dogberry « de mettre Dieu en première ligne pour qu'il ne cède point le pas à de pareils drôles, » est ici observée à la lettre.

Tout ce que l'on désire, tout ce que l'on souhaite ou sollicite, doit être demandé au nom de la Divinité ; de plus, il ne faut pas que le nom de la créature à laquelle on s'adresse subsidiairement soit uni à celui du Créateur par la conjonction ordinaire w, c'est-à-dire et, puisque l'on semblerait établir entre eux l'égalité, ce qui serait un énorme blasphème. La disjonctive « thumma » (c'est-à-dire, plus loin, à distance), doit être substitutive au w, si l'on ne veut encourir des peines sévères. « Malheur, s'écriait plaisamment Barakat, à celui qui visite le Nedjed sans être versé dans les finesses de la grammaire ; avec de tels précepteurs, l'écolier pourrait payer de sa tête la moindre méprise. » Abdel-Aziz, en vrai diplomate, répondit à nos prières par une vague assurance de bonne volonté. Le naïb, suivi de son escorte, sortit en exhalant sa mauvaise humeur, pendant qu'Abou-Eysa faisait avancer les dromadaires vers notre logis.

Il était situé dans le palais de Djelouwi, ce frère du roi qu'une expédition demi-fiscale, demi-guerrière retenait alors loin de Riad. Un khawah spacieux et deux grandes chambres au rez-dechaussée, une troisième au premier étage, avaient été disposés pour nous recevoir. Nous installâmes les dromadaires dans la cour et nous nous occupâmes de mettre en ordre nos bagages.

Il nous faut maintenant transporter le lecteur sur un autre théâtre et lui montrer la curieuse comédie de mœurs qui se jouait au palais.

Quand Feysul apprit l'arrivée de cette bande d'étrangers maudits, de ce chargé d'affaires persan avec ses griefs et ses réclamations, de ces Mecquains avec leur impudente mendicité, de ces deux étrangers syriens avec leurs prétentions médicales, il faillit perdre complétement l'esprit. Vieux et aveugle, superstitieux et timide, toutes les conjectures qu'il pouvait former sur la caravane qui envahissait son palais sans presque s'être fait

annoncer, augmentaient ses soupçons et ses angoisses. La ville sainte de l'orthodoxie wahabite était profanée par une triple abomination; Persans, Mecquains, Syriens, c'est-à-dire hérétiques, chrétiens et infidèles l'avaient à la fois souillée de leur contact : c'en était assez pour que le ciel lançât ses foudres, pour que la terre s'ouvrît et abimât le pays entier. Une nouvelle invasion du choléra était le moindre des maux que l'on pût craindre.

Il fallait donc à tout prix se débarrasser des odieux voyageurs.

Avec les Mecquains, la chose était facile; une légère aumône délivrerait la capitale de leur présence impure ; mais comment éloigner le naïb, représentant de la cour de Perse? Feysul savait trop bien que ses plaintes étaient fondées, et que lui, le roi, était responsable des vexations infligées aux pèlerins par ses agents, Abou-Boteyn et Mohanna. Un lugubre souvenir augmentait encore ses craintes ; c'était sous la dague d'un Persan que son ancêtre Saoud avait succombé; qui pouvait dire si l'hérétique naïb ne nourrissait pas un semblable projet contre le chef de l'orthodoxie? Quant aux deux Syriens, c'étaient assurément des chrétiens, par conséquent des sorciers, qui lanceraient sur la famille royale de funestes sortilèges, peut-être une incantation mortelle. En somme, tous ces étrangers étaient des espions, il n'y avait pas à cet égard le moindre doute.

Je ne saurais dire si Mahboub, Abdel-Aziz et les autres courtisans partageaient les terreurs de Feysul; toutefois, ne jugeant pas à propos de contredire leur maître, ils déclarèrent d'une voix unanime le péril fort grave. Quelle mesure prendre pour l'écarter? Comment déjouer à la fois les complots de tant d'ennemis? Le conseil déclara que la prudence étant le premier attribut du vrai courage, Sa Majesté Très-Sainte devait sans délai quitter la capitale, s'éloigner du voisinage des espions et des meurtriers, des infidèles et des magiciens, se cacher dans une retraite sûre, tandis que des serviteurs dévoués sonderaient les intentions ,de ces étrangers suspects et les empêcheraient de mettre à exécution leurs perfides desseins.

En conséquence, dès que tous les membres de la caravane eurent été conduits à leurs demeures respectives, Feysul, accompagné de Mahboub, d'Abdel-Aziz et de quelques officiers, sortit secrètement du château par la Bah-es-Sirr, traversa la ville sans bruit et alla se réfugier dans une villa solitaire qui appartenait

à Abder-Rahman le Waliabite. Des gardes furent placés autour du jardin et les pieux courtisans commencèrent à croire que, grâce à l'éloignement de cette retraite, à l'épaisseur de ses feuillages, à la pure orthodoxie de son propriétaire, aux sabres nus des nègres, Feysul échapperait à la souillure du polythéisme, au péril de l'assassinat, des sortilèges et du mauvais œil. On s'assurait ainsi le loisir nécessaire pour découvrir le mystère d'iniquité, pour déjouer le plan des ennemis.

On mit en œuvre le grand engin du gouvernement wahabite, l'espionnage, qui est ici plus savamment pratiqué qu'il ne le fut jamais chez les Romains au temps de Tibère. Pendant ce temps, les magiciens et les conspirateurs étaient tranquillement étendus dans leur khawali, aspirant avec délices les vapeurs narcotiques dont ils avaient dû s'abstenir tout le jour; ils avaient toutefois eu la précaution de clore soigneusement portes et fenêtres pour que les fumées de « la honte » ne troublassent pas l'atmosphère sanctifiée de la capitale. Un coup timide est frappé à la porte.

Vite, les pipes sout mises de côté, tandis que Barakat parlemente avec le nouveau venu, afin de laisser à l'odeur accusatrice le temps de s'échapper.

Le premier regard jeté sur l'inconnu qui troublait ainsi notre repos, nous causa une vive surprise. Vêtu du costume afghan, il portait un riche turban d'une blancheur éclatante, et ses traits offraient le type caractéristique des frontières du Punbjad; c'était Abdel-Hamid, le théologien du palais. On ne pouvait choisir plus habilement l'espion chargé de surprendre nos desseins. Sa qualité d'étranger devait nous ôter toute défiance, et son apparente franchise, la grâce de ses manières, gagner notre sympathie. Passé maître dans l'art de la dissimulation, il avait su tromper les Wahabites eux-mêmes, qui le jugeaient tout autre qu'il n'était en effet; il se croyait donc assuré de nous démasquer facilement, malgré nos sortiléges et notre art divinatoire.

Cet homme se prétendait fils du gouverneur de Balk, ortho doxe sunnite de la secte des hanifis. Emportant d'immenses trésors et suivi de serviteurs nombreux, en un mot, dans l'équipage d'un prince des contes de fée, il avait quitté sa terre natale pour faire le pèlerinage de La Mecque ; un naufrage désastreux l'avait jeté sur un rocher inconnu du golfe Persique; pour comble de malheur, des pirates lui avaient enlevé ce qu'il était

parvenu à sauver de la fureur des flots. Sans argent, sans compagnons, il avait atteint les frontières wahabites et la renommée de Feysul l'avait attiré à Riad, avec l'espoir qu'un prince si généreux lui fournirait les moyens d'achever son pèlerinage, puis de regagner Balk où l'attendait sa famille inquiète.

Mais une fois dans la capitale du Nedjed, dans ce paradis de la science et de la piété, il avait ouvert les yeux à la foi pure des Wahabites, et renonçant dès lors aux joies de la patrie, il avait résolu de consacrer le reste de ses jours à l'étude et à la pratique du véritable islamisme, au milieu d'âmes sœurs de la sienne, loin du tabac, des hérétiques et des payens.

Pourvu, grâce à la libéralité de Feysul, d'un assortiment convenable de livres et de femmes, il édifia la ville par la dévotion de ses prières et son apparence d'austérité. Son temps se partageait entre la mosquée et le harem, il avait la bouche toujours pleine des louanges de Dieu et de Feysul, et sa conversation roulait invariablement sur la religion ou sur les femmes. Comment douter que sa conversion fût sincère? Comment ne pas rendre hommage à la ferveur qui lui avait fait abdiquer le rang de ses ancêtres? Il est sans doute peu charitable de ternir l'éclat d'un or aussi pur, d'attaquer une réputation si justement acquise; mais je suis maintenant bien loin de Riad, et je ne ferai pas grand tort à Abdel-Hamid en donnant une version moins flatteuse, mais plus authentique de son histoire. Fils d'un misérable artisan shiite, il était né à Peshawer, et avait été élevé dans les principes d'une morale plus que douteuse; ayant tué un homme dans une querelle, il s'était soustrait par la fuite à la justice de son pays. Comme la prudence lui ordonnait de prolonger son exil pendant plusieurs années, il était venu s'établir à Riad pour attendre que le danger eût disparu, et il avait habilement exploité le crédule fanatisme nedjéen. Toutefois, shiite ardent au fond du cœur, il ne lui arrivait jamais de louer pieusement la mémoire des califes ou des sahhabah, d'admirer ceux qui autour de lui en étaient la vivanteimage, sans les maudire intérieurement, sans les traiter in petto de fous et d'infidèles. Mais une bonne table, un logement somptueux, de fins vêtements, des épouses belles et nombreuses lui semblaient d'assez agréables compensations pour adoucir l'amertume de l'exil, et il attendait fort patiemment que les circonstances lui permissent de rentrer dans son pays.

Ces détails me furent donnés par le naïb, qui, originaire d'un pays voisin, avait souvent voyagé dans la vallée de l'Indus; non moins rusé que notre Peshawerite, il éclaircit bientôt toute l'affaire et me la confia. Une fois édifié sur son compte, j'obtins d'Abdel-Hamid lui-même, par des questions indirectes, la confirmation des faits qui m'avaient été racontés, faits qui me paraissent jeter un jour curieux sur la vie orientale. Ce n'est pas qu'en somme, l'imposture ait beaucoup plus de chance de réussir en Asie qu'en Europe, des exemples éclatants prouveraient le contraire; si les Européens l'emportent sur les Orientaux pour la science et pour la critique, ceux-ci, à leur tour, ont un coup d'œil plus pénétrant, un jugement plus sûr, et leur esprit n'est pas obscurci par les sophismes des livres. Je n'entreprendrai pas de dire que tous les hommes soient des trompeurs, comme on l'a avancé un peu légèrement, mais je soutiens que tous sont faciles à tromper, même les Arabes et les Nedj éens.

Notre Peshawerite s'assit, et après quelques phrases insignifiantes, me consulta sur une affection dont il se prétendait atteint. Tel cependant n'était pas le but de sa visite ; abandonnant donc la médecine, il jeta d'un air plein de franchise et de bonhomie plusieurs remarques insidieuses qui, semblables à autant d'hameçons, devaient pêcher la vérité au fond du puits où elle se cache. Les deux Mecquains étant survenus sur ces entrefaites il les soumit au même système d'interrogatoire. L'enquête fut bientôt terminée, les pèlerins n'ayant aucun motif pour cacher le but réel de leur voyage, qui était d'obtenir des aumônes.

Abdel-Hamid abandonna ce maigre gibier pour nous tendre de nouveaux pièges ; il employa successivement l'hindoustani, le persan, voire même l'anglais, dont il estropiait quelques mots; il ne put tirer de nous aucune lumière, et il se retira fort désappointé pour aller faire son rapport à ses maîtres.

J'appris plus tard que son témoignage nous avait été très-défavorable. Il n'imaginait pas, il est vrai, que nous voulussions attenter à la personne de Feysul ou que nous fussions des magiciens; un motif tout différent lui inspirait contre nous une haine violente; il pensait que nous étions, comme lui, des aventuriers avides de la faveur du roi, et il éprouvait à notre égard la même jalousie que le marchand qui voit s'ouvrir en face de

lui une boutique rivale ; en conséquence, il n'épargna pour nous perdre ni artifices ni calomnies, Cet émissaire venait à peine de sortir qu'il s'en présenta un autre d'un caractère bien différent, quoique non moins dangereux. Cet homme, dont une feinte douceur tempérait à peine l'air d'autorité, dont les yeux baissés dévotement connaissaient le secret de tout voir sans être vus, était un Meddeyite ou Zélateur, c'est-à-dire un membre du conseil secret qui joue un rôle très-important dans les affaires religieuses et politiques du Nedjed.

Mes lecteurs ne connaissant probablement pas ces dignes fonctionnaires, il ne sera pas inutile de leur expliquer brièvement l'origine et la portée d'une institution qui exerce à Riad une influence presque souveraine. Ils comprendront ensuite plus facilement l'organisation wahabite dont les zélateurs forment le principal ressort.

En l'année 1854 ou 55, — car il faut désespérer d'obtenir en Arabie aucune date précise,—le choléra, sinistre conquérant, avait porté la terreur dans les pays riches et peuplés de l'Asie.

Jusque-là, occupé, paraîtrait-il, de triomphes plus glorieux, il avait dédaigné d'envahir l'Arabie centrale; mais, quand il eut fait une ample moisson de deuil et de larmes, il se souvint de ce coin de terre perdu au milieu des sables, et fondit sur le Nedjed avec la rapidité de la foudre. Ses ravages, qu'aucun moyen curatif ou préventif ne tendait à empêcher, s'étendirent sur l'Yemamah, l'Harik, le Woshem, le Dowasir et ne s'arrêtèrent même pas devant la terre sainte de l'Ared. La capitale, située dans une vallée humide, et dont les maisons sont étroitement serrées les unes contre les autres, fut presque dépeuplée; un tiers des habitants périt en quelques semaines, et, au nombre des victimes, on constata plusieurs membres de la famille royale.

Or, depuis quelques années, la prospérité croissante de Riad, les relations fréquentes entretenues avec l'Egypte, avaient introduit un relâchement notable dans la discipline wahabite. Des usages qui, vus seulement de loin, excitaient une juste horreur, avaient paru moins abominables,—tant est grande la contagion du mauvais exemple, - quand on les eut considérés de plus près. La « honte » remplissait de ses vapeurs empestées les khawahs de

la capitale, l'or et la soie profanaient de leur éclat réprouvé le costume des Nedjéens; il ne fallait pas chercher ailleurs les causes de la colère divine, le crime était notoire, le châtiment, un acte de justice. Le meilleur remède pour combattre le fléau qui dévastait le pays était donc une prompte réforme, un retour sincère à la ferveur et à l'intolérance des anciens jours.

Feysul convoqua les notables de la ville, et leur tint un discours dont je ne veux pas fatiguer le lecteur, quoique j'en aie eu bien souvent les oreilles rebattues. Il roulait principalement sur ces interprétations arbitraires des voies de la Providence qui , sont communes à tous les temps et à tous les pays, sans être pour cela ni sages, ni justifiables. La conclusion était que les Wahabites avaient commis de grandes fautes, permis de monstrueux scandales, qu'ils avaient laissé l'or pur se changer en un plomb vil, qu'ils devaient au plus tôt s'éprouver eux-mêmes et abjurer l'iniquité. Le monarque ajoutait que vieux et infirme comme il l'était, il ne saurait agir avec l'énergie que demandait la gravité du mal ; il se déchargeait donc sur ses conseillers de l'obligation qui lui était imposée par sa conscience, et il les rendait responsables, devant le Dieu du Coran, des ravages que le choléra continuerait sans nul doute à exercer dans le pays, si ses avis étaient négligés.

Le docte aéropage se retira, tint une longue conférence et proposa les moyens suivants, qui reçurent l'approbation royale.

Vingt-deux membres, choisis parmi les plus fervents Wahabites, formeraient un conseil auquel Feysul confierait des pouvoirs absolus pour extirper l'impiété, d'abord à Riad, puis dans tout l'empire. On réunit bientôt le nombre de candidats suffisant, et les hommes investis de ces augustes fonctions reçurent le nom de « Meddeyites » ou « Zélateurs. » Jamais censeur romain, dans les meilleurs jours de la République, n'exerça une autorité plus absolue, plus élevée au-dessus de tout contrôle. Non-seulement les zélateurs devaient dénoncer les coupables, mais ils pouvaient aussi, toutes les fois qu'ils le jugeraient à propos, appliquer eux-mêmes la peine prononcée ; la nation entière fut mise, corps et bien, à leur merci, aucune autre limite que leur appréciation personnelle n'étant fixée pour l'amende et la bastonnade.

Ne pas assister cinq fois par jour aux prières publiques, fumer, priser, mâcher du tabac (ce dernier usage avait été introduit par

les joyeux matelots de Koweyt et des autres ports de mer), porter de la soie ou de l'or, parler ou avoir de la lumière dans sa maison après l'office du soir, chanter, jouer de quelque instrument de musique, jurer par un autre nom que celui de Dieu, en un mot, tout ce qui semblait s'écarter de la lettre du Coran et du rigide commentaire de Mohammed-Abdel-Wahab devint un crime sévèrement puni. La censure s'attaqua même aux moindres indices qui pouvaient faire soupçonner une conduite irrégulière , elle défendit, sous les peines les plus graves, de sortir japrès la tombée de la nuit, d'entrer trop fréquemment dans la maison d'un voisin, surtout quand les hommes en étaient absents. Il est aisé d'imaginer ce qu'allait devenir un pouvoir aussi étendu entre les mains de fonctionnaires cupides ou vindicatifs. Bien que les fâcheuses conséquences de cette autorité sans limites fussent un peu amoindries par la résistance passive du caractère arabe, j'ai entendu raconter plus d'un exemple des abus atroces auxquels se livrèrent ces impitoyables puritains.

Un costume d'une simplicité excessive est imposé aux zélateurs, ils ne peuvent même pas porter l'épée à laquelle ont droit les employés civils ou militaires. Par compensation, chacun d'eux tient à la main, comme le policeman anglais, un bâton qui est un insigne autant qu'un instrument de correction; en outre leurs yeux baissés, leur marche lente, leur tête couverte jusqu'aux yeux par une sorte de capuchon, et la gravité imperturbable de leur maintien les font distinguer du premier coup d'œil au milieu de la foule. Leur conversation, accompagnée des mouvements de l'index qu'ils lèvent en l'air à chaque minute, à tout propos et hors de propos, pour attester l'unité de Dieu, est aussi plus nourrie d'exclamations et de textes pieux que celle des fidèles ordinaires. Allant de quartier en quartier, entrant dans 'les maisons sans être attendus, afin de voir s'il ne s'y passe rien de répréhensible, ils n'hésitent pas à infliger séance tenante la peine du fouet au coupable quel qu'il puisse être ; ils mettent même en réquisition les passants qui les aident à coucher le délinquant sur le sol pour lui administrer le châtiment. Les Nedjéens qui n'assistent pas aux prières publiques avec toute la ponctualité désirable sont exposés à subir une semblable punition; le zélateur du quartier, escorté d'une troupe de justes,

tous armés de gourdins, se rend à la demeure signalée, dont ils se font aussitôt ouvrir les portes. Les récriminations et les coups pleuvent alors sur le Wahabite peu zélé, dont on cherche à réveiller la ferveur par les plus frappantes de toutes les raisons.

Quand le maître de la maison est absent, souvent même quand il a reçu la correction salutaire, les exécuteurs s'assurent de l'amélioration de sa conduite en s'emparant d'un manteau, d'une épée, d'un turban, et ils ne rendent pas les objets avant qu'une assiduité de plusieurs jours à la Mesdjid ait réparé le scandale.

Si quelque téméraire s'avisant d'opposer la force à la force, levait la main contre la personne sacrée du zélateur, le poignet sacrilége serait infailliblement coupé. Cependant, lorsque la faute entraîne la peine de mort ou la mutilation, le crime est porté devant le tribunal de Feysul, qui ne manque pas de poursuivre le coupable avec une extrême rigueur.

Armé de pareils pouvoirs et disposant de toute l'autorité du gouvernement, la nouvelle institution, il est facile de le comprendre, fit bien son office, et les zélateurs taillèrent sans miséricorde la plante malade jusqu'aux racines. Le rang et la naissance ne furent pas une protection contre leur zèle farouche, et les vengeances politiques ou privées eurent un libre cours. Le frère de Feysul, Djelouwi lui-même, qui avait plus de cinquante ans, fut frappé de verges devant la porte du palais pour avoir fumé, et son royal parent ne put ou ne voulut pas intervenir afin de lui épargner une ignominie que l'enfance supporte à peine. Sous un semblable prétexte, Soweylim, premier ministre et prédécesseur de Mahboub, fut arrêté au moment où il sortait des appartements du roi, et si cruellement maltraité qu'il eipira le lendemain. Quand les premiers personnages de l'État sont exposés à de tels châtiments, à quoi les plébéiens ne doivent-ils pas s'attendre ? Il y eut bien des victimes, bien des dos écorchés, des membres brisés. Le tabac disparut, non pas en fumée cependant, la soie déchirée joncha les places publiques, ou fut jetée sur les fumiers ; les mosquées régorgèrent d'auditeurs et les boutiques devinrent désertes. Après quelques semaines, Riad offrit un spectacle propre à réjouir l'âme du plus fougueux réformateur.

On étendit à tout le Nedjed les mesures qui avaient produit un si heureux résultat dans la capitale. De fervents missionnaires,

armés de bâtons et de Corans, et remplis d'une pieuse indignation contre les déserteurs de la foi, parcoururent les villes et les villages ; l'Ared, le Sedeyr, le Woshem, l'Yemamah, renoncèrent à leurs erreurs passées et suivirent l'exemple sanctifiant de Riad.

Le succès stimulant l'ardeur des nouveaux apôtres, ils résolurent de signifier aux apostats de l'Harik, aux infidèles du Kasim et de l'Hasa, que Feysul ne tolérerait pas plus longtemps leurs scandales, et qu'en conséquence ils devaient cacher au moins sous des dehors décents l'iniquité de leurs cœurs. Une véritable croisade fut organisée contre le tabac, l'or et la soie.

Mais en dépit des arguments énergiques dont la parole était accompagnée, les zélateurs n'obtinrent qu'un triomphe partiel.

Une vive opposition éclata dans plusieurs villes, les coups furent souvent rendus avec usure, et l'on m'a même assuré que dans un village du Kasim, d'audacieux mécréants tempérèrent par un bain d'eau froide le zèle de trop fougueux réformateurs.

Force fut de transiger avec l'impiété. On permit, non sans pousser de profonds soupirs, que la soie entrât pour un tiers dans les tissus, que le tabac fût vendu et consommé dans les provinces sujettes de l'empire wahabite, à la condition toutefois de ne pas rendre public un crime aussi abominable ; on consentit à ne pas exiger d'une manière rigoureuse l'assiduité aux prières et l'on omit prudemment l'appel qui précède l'office dans les mosquées nedjéennes, afin de ne pas constater le nombre des absents. Cependant, l'islamisme avait été jusqu'à un certain point remis en vigueur : Feysul et sa haute cour de justice durent pour le moment se contenter de ces résultats, en attendant une occasion favorable.

Le choléra effrayé sans nul doute par la violente explosion de la sévérité orthodoxe, avait enfin quitté le pays; le zèle des vrais croyants crut pouvoir se ralentir un peu, même dans le Nedjed et à Riad. On se garda toutefois de supprimer la nouvelle censure, palladium qui protégeait le pays contre la colère du ciel, mais elle fut appliquée avec plus de douceur. Les esclaves chargés d'infliger les châtiments aux coupables jouirent de quelques instants de repos, les visites domiciliaires se ralentirent, on daigna parfois reprendre avant de frapper et l'on respecta davantage l'épine dorsale des sujets de Feysul.

Cependant Le nombre des zélateurs est encore aujourd'hui maintenu au complet, leur autorité demeure la même; deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, ils sont reçus par le roi en audience privée, ce qui n'est pas un mince privilège, car le monarque nedjéen ne tient d'audience publique qu'une fois par mois, et n'est ordinairement accessible que pour son premier ministre, ses esclaves noirs et son harem. Les zélateurs forment le véritable conseil d'État, il n'est pas de question de paix ou de guerre, pas de décret, pas de traité qui ne leur soit soumis; ils représentent ce que l'on pourrait appeler le -parti conservateur et entravent le mouvement inévitable qui, même chez les Wahabites, pousse la société vers le progrès.

Comme il est facile de le supposer, ce corps, environné du respect apparent de la population, est l'objet de sa haine secrète.

Des amis, la tasse de café à la main, causent-ils librement entre eux? un zélateur entre, aussitôt le sourire s'éteint sur les lèvres et la conversation devient si édifiante que les anges de l'Islam eux-mêmes n'y trouveraient rien à reprendre. Une bande de jeunes gens se promènent-ils dans les rues avec une allure un peu trop joyeuse? du plus loin qu'ils aperçoivent le zélateur, ils ralentissent le pas et baissent modestement les yeux vers la terre. Une lampe clandestine est-elle allumée à une heure indue?

elle s'éteint aussitôt et tout rentre dans les ténèbres dès qu'un coup frappé aux volets semble annoncer la présence du redoutable zélateur. La pipe prohibée exhale-t-elle, chose plus grave encore, ses vapeurs abominables dans un coin reculé de la maison ? le bâton du zélateur résonne sur la porte extérieure; vite le fumeur jette dans le foyer le contenu de l'instrument maudit, se hâte de laver sa bouche et ses moustaches, et recourt aux parfums les plus énergiques pour se donner une odeur orthodoxe. En un mot, des écoliers trouvés en faute par un maître sévère, de pieuses puritaines surprises par un clergyman au moment où elles lisent le dernier roman français, un membre de la société des buveurs d'eau, vu le verre en main à côté d'une bouteille à moitié vide, ne sont pas plus troublés que les Nedjéens quand ils reçoivent la visite inattendue d'un zélateur.

Dans ces occasions, la figure de notre ami Abou-Eysa m'amusait extrêmement. Il savait à quoi s'en tenir sur le compte des pieux censeurs, et ceux-ci ne le connaissaient pas moins; mais

le saint caractère des membres du conseil commandait la déférence; et, d'un autre côté, la faveur dont le guide jouissait à la cour, sa richesse, son influence ne permettaient pas de le traiter légèrement; il en résultait une contrainte mutuelle, une politesse forcée qui parfois étaient d'un haut comique. Tant qu'avait duré la ferveur première de la réforme, Abou-Eysa s'était prudemment tenu à l'écart; lorsqu'une affaire urgente l'appelait à Riad, il dressait sa tente hors des murs afin de pouvoir, en compagnie de quelques bons vivants, manger, boire, fumer à l'aise et maudire les zélateurs. Après que le temps eût un peu amorti le zèle des Wahabites, il revint dans la ville, en prenant soin toutefois d'être absent aux heures des prières, surtout le vendredi. Il échangeait aussi fort judicieusement son riche vêtement de soie contre des habits de couleur sombre; un vieux mouchoir de coton remplaçait son turban brodé d'or, enfin il évitait soigneusement de mettre les pieds dans le quartier de la ville habité par les descendants d'Abdel-Wahab. Si, malgré ces précautions, le hasard le rapprochait des puritains mahométans, il faisait de son mieux pour paraître dévot, et conformer son langage à celui de ses austères interlocuteurs. Ceux-ci, condescendant à l'humaine faiblesse, affectaient de ne pas voir les fautes que notre ami laissait échapper; mais dès que les deux partis cessaient d'être en présence, chacun donnait cours à ses véritables sentiments; Abou-Eysa qualifiait les zélateurs de vils espions, de chiens, d'hypocrites, tandis que ces derniers sentaient leurs doigts frémir d'impatience, tant était vif leur désir de « purifier la peau de l'infidèle, » pour employer la périphrase par laquelle les Nedjéens désignent le chàtiment réservé aux déserteurs de la foi.

Abboub, ainsi se nommait le zélateur dépêché vers nous, eut recours à un mode d'inquisition beaucoup plus efficace que celui d'Abdel-Hamid. Affectant de nous croire musulmans, il entama les questions religieuses, parla du véritable caractère de la foi mahométane, de la corruption apportée par le malheur du temps; il s'informa des usages de Damas et son œil scrutateur, qui observait tout à la dérobée, trahissait l'espérance secrète de nous surprendre dans nos paroles. Nous ne nous laissâmes pas intimider : à chaque citation du Coran, nous répondîmes par deux autres et nous montrâmes une connaissance approfondie soit du « grand, » soit du « petit » polythéisme des

nations étrangères et des mahométans hétérodoxes. Convaincu par de telles preuves, notre ami perdit sa défiance envers nous, il se lança à pleines voiles sur la mer de la discussion, et son entretien devint fort intéressant, pour un homme qui n'avait rien plus à cœur que d'apprendre les dogmes wahabites de la bouche d'un docteur aussi considéré, d'un zélateur en personne.

L'erreur dans les questions religieuses et au milieu des circonstances où nous nous trouvions, inspire à un esprit sérieux beaucoup plus de compassion que de colère; si la pitié ne ressemble pas toujours à la sympathie, elle est au moins bien voisine de la tolérance. Il ne nous fut pas difficile de donner à notre interlocuteur certains témoignages d'intérêt, même d'assentiment réservé, qui l'encouragèrent à nous communiquer plus amplement sa science; de notre côté, nous pensions qu'un rapport favorable pourrait mettre fin à l'hostilité de ses collègues, peut-être même nous concilier leur bienveillance. Abboub en vint à concevoir presque de l'attachement pour nous, et les regrets qu'il éprouvait de nous voir encore dans les ténèbres de l'erreur furent tempérés par l'espoir de faire au moins luire en nous quelques rayons de lumière.

Vers le soir, Abou-Eysa vint à notre appartement pour voir, comme il en avait reçu la commission, si nous étions convenablement logés et si tout allait selon nos désirs. La résidence ne nous plaisait que médiocrement à cause de sa proximité du palais, ou pour mieux dire parce qu'elle en faisait partie; de plus les pièces étaient trop grandes, ce qui ne nous permettait pas d'y introduire le moindre confortable, à raison de l'exiguïté de notre mobilier et de nos ressources. Nous priâmes donc Abou-Eysa de chercher un logement plus en rapport avec la modeste profession que nous avions adoptée. Le guide promit et tint parole.

Le lendemain matin, nous nous promenions, Barakat et moi, sur la place du Marché, lorsque nous rencontrâmes Abdel-Aziz qui se dirigeait vers le palais. Avec un faux sourire et des paroles doucereuses, il nous informa que Feysul, ne considérant pas Riad comme un champ propre au déploiement de notre talent médical, nous conseillait de nous rendre àHofhouf; Abou-Eysa partirait avec nous le jour même et le roi nous donnerait pour le voyage des habits, de l'argent et un chameau.

Faire un pont d'or à un ennemi, afin de faciliter sa fuite est

une mesure non moins sage au Nedjed qu'en Macédoine ; le vieux monarque pensait ne pouvoir se mettre mieux à l'abri de nos charmes et de nos incantations qu'en s'assurant notre amitié, mais à distance respectueuse. Fort éloignés de comprendre les véritables motifs de notre bannissement, nous nous efforçâmes de représenter à Abdel-Aziz que notre séjour dans la capitale serait également avantageux pour les habitants et pour nousmêmes, tandis qu'un aussi brusque départ éveillerait contre nous de fâcheux soupçons et nuirait à notre renommée. Le ministre promit de transmettre à Feysul nos observations, sans toutefois nous laisser beaucoup d'espoir; notre insistance pour demeurer à Riad devait en effet augmenter les craintes du roi et lui faire souhaiter plus que jamais notre éloignement.

Le conseil privé réuni autour de Feysul dans la villa d'AbderRahman, avait pris une décision à peu près semblable à l'égard du Naïb ; on convint de le renvoyer dans le plus bref délai, de l'endormir par de belles paroles et de légers présents, mais de ne lui accorder ni audience particulière, ni satisfaction réelle pour les griefs qu'il était chargé d'exposer. Le roi avait plusieurs raisons d'en agir ainsi, mais la crainte de l'assassinat était la pensée qui tourmentait le plus sa conscience coupable.

Cependant, la prudence arabe ne permettant de rien précipiter, on voulut interroger Abou-Eysa. Feysul lui reprocha sévèrement d'avoir amené aux portes de son palais une caravane aussi suspecte. Notre guide, soutenu par le premier ministre Mahboub dont ses présents avaient gagné la protection, s'efforça humblement de se justifier aux yeux du vieux despote; il réussit même à obtenir que les plaintes des Persans seraient écoutées.

Là s'arrêta le succès de son éloquence, ni raisonnements ni prières ne purent décider Feysul à recevoir en personne l'envoyé shirazite ; il fut décidé que Mahboub seul verrait le Naïb et réglerait cette affaire au nom du roi. L'auguste conseil s'occupa ensuite de nous, et déclara d'une voix unanime qu'il fallait purger Riad de notre présence; on proposa même de nous envoyer, non pas dans l'Hasa, mais au pays d'où nous venions, paroles sinistres qui, en bon français signifiaient ; « nous expédier dans l'autre monde par le plus court chemin. ) Les représentations d'Abou-Eysa adoucirent enfin le vieux monarque, qui se contenta d'ordonner notre départ pour Hofhouf et daigna même

ratifier les offres libérales faites le matin même par AbdelAziz.

En apprenant la décision qui le concernait, le Naïb entra dans une violente colère ; il ne comprenait pas comment un Bédouin, — c'est ainsi qu'il nommait Feysul, — pouvait traiter avec une froideur aussi hautaine Sa Majesté le Shah de Perse dans la personne de son envoyé. Mais les injures ne remédiant à rien, il calma son courroux, mâcha un peu d'opium, fuma un narghilé ; après quoi, il se mit à dresser la longue liste de ses griefs et de ses réclamations, afin de la remettre à Mahboub lors de leur prochaine entrevue.

Quant à nous, notre position était extrêmement fâcheuse et nous ne savions comment y remédier; nous étions résolus à ne pas quitter Riad avant d'avoir satisfait notre curiosité au sujet du gouvernement, de la population, des coutumes du Nedjed; maiscomment prolonger notre séj our? Persister dans notre dessein de demeurer après une double injonction de partir, aurait été une pure folie, et aurait inévitablement amené les plus graves conséquences ; il ne fallait pas davantage songer à nous cacher dans la ville. Abou-Eysa n'était pas moins contrarié que nous; notre amitié qui avait pris naissance à Bereydah était devenue, grâce à de fréquents rapports, une véritable intimité; bien qu'il ne pût pas comprendre les motifs qui nous faisaient désirer de prolonger notre séjour dans la capitale wahabite, il prenait part aux ennuis que nous causait un obstacle si misérable et pourtant si grave. Enfin, après avoir longuement réfléchi à notre situation, il nous proposa d'essayer d'un stratagème avec lequel une longue expérience l'avait complétement familiarisé. Le roi, tout circonspect qu'il était, se laisserait vraisemblablement guider à la fin par l'avis de ses ministres. Si nous réussissions à mettre dans nos intérêts Mahboub et AbdelAziz, on pouvait compter sur une révision de l'édit royal. AbouEysa connaissait depuis longtemps cette cour, en apparence si rigide et il savait que l'incorruptibilité, n'y fait pas partie des vertus orthodoxes. Une offre directe d'argent monnayé n'aurait pas été bien reçue, mais deux livres d' « oud, » ou bois de senteur, pour lequel les Arabes, et surtout les Nedjéens, ont un goût trèsvif pouvaient rendre notre modeste pétition plus acceptable. Notre ami proposa d'acheter à ses frais l'infaillible talisman, et, n'étant

pas homme à remettre au lendemain une affaire sérieuse, il sortit le soir même pour se procurer le parfum qu'il revint bientôt après nous montrer d'un air de triomphe ; puis il alla le déposer en notre nom chez Mahboub et chez Abdel-Aziz. Enfin, vers minuit, il se présenta une troisième fois à notre porte, et nous dit que, selon toute apparence, nous recevrions le lendemain de meilleures nouvelles.

Son attente ne fut pas trompée; le matin suivant, il fut mandé dans la retraite où s'abritait la royauté wahabite ; et là on lui déclara que, toutes choses dûment considérées, Riad ayant impérieusement besoin d'un savant Esculape, il nous serait permis d'exercer la médecine sous le patronage de Feysul.

Nous avions échappé au danger, mais à mesure que nous apprenions à. connaître le caractère wahabite, nous comprenions mieux combien de difficultés s'élèveraient autour de nous. Un roi soupçonneux, un conseil hostile aux étrangers, un pays semé de pièges, tout se réunissait pour rendre notre position précaire et périlleuse. Nous étions sortis d'un mauvais pas, serions-nous assez riches pour acheter toujours des protecteurs? 11 nous fallait un conseil, un appui; nous avions besoin de nous attacher un homme familier avec les écueils d'une cour hypocrite, et capable de nous les faire éviter. D'un commun accord, nous jetâmes les yeux sur Abou-Eysa. Nous ne nous dissimulions pas que, lui révéler notre secret, c'était nous mettre pieds et poings liés à sa merci, c'était lui donner les moyens d'obtenir en nous trahissant, une haute influence à la cour. Son caractère loyal et franc nous rassura; un tel homme était incapable d'une bassesse; peut-être même entrerait-il dans nos vues et voudrait-il aider à leur accomplissement.

Nous résolûmes donc, Barakat et moi, d'accorder au guide notre confiance entière et de lui révéler sans délai ce que nous avions déjà fait connaître à Télal. J'aurais souhaité que mon compagnon se chargeât de cette délicate confidence; en sa qualité d'Arabe, il pouvait le faire sans se compromettre autant qu'un Européen; mais il n'osa prendre la responsabilité d'une démarche aussi grave, et, faute d'auxiliaire, je me décidai à tenter seul l'aventure.

Le lendemain matin après le café, je pris à part Abou-Eysa ; je lui dis qui nous étions, lui expliquai le but réel de notre voyage

et lui donnai les détails qu'il lui importait de savoir pour nous prêter, au besoin, une assistance efficace.

Le guide m'écoutait avec une attention profonde ; quelquefois il m'interrompait pour m'adresser une courte question ou pour me reprocher affectueusement de n'avoir pas eu confiance plus tôt dans son amitié. Notre entretien dura jusqu'à ce que le soleil, atteignant presque son zénith, eût réduit à une ligne imperceptible l'ombre du mur près duquel nous étions assis, et voici ce qui fut arrêté entre nous. Premièrement, nous serions fidèles l'un à l'autre dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, aussi longtemps que la Providence prolongerait mon séjour en Arabie. Secondement, Abou-Eysa mettrait le plus possible en relief mon talent médical, et emploierait tout son crédit à m'assurer une brillante et honorable réputation. Troisièmement, aucun de nous ne quitterait Riad sans le consentement mutuel des deux parties; j'attendrais que le guide eût réglé ses affaires dans la capitale ; lui, de son côté me laisserait le temps de terminer les miennes, puis, nous partirions ensemble. Quatrièmement, Abou-Eysa nous faciliterait les moyens de visiter les provinces orientales. Cinquièmement enfin, notre excellent ami me conseillait de ne pas retourner en Europe sans avoir parcouru les îles du golfe Persique et le royaume d'Oman. J'éprouvai d'abord, je l'avoue, quelque répugnance à modifier ainsi notre itinéraire, le voyage me paraissant déjà bien assez long, surtout avec l'excursion projetée dans PHasa; nous convînmes de revenir plus tard sur ce point, et, nous rentrâmes dans la pièce, où Barakat attendait le résultat de notre conférence. Le guide comprenant combien notre situation était difficile, et craignant que l'inexpérience démon jeune compagnon le rendît imprudent, lui donna une foule de sages conseils sur la réserve et la gravité qui, seules, pouvaient éloigner les soupçons. Toutes choses étant convenues entre nous, la confiance rentra dans nos cœurs et un joyeux repas scella notre traité.

Il me faut maintenant revenir de quelques jours en arrière pour raconter des événements de moindre importance, mais nécessaires cependant pour l'intelligence du récit qui va suivre.

Le lendemain de notre arrivée, avant que nous eussions rencontré Abdel-Aziz, l'infatigable Abou-Eysa vint nous apprendre que, selon notre désir, il nous avait trouvé un logement modeste

et situé loin du château, car des infidèles comme nous ne devaient pas se tenir trop près du sanctuaire wahabite. Le guide avait arrangé cette affaire avec quelques amis qu'il avait à la cour, et sans consulter ni Feysul, ni ses ministres. Quittant aussitôt le palais de Djelouwi, nous traversâmes la place du Marché, franchîmes un dédale de ruelles étroites, et quelques minutes après, nous entrions dans une galerie couverte qui nous conduisit à une large impasse Lordée de maisons. Une habitation vaste et élégante en fermait l'extrémité ; elle appartenait autrefois à un Arabe dont la richesse et la conduite imprudente avaient éveillé la haine des zélateurs; pour échapper à la bastonnade, peut-être à un traitement pire encore, il s'était, comme beaucoup d'autres, réfugié dans l'Hasa. Ses biens avait été provisoirement confisqués, et la résidence que nous avions devant les yeux venait d'être mise, par ordre de Feysul, à la disposition du Naïb. A quelques pas de là s'élevait une modeste demeure qui faisait partie des domaines du palais, et qu'on louait d'ordinaire à des particuliers. Elle était parfaitement appropriée au genre de vie que nous entendions mener, et les locataires, moyennant la riche indemnité de six djèdidah (deux francs cinquante centimes), consentirent avec empressement à vider les lieux. L'argent, on le voit, n'a pas aujourd'hui moins de valeur à Riad qu'il n'en avait en Angleterre sous le règne d'Edouard II.

Notre nouvelle habitation se composait d'un khawah, trèsvaste, un peu sombre, mais la chaleur du climat oblige les Nedjéens à défendre les appartements contre les rayons du soleil plus qu'il n'est d'usage de le faire à Hayel et dans le Kasim.

Cette pièce, précédée d'un vestibule, ouvrait sur une cour intérieure au milieu de laquelle plusieurs touffes de verveine attestaient le goût sentimental des Arabes pour les beautés de la nature; car l'habitude d'élever amoureusement deux ou trois plantes afin d'avoir sous les yeux quelque chose qui rappelle la campagne n'est pas à l'usage exclusif de Londres, où l'on voit tant de jardinets suspendus sur le bord des fenêtres. Une cuisine, séparée du reste de la maison, se trouvait au fond de la cour; en face une petite porte donnait accès dans une chambre assez spacieuse où j'installai ma pharmacie; cette pièce était, comme le khawah, surmontée d'une terrasse qu'entourait un parapet fort élevé. Un petit magasin rempli de meubles et de

provisions complétait le logis, mais nos prédécesseurs en avaient gardé la clef.

Le quartier où nous allions nous établir avait le double avantage d'être situé près de la place du Marché et de ne renfermer aucun zélateur ni aucun membre de la famille d'Abdel-Wahab.

Il passait pour le moins dévot de la ville ; ses habitants représentaient, si je puis m'exprimer ainsi, le parti libéral du Nedjed.

Enfin notre demeure était voisine de celle du Naïb, et les petites ruses de l'envoyé persan, son caractère communicatif, la manière dont il estropiait l'arabe, rendaient sa société parfois instructive, toujours amusante. Bref, nous remerciâmes chaudement Abou-Eysa du choix qu'il avait fait, et l'heureuse conclusion de cette affaire nous parut d'un bon augure pour notre séjour à Riad.

La farine, le riz, la viande, le café, devaient nous être régulièrement envoyés du palais, car Feysul continuait à nous regarder comme ses hôtes. Mais l'état de notre bourse nous permettant de ne pas recourir à la libéralité royale, nous voulûmes sauvegarder notre indépendance. Nous nous bornâmes donc à demander le café, qui était excellent, et nous laissâmes aux pourvoyeurs du château la plupart des autres provisions. AbouEysa, qui passait chez nous la plus grande partie de ses heures de loisir, nous avait apporté des cafetières et plusieurs ustensiles de ménage ; un mortier, semblable de tous points à celui qu'Habbash avait dérobé avant notre départ de Bereydah, ornait le coin du fourneau ; notre premier soin en arrivant dans l'Ared avait été de nous le procurer pour en faire présent au guide.

Nous étions tous trois d'intrépides buveurs de café ; de plus, nous nous étions imposé le devoir d'offrir à chacun de ceux qui venaient nous visiter une tasse de l'aromatique liqueur ; en sorte que du matin au soir les coupes étaient pleines et le feu allumé.

Je prie le lecteur de me permettre ici une courte digression.

Devenu, par suite d'un long séjour dans le Levant, à demi oriental, je ne puis voir d'un œil indifférent l'ignorance profonde des Européens au sujet du breuvage arabe; de plus, en ma qualité de docteur, je dois signaler l'inconvénient qui résulte pour le système nerveux et la membrane muqueuse du système de préparation usité au delà du Bosphore.

Et d'abord, il ne faut pas oublier qu'il existe des variétés fort différentes de café, qui toutes n'ont pas droit aux mêmes éloges.

Le meilleur café, quoi qu'en disent les gens pointilleux, est celui de l'Yémen, connu dans le commerce sous le nom de Moka, parce que la ville de ce nom est le principal port d'où il est exporté. Je serais au désespoir de m'exposer à être accusé de diffamation par un épicier en gros ou en détail; mais si une particule négative y était intercalée, les innombrables étiquettes qui dans les boutiques de Londres portent le nom du port de la mer Rouge seraient beaucoup plus vraies. La quantité des fèves de moka ou de l'Yémen que l'on expédie à l'ouest de Constantinople est tout à fait insignifiante. L'Arabie, la Syrie et l'Egypte consomment au moins les deux tiers de la récolte ; le reste est absorbé par les estomacs turcs et arméniens, auxquels on ne réserve certes pas la part la meilléure. Avant d'arriver aux ports d'Alexandrie, de Jaffa ou de Beyrouth, d'où elles sont expédiées plus loin, les balles de moka ont été examinées grain à grain, et des doigts expérimentés en ont retiré soigneusement tout ce qu'elles renfermaient de fèves à demi transparentes et d'un brun verdâtre, les seules qui donnent une liqueur véritablement saine et agréable.

Ce système est si régulièrement appliqué qu'un observateur attentif remarquerait sans peine les altérations continues du café depuis son point de départ jusqu'à son arrivée en Europe.

Même dans l'Arabie, la qualité est fort différente selon qu'on s'éloigne ou qu'on se rapproche de l'Yémen. Il m'est arrivé nombre de fois d'être témoin oculaire du triage auquel la fève arabe est soumise, et je puis affirmer que l'on procède à cette opération avec l'attention scrupuleuse des chercheurs de diamant, quand ils examinent le sable qui renferme les précieuses pierres.

Niebuhr dans son ouvrage sur l'Arabie explique suffisamment tous les détails relatifs à la culture de la plante, à la récolte des fruits, à leur conservation. Cet auteur, qui joint la véracité d'un Anglais au jugement sûr d'un Allemand, me paraît le modèle de tous les explorateurs modernes pour l'exactitude descriptive, l'observation fine et minutieuse. Toutes les fois que j'ai parcouru des provinces visitées déjà par le savant voyageur, j'ai admiré combien il a peint fidèlement les lieux, les races, les coutumes et les institutions; son livre forme un contraste frappant avec

les hâbleries de divers écrivains, l'ignorance de certains autres.

Quelques changements, il est vrai, se sont produits dans la Péninsule depuis un siècle; il faut aussi distinguer dans le récit de Niebuhr ce qu'il affirme avoir vu lui-même et les faits qui lui ont été racontés par les Arabes ; il connaissait peu la langue du pays, et cette difficulté l'empêcha souvent de se procurer des renseignements e xacts, si grandes que fussent d'ailleurs sa vaste érudition et sa puissance de critique. A cet égard, notre compatrioteLane, - si l'Egypte nous permet encore de l'appeler ainsi, - possède un grand avantage sur l'explorateur danois; il nous a laissé de la race arabe, ou pour mieux dire de ses colonies sur les bords du Nil, un portrait plus vivant et plus accentué que celui de Niebuhr.

Le café de l'Yémen est exporté par trois routes différentes : la mer Rouge, l'Hedjaz et le Kasim qui aboutissent, la première à l'Egypte, la seconde à la Syrie et la troisième au Nedjed et au Shomer. Il en résulte que l'Egypte et la Syrie sont, après la Péninsule arabe, les pays les mieux approvisionnés de la précieuse denrée ; Alexandrie et les ports syriens en envoient à Constantinople une faible portion. Mais à cette dernière étape, les balles contiennent bien rarement le produit authentique, il faut pour cela une circonstance exceptionnelle telle que des relations d'amitié. Lorsque la spéculation agit seule la substitution d'une qualité inférieure se répète plusieurs fois dans les différents entrepôts de la côte, et enfin le café décoré du titre de moka qui s'expédie en Europe ou en Amérique ne ressemble pas plus au' véritable café de l'Yémen que l'infusion de bois de campèche débitée sur le comptoir d'un marchand de vin à la généreuse liqueur d'un vignoble de Porto.

La seconde espèce, que certaines personnes placent au-dessus de celle de l'Yémen, mais qui, suivant mon humble avis, est bien inférieure, provient de l'Abyssinie ; le grain est plus gros, mais il est doué d'une vertu moins tonique. Ce café fournit cependant un excellent breuvage et, sur tous les points du pays fertile où il sera permis de le propager, il deviendra l'objet d'une culture considérable, d'un commerce important : à cela se borne, au moins selon les Orientaux, la liste des différentes sortes de café et c'est ici que commence celle des fèves.

Les produits de l'Inde, avec une faible quantité de ceux que

fournissent les plantations de l'Oman se placent en première ligne. Cette catégorie pourvoit aux besoins des buveurs de café de Dafar à Bassora et de Bagdad à Mossoul. Arabes, Persans, Turcs, Kurdes, n'en connaissent pas d'autre. celui qui n'a jamais goûté de vrai moka peut trouver la variété de l'Inde jusqu'à un certain point agréable. Mais, sans aucune prétention au dilettantisme gastronomique, je dois dire qu'un voyageur fraîchement arrivé du Nedjed ou du Kasim ne pourra guère la supporter. La forme irrégulière et tronquée de la fève, sa teinte noirâtre, son opacité qui contraste si fort avec la demi-transparence du café de l'Yémen, rendent la différence aussi sensible à l'œil qu'elle l'est au palais.

Il se peut qu'avec des efforts persévérants, on parvienne à obtenir dans l'Inde un café qui soutienne la concurrence avec celui de l'Yémen, ou au moins de l'Abyssinie. Mais jusqu'à présent on n'y est certainement pas arrivé, bien qu'il soit difficile de dire si la cause de cette infériorité provient du sol, du climat ou du mode de culture.

Les Orientaux placent le café d'Amérique tout à fait au dernier rang; en effet, la dégénérescence de ce produit dans le nouveau monde n'est pas moins remarquable que celle du riz ou du thé.

Quant au café de Batavia, je n'en dirai rien, n'ayant pas eu occasion de le goûter, sciemment du moins. Je crois qu'en Europe on en fait un certain cas; mais les Arabes n'en ont jamais parlé devant moi, peut-être le confondent-ils avec celui de l'Inde.

Dans le chapitre consacré au Djowf, je crois avoir décrit avec assez de détails les opérations à l'aide desquelles on transforme la fève en liqueur; les procédés suivis au Nedjed en diffèrent peu; seulement on ajoute beaucoup plus de safran et de clous de girofle; ce qui s'explique par l'absence du stimulant que le tabac procure partout ailleurs. Cette privation porte aussi les Arabes du Nedjed à augmenter la force des infusions, et à en faire un usage beaucoup plus fréquent; les hommes sont partout les mêmes, si on les prive d'un genre de plaisir ou d'excitation, on peut être sûr qu'ils le remplaceront aussitôt par un autre.

Et, à ce propos, me sera-t-il permis d'ajouter quelques ré-

flexions sur la règle fameuse qui interdit l'usage du vin aux sectateurs de Mahomet? On a expliqué de bien des manières la défense du Prophète, mais aucune ne me paraît satisfaisante.

Les chrétiens d'Orient ont inventé, — car c'est une pure fable, — que Mahomet s'étant un jour enivré, tua son maître et son ami, le moine nestorien Boheyrah, connu dans les annales ecclésiastiques sous le nom de Sergius ; que désespéré du crime I qu'il venait de commettre, il avait pour toujours prohibé la liqueur maudite qui prive l'homme de la raison. La moindre connaissance des dates et des faits montre avec évidence la fausseté - d'une telle allégation; aussi l'aurais-je passée sous silence si quelques Européens n'avaient paru la prendre au sérieux.

D'autres, - les mêmes probablement qui attribuent l'interdiction jetée par Moïse sur la chair du porc aux propriétés insalubres de cette viande dans les pays chauds, sans réfléchir que le même motif ne saurait être allégué pour la longue liste d'aliments défendus aux Israélites, - d'autres, dis-je, ont imaginé que le Prophète, dans un accès de zèle digne du père Mathieu, avait proscrit l'usage du vin à cause de la douleur profonde qui remplissait son âme lorsqu'il était témoin des querelles et des violences dont étaient souvent suivis les excès de ses compatriotes. Je ferai observer à ces profonds penseurs qu'avant l'ère de l'islanisme, les Arabes étaient sans doute comme les autres hommes, capables de s'écarter parfois des règles de la tempérance, mais ils ne ressemblaient nullement aux Irlandais, et les yeux du Prophète de la Mecque avaient moins qu'on ne le pense sujet d'être contristés. Je sais que d'anciens poëtes arabes ont chanté la liqueur vermeille avec un enthousiasme digne d'Horace ou d'Anacréon ; leur témoignage toutefois me semble avoir peu de valeur, les poètes, — le Coran le remarque avec raison, — « disent ce qu'ils ne font pas. » Des auteurs musulmans ont de nos jours exprimé sur les motifs qui ont poussé Mahomet à défendre le vin une opinion semblable à celle que je combats aujourd'hui; de bonne foi, on ne saurait me les opposer; leur ignorance profonde de l'histoire, leur manque complet de jugement, ôtent toute valeur à leurs assertions. L'ivrognerie n'a jamais été le vice des Arabes; elle ne l'était pas au temps de Mahomet, elle ne l'est pas aujourd'hui parmi les populations qui sont demeurées rebelles à l'islanisme.

Quelle a donc été la cause déterminante de cette étrange proscription? Étrange et peu sage, ajouterais-je, si elle n'était fondée sur des raisons plus solides que celles qui viennent d'être exposées. Mais en approfondissant sérieusement la question, on reste convaincu que l'antipathie profonde du Prophète contre le J christianisme, le désir de tracer une ligne de démarcation entre ses disciples et ceux de Jésus, ont été les véritables motifs qui ont inspiré sa conduite.

Le vin, en effet, a été non-seulement toléré par le Christ, mais encore revêtu du caractère religieux le plus élevé; une grande partie du monde chrétien y voit l'élément d'un ineffable mystère. De cet usage mystique découle sa valeur sociale.

Toutes les nations qui, pour employer l'expression orientale, « ont pour livre l'Évangile, » — c'est-à-dire qui sont chrétiennes dans le sens le plus compréhensif du mot, — ont toujours tenu le vin en grand honneur, elles en ont fait l'emblème de la civilisation, de l'amitié, de l'union des peuples, des sociétés et des familles. Mahomet le savait bien; le voisinage de la Grèce, dont 1 il connaissait les mœurs et les coutumes, aurait suffi pour le lui apprendre. En même temps, la rare clairvoyance dont il était doué lui avait fait pressentir dans les chrétiens des rivaux bien

autrement dangereux pour les musulmans que les Persans et les Juifs; des rivaux dont l'hostilité devait être dangereuse et dont le nombre commandait la prudence. On ne pouvait les mépriser, encore moins les persécuter impunément; dès lors il importait de creuser un abîme entre les deux croyances. Déclarer impure, interdire comme une abomination, une œuvre de l'esprit des ténèbres la liqueur sacrée des chrétiens, c'était arborer un drapeau, créer une opposition éternellement durable, visible à la fois dans la mosquée, cet antipode du sanctuaire, et dans le harem, cette négation du foyer domestique.

Des preuves non moins évidentes, tirées du Coran et de la tradition contemporaine montrent que telle était la constante préoccupation de Mahomet. On ne saurait expliquer autrement son horreur profonde pour les sculptures et les images, décorations si essentiellement liées au christianisme oriental, comme le 1 témoignent les églises grecques et arméniennes. Le Prophète les proscrivit avec une impitoyable rigueur et s'efforça d'inspirer j aux musulmans une sainte aversion pour ces ornements pro-

fanes. Les cloches, - si toutefois on peut appeler ainsi le signal qui dans les églises du Levant appelle les fidèles à l'office divin, - furent également frappées d'anathème, non parce qu'elles troublent le sommeil des anges, mais bien parce qu'elles sont d'un usage universel dans le culte rival. Enfin, le même motif poussa Mahomet à condamner la musique, à la ranger parmi lesplus noires inventions de l'esprit des ténèbres pour perdre l'humanité ; il confirmait ainsi d'avance les belles paroles que Shakespeare met dans la bouche de Lorenzo : « Celui qui n'a aucune musique dans son âme, qui n'est pas touché de l'accord des sons harmonieux, est propre aux trahisons, aux stratagèmes, aux violences. Les mouvements de son cœur sont lugubres comme la nuit, ses affections noires comme l'Érèbe. Ne vous fiez pas à un tel homme. » Ce fut aussi en haine du christianisme que le Prophète interdit la prière pendant les premières heures qui suivent le lever du soleil et celles qui précèdent son coucher; il se souciait en réalité fort peu des cornes de Satan, mais cette partie du jour était consacrée chez les chrétiens orientaux à la messe et aux vêpres. Il n'est pas invraisemblable non plus d'attribuer au même besoin d'opposition le f discrédit jeté par Mahomet sur la navigation et le commerce.

! « Men nezel elbahra rnorreyteni fkad hefer » (Celui qui s'embarque deux fois sur mer est un infidèle), a dit dans le Coran le chamej lier de La Mecque, et cette phrase ne lui vaudra pas, j'imagine, la sympathie des Anglais. Tandis que le christianisme, qui avait été chercher sur une barque de Tibériade son premier vicaire couvrait l'Océan de flottes innombrables, l'islamisme, sous prétexte de zèle religieux, paralysait l'intelligence et l'activité humaines.

En un mot, mettre sa religion et ses disciples en désaccord complet avec le christianisme et les chrétiens, tel fut le but principal de Mahomet, et il réussit parfaitement à l'atteindre ; onze siècles n'ont pas rapproché, de l'épaisseur d'un cheveu,, des cultes dont la bannière accuse la violente antipathie. Outre la religion de Jésus, deux autres croyances disputaient au Prophète l'empire de l'Arabie, c'étaient le judaïsmé et le paganisme, contre lesquels il fallait aussi prendre quelques précautions. Les honneurs rendus à la Kaaba, l'usage de la chair de chameau, que Moïse avait interdite, la consécration de la poly-

garnie dans la forme nouvelle du harem, séparaient suffisamment les vrais croyants des israélites. Quant aux païens, c'està-dire aux Arabes qui professaient le sabéisme, Mahomet ne les redoutait guère; un compromis avec eux était chose impossible et le combat même ne pouvait être de longue durée entre les erreurs du polythéisme et la doctrine plus pure qui enseignait l'unité divine. En face du christianisme, la situation était bien différente. Une lutte, dont il était impossible de prévoir le terme, allait s'engager; les forces ennemies paraissaient d'égale puissance, et les deux religions présentaient assez d'analogie pour faire craindre une transaction fatale à l'islamisme, quand les -communications de peuple à peuple auraient rapproché les esprits, fatigués d'ailleurs de guerres et de controverses. Il était donc indispensable d'établir des distinctions spéciales, visibles dans tous les détails de la vie quotidienne et capables de maintenir la dissemblance sans laquelle l'islamisme était en danger de se confondre dans le grand courant chrétien.

Les siècles suivants montrèrent que les craintes du Prophète n'étaient pas chimériques; l'histoire des confréries ascétiques et des sectes secrètes de l'Orient, depuis les Dardanelles jusqu'à l'Indus, prouvent combien de fois le mahométisme a été sur le point de se dissoudre par suite de l'infiltration des idées chrétiennes. Ce sujet mériterait d'être approfondi plus qu'il ne l'a -été jusqu'à présent, mais ce n'est pas ici le lieu d'entamer une longue discussion, il me faut revenir à Mahomet que nous avons laissé dressant, comme un habile capitaine, son plan de bataille.

Chaque jour, à chaque heure, des prières et des rites multi- pliés, vinrent rappeler aux sectateurs du Prophète la religion qu'ils servaient; toutes les formules récitées pendant les pieuses cérémonies durent renfermer un abrégé du dogme fondamental, l'essence même de son esprit, sous une forme concise et frappante; elles durent pénétrer les musulmans de la conviction qu'ils formaient un peuple choisi dont les croyances sont incompatibles avec celles des autres nations. Ce but, une fois atteint.

Mahomet pensa pouvoir introduire sans danger quelques phrases conciliantes, hommage rendu à une religion puissante et durable.

L'importance d'une telle matière engagera sans doute le lec-

teur à écouter encore avec patience quelques réflexions au sujet de l'interdit lancé par le Prophète sur le jus de la grappe vermeille. Pour agir ainsi, Mahomet avait un double motif, ei le second, moins apparent peut-être que le premier, était tout aussi sérieux. Il importait en effet que les musulmans demeurassent unis dans le temple et sur le champ de bataille, il fallait identifier la guerre et la religion, éloigner toute alliance, tout commerce propres à diminuer l'énergique concentration des forces de l'islamisme ; c'était là un projet digne de tenter l'audacieux génie du Prophète de La Mecque, et les moyens employés pour en assurer le succès caractérisent à la fois l'homme et le système. Il réunit les vrais croyants cinq fois le jour pour les prières obligatoires, j'allais presque dire officielles; il donna aux cérémonies religieuses une apparence militaire qui frappe l'observateur le moins attentif. Quand on entre dans une mosquée, ou, qu'à ciel découvert, on voit un groupe de mahométans assemblés pour accomplir les rites de leur culte, on se demande si l'on a devant les yeux une escouade commandée par un sergent instructeur, ou des fidèles attentifs à la voix d'un iman.

L'administration civile et judiciaire, l'armée, le gouvernement ne sont pas, comme en Europe, distincts de la religion, qui se borne à les animer de son esprit, ils se confondent avec elle, forment les parties constitutives d'un unique système, se lient aux croyances par une union aussi intime que celle de la face et du revers d'une médaille. Enfin Mahomet présenta le Ghazou, c'est-à-dire la guerre contre les infidèles comme le premier devoir de ses sectateurs, la condition essentielle de leur existence nationale.

C'était beaucoup déjà ; il fallait plus encore, et la prudence or donnait d'assurer, par des mesures restrictives, faccomplissement des préceptes formels. Tout ce qui était capable de distraire la pensée des croyants, d'amoindrir leur énergie en la répandant sur d'autres sphères d'action, fut soigneusement évité, sévèrement défendu. Le commerce devint un vil métier, indigne d'un vrai musulman, et peu s'en fallut que l'agriculture ellemême ne fût proscrite par le fils d'Abdailah. « Les anges ne visitent pas une maison qui renferme une charrue », disait le Prophète de la Mecque à sa favorite Eyshah, et ces paroles n'ont pas besoin de commentaires. Mais il restait encore la vie sociale,

qui se produit sous la forme, tantôt de plaisirs extérieurs que nous désignons par le terme assez impropre de divertissements, tantôt de joies intimes chères à tout cœur chrétien, et principalement aux Anglo-Saxons, la vie de famille, le home en un mot.

Ces deux manifestations furent sacrifiées au Moloch de l'existence militaire et fanatique.

Mahomet savait que les hommes ne se réunissent pas dans un but de plaisir s'ils ne sont attirés par un amusement, qui est à la fois le lien et le symbole de leur réunion. Il le savait, et il frappa d'anathème tout ce qui pouvait devenir un lien et un symbole. Les jeux de hasard, la déclamation, les représentations scéniques, la musique, les entretiens même dont le nom de Dieu ne formerait pas le sujet principal, furent tous désapprouvés, flétris ou même interdits complètement. Des témoins contemporains du Prophète nous en fournissent la preuve irrécusable. Mais parmi les moyens qu'a inventés l'esprit de l'homme, ou que la bonté de Dieu nous a donnés, pour nous consoler des tristesses de la vie, nous unir dans l'amitié, l'intimité, la joie, il n'en est pas d'aussi puissant que le jus du raisin, l'âme du commerce social, l'aiguillon de la bienveillance, de la civilisation, de la confraternité amicale et expansive. Le chamelier de l'Hedjaz crut devoir par cela même l'anathématiser d'une manière plus rigoureuse. Il n'y aurait peut être pas d'exagération à prétendre que si Mahomet avait eu le dessein arrêté de rendre ses sectateurs irrémédiablement incapables de progrès, de sociabilité, de tolérance, de leur mériter ainsi l'admiration du despotisme et d'en faire l'opprobre non-seulement du monde chrétien, mais même du monde païen, il ne pouvait prendre un moyen plus efficace que d'interdire aux vrais croyants l'usage du vin.

Si les limites de cette relation me permettaient de citer les annales de l'histoire arabe et les poésies antérieures à l'islamisme, mes lecteurs seraient plus en état de juger du degré de civilisation auquel était déjà parvenue la famille arabe, et de l'influence exercée par les joyeuses réunions et les fêtes sur le perfectionnement social. Je serais heureux de reproduire des extraits d'odes anacréontiques; mais pour traiter ce sujet avec les développements qu'il exige, il faudrait une étude spéciale.

En outre, les femmes et les enfants, étant, selon Mahomet,

une « dangereuse tentation, » toute la fleur des sentiments domestiques et de la vie de famille fut flétrie par des mesures qui substituent des concubines à l'épouse; de plus, l'institution de la polygamie, la facilité du divorce séparent les enfants de leurs parents, et en font autant d'ennemis, de sorte que la maison d'un mahométan ne présente qu'un spectacle repoussant et plein de tristesse, tantôt celui d'une immonde promiscuité, tantôt d'une lutte fratricide qui rappelle les deux jumeaux fondateurs de la Ville Éternelle. Si l'on a la patience d'arrêter ses regards sur les scènes impures et sanglantes qu'offre l'histoire des dynasties mahométanes, on y verra la fidèle image des passions qui souillent la demeure des moindres particuliers dans les pays frappés de la malédiction du Coran.

l D'après la pensée de Mahomet, trois choses, la religion, la guerre, les femmes doivent consumer l'énergie, remplir l'existence entière de l'homme; de ces trois choses, les deux premières sont un devoir, la dernière, un simple passe-temps.

Un état social basé sur de tels principes, n'admet d'autres plaisirs, d'autres divertissements que ceux qui flattent les instincts sensuels les plus vils, il conduit fatalement à des vices sans nom; et Mahomet lui-même en prévoyait les tristes résultats lorsqu'il a laissé tomber ces mémorables paroles : « Je crains pour mes sectateurs les crimes de Sodome et la terrible punition qui les a suivis. » Il n'était pas besoin d'être prophète pour savoir que, si on refuse aux hommes les joies permises, ils en cherchent de criminelles, et que dans un pays où les femmes sont trop dégradées pour inspirer le respect, elles ne sauraient faire naître l'amour. Mais bien qu'il prévît le mal, le fondateur de l'islamisme le toléra prudemment; la peine légère qui, dans son code, frappe cette classe de coupables, montre qu'il s'attendait à la trouver nombreuse et voulait simplement satisfaire en apparence la morale par la condamnation de honteux excès.

« A travailler toujours sans jamais jouer, Jack deviendra un triste garçon, » dit un vieux proverbe; on peut ajouter aussi qu'il deviendra un méchant garçon. Combattre et prier, prier et combattre, se traîner dans la fange d'une basse sensualité, c'est autant qu'il en faut pour absorber l'énergie du soldat au temps de la conquête, pour remplir l'âme d'un dévot fanatique. Mais quand la lutte sera passée, quand la ferveur religieuse sera

refroidie, quel aliment viendra ranimer la vigueur des esprits fatigués de guerres et de disputes ? Ce ne sera pas l'amour, il est profané; ce ne seront pas les liens de la famille, le divorce et la polygamie les ont détruits; bien moins encore le vin, le jeu, les gaies réunions, ce sont des piéges de Satan; s'occupet-on d'agriculture, on renonce aux visites des anges ; s'adonnet-on au commerce, on empiète sur les attributs du Tout-Puissant, nourricier du monde; enfin, se livre-t-on à la science, on devient hérétique, le Prophète l'a déclaré en termes formels. On conçoit qu'un cheval enfermé dans de si tristes barrières, les franchisse parfois ; il y est même contraint s'il ne veut croupir dans le fumier et dans l'inaction.

Je crois avoir parfaitement mis en lumière la tendance naturelle, inévitable des institutions mahométanes, et j'ose espérer que mon opinion sera partagée par quiconque a tant soit peu étudié la nature humaine. Les résultats sont la pierre de touche des systèmes. L'abaissement des intelligences, la corruption des mœurs, la guerre au dehors, au dedans la discorde sous toutes les formes exerçant leurs ravages dans la famille, dans la société, dansl'État; les convulsions du fanatisme alternant avec une torpeur léthargique, une prospérité passagère suivie d'une longue décadence, tel est le tableau que présente l'histoire des races mahométanes. Le pays-modèle de l'Islam, le royaume d'utopie du Coran, l'empire wahabite en un mot, fournit un exemple frappant des effets démoralisateurs du mahométisme; on en pourra juger par les pages qui vont suivre, dans lesquelles je raconte simplement ce que j'ai vu de mes yeux, entendu de mes oreilles.

Il y a, je le sais, des exceptions, à cette règle. Sous les systèmes les plus mauvais, le bien peut quelquefois se faire jour, et même se propager, comme il arrive au mal de se produire sous les meilleurs régimes. La nature humaine réagit contre ce qui tend à causer sa ruine, de même qu'elle brise trop souvent aussi des freins salutaires. L'amour de la famille, l'attachement conjugal, l'activité généreuse, la douce tolérance, la saine civilisation n'ont pas été entièrement étouffés par le Coran, qui n'a pu les empêcher de porter çà et là quelques fruits. La race arabe, si richement douée, a surtout une vitalité puissante qui résiste à l'action délétère de ses dogmes religieux. Aussi des écrivains de

mérite, trompés par les heureuses exceptions qu'ils ont eues sous les yeux, ontcommis une étrange méprise; ils ont fait honneur au Coran des vertus qui existent en dépit de son influence, ils ont loué l'islamisme pour des résultats qui proviennent au contraire d'une réaction contre ses doctrines ; en un mot, ils ont pris pour la règle de rares anomalies, ils ont confondu le principe avec ce qui en est la négation formelle. On pourrait avec autant de justice attribuer à Charles Ier l'abolition de la Chambre étoilée1 ou l'acte de l'Habeas corpus aux scrupules de Charles II.

Dans les contrées soumises au mahométisme, l'esprit humain s'est souvent révolté contre la doctrine du Coran ; l'antagonisme de la religion et de la conscience a donné lieu, tantôt à d'admirables efforts, tantôt à de monstrueux excès. C'est la loi de toute réaction physique ou morale. Mais il est juste de reconnaître que, dans les pays musulmans, ce qui mérite nos éloges est l'amvre d'une tendance hostile à l'islamisme, tandis que les vices odieux qui trop fréquemment souillent les meilleures qualités natives sont l'inévitable résultat de la dégradation produite par un joug avilissant. Les hommes ne naissent pas avec les instincts de la brute, c'est l'éducation qui les leur donne parfois.

Nous avons déjà constaté dans la Péninsule quelques effets d'une réaction inévitable contre le Coran. Il nous reste à en observer d'autres beaucoup plus caractéristiques. Mais le lecteur pense peut-être que, pour le moment, nous nous sommes suffisammentétendus sur cette question; je me hâte donc de regagner notre khawah, où le café nous a conduits à parler du vin, et le vin à examiner toute la théorie du mahométanisme.

Après avoir terminé notre installation, nous nous occupâmes de régler l'emploi de notre temps et de répartir entre nous les différents rôles. Abou-Eysa fut chargé des affaires extérieures; il nous apportait les nouvelles de la ville et de la cour, cherchait à nous concilier les bonnes grâces des grands, vantait partout notre talent médical. Barakat eut le département du ménage, il faisait chaque jour les approvisionnements, cuisinait même au besoin, mais jamais il ne préparait le café, notre guide

1. Cour de justice qui siégeait dans Une salle ornée d'étoiles d'or; elle jugeait sans le concours d'aucun jury et sur la déposition d'un seul témoin; aussi devintelle un instrument terrible entre les mains d'Henri VIII et d'Elisabeth. Le LongParlement l'abolit en 1645. (Note du traducteur.)

s'étant exclusivement réservé une opération qui avait à sesyeux une si grande importance. Pour moi, en ma qualité de savant Esculape, je recevais les malades, pesais les drogues, et m'efforçais d'avoir un extérieur plus grave qu'aucun des sept sages de la Grèce.

Les clients ne nous manquèrent pas. Toutefois, avant de présenter au lecteur la foule bigarrée qui assiége notre porte, avant de raconter les étranges intrigues dont nous fûmes témoins et dont je faillis devenir victime, qu'il me soit permis de faire dans la ville une promenade matinale, afin d'étudier à loisir la capitale wahabite.

Le jour vient de paraître; c'est l'heure où les modestes plébéiens comme nous vaquent à leurs affaires, tandis que la classe aristocratique est encore plongée dans le sommeil; car le roi, la cour, tous les dévols Nedjéens se lèvent à la clarté des étoiles pour lire le Coran et réciter des prières en particulier; puis ils vont à la mosquée entendre l'office nocturne que prolonge outre mesure quelque sombre zélateur ou quelque morose metowa; après quoi ils retournent chez eux prendre deux ou trois heures de repos, en attendant que le soleil se soit élevé à une hauteur suffisante au-dessus de l'horizon, et que les prières les appellent de nouveau dans le temple. Mais ceux que n'anime pas une aussi grande ferveur sont déjà dans les rues, respirant à pleins poumons l'air pur du matin rafraîchi par un léger brouillard.

Nous voulions acheter des dattes, des oignons et du beurre, produits pour lesquels l'Ared jouit d'une réputation méritée.

Les dattes sont ici d'espèces fort variées; les connaisseurs recherchent les rouges, il y en a cependant de jaunes qui coûtent peu et ont un goût exquis. Quant aux oignons, je n'en ai jamais vu ailleurs de semblables, ni pour la grosseur ni pour la qualité.

C'est grand'pitié que les anges de l'Islam n'en approuvent pas l'usage ; les dévots wahabites ne peuvent manger ces excellents légumes qu'à la condition de se rincer aussitôt la bouche et de se laver les mains, surtout si l'heure de la prière approche; sans cela l'odeur profane obligerait les esprits célestes à s'éloigner et rendrait ainsi le culte incomplet, les adorations sans mérite. Heureusement la potasse abonde à Riad, et du reste tous les habitants ne sont pas des fidèles fervents. Le beurre,

de couleur blanchâtre, se moule en petits gâteaux ronds que l'on tient constamment dans l'eau pour empêcher la chaleur de les fondre.

Nous avons, à la manière de vrais Arabes, attaché sous le menton la toile qui couvrait notre tête; nous avons pris un long bâton, drapé autour de nous de graves manteaux noirs, et nous marchions lentement, parlant à voix basse, comme si nous suivions un convoi funèbre. Les gens que nous rencontrons nous saluent, ou bien nous les saluons, suivant le cas; d'après l'usage du pays, le cavalier doit prévenir le piéton, le promeneur, celui qui se tient debout, et ce dernier, les personnes assises ;-mais on ne tient compte ni de l'âge ni du rang ; quant aux femmes, aucun homme ne se permet jamais de les aborder. Les saluts que nous adressons à nos clients ou bien à quelques Nedjéens dont nous connaissons les opinions libérales, nous sont gracieusement rendus, mais si notre mauvaise étoile nous met en présence des membres du parti orthodoxe, nos compliments n'obtiennent pour toute réponse qu'un regard farouche et une inclination silencieuse. Nous nous contentons de sourire, comme Malvolio, et nous passons notre chemin.

Enfin nous atteignons la place du Marché; elle est remplie de femmes et de paysans qui vendent précisément les denrées dont nous avons besoin, des dattes, des oignons, du beurre, de la viande, du lait, etc.; autour d'eux se presse une foule d'acheteurs. Nous nous laissons tenter par un magnifique panier de dattes, et nous en demandons le prix à la Phylis peu attrayante qui s'est accroupie auprès de sa provision rustique. Elle veut nous le vendre trop cher, nous nous récrions. « Par celui qui protége Feysul , répond-elle, je perds à ce prix! » — Nous insistons. — cc Par celui qui accordera, je l'espère, un long règne à Feysul, je ne puis rien rabattre! » Devant des déclarations aussi solennelles, il ne nous reste d'autre parti à prendre que de nous éloigner.

La plupart des boutiques, particulièrement celles des épiciers, des cordonniers et des forgerons, sont remplies de monde, car la capitale d'un empire soumis à une centralisation puissante est toujours le rendez-vous d'un grand nombre d'étrangers, venus bon gré mal gré pour leurs affaires. Les boutiques des bouchers attirent surtout une multitude d'amateurs appartenant

les uns, à l'espèce humaine, les autres, à l'espèce canine, car les chiens sont, chacun le sait, les seuls balayeurs chargés d'assainir les villes de l'Orient. Les Nedj éens, grâce à l'air vif de leurs montagnes, sont grands mangeurs de viande, et toutes les classes peuvent se donner le luxe de cette nourriture qui, dans Riad, est d'un bon marché extraordinaire (un beau mouton gras coûte au plus cinq shillings). Il serait désirable que des règlements astreignissent les nombreuses boucheries de la ville à un peu plus de propreté; des débris repoussants encombrent le sol jusqu'à deux mètres de distance. Heureusement la sécheresse de l'air, secondée par la voracité des chiens, diminue les inconvénients qui devraient résulter de cet état de choses.

Nous continuons notre marche, observant les promeneurs rassemblés à l'ombre des murailles du palais. Quelques citadins de bonne mine s'y trouvent déjà réunis; ils ressemblent à ceux du Shomer et du Kasim, si ce n'est qu'ils ont la peau plus brune et que leurs vêtements affectent une simplicité rigide; ce qui me frappe surtout en eux, c'est l'absence des longues boucles que les habitants d'Hayel et de Bereydah laissent tomber sur leurs épaules. Les étrangers sont nombreux : celui-ci grand, mince, au teint basané, avec son costume couleur de safran, plus serré à la taille que l'ample tunique nedjéenne, un poignard courbé à la ceinture et un court bâton à la main, appartient aux frontières de l'Oman, pays avec lequel les Wahabites ont maintenant des relations fréquentes et peu amicales. Cet autre, au large turban bleu frangé de rouge et de jaune, ombrageant des traits qui n'ont aucune analogie avec ceux des Arabes du centre, est un habitant des îles Bahraïn ; les exigences de son commerce ou le payement d'un tribut l'ont amené à Riad bien malgré lui ; et comme son frère l'Omanite, avec lequel il paraît être sur le pied d'une grande familiarité, il n'a d'autre désir que de se tirer le mieux possible d'un mauvais pas, et de partir plus vite qu'il n'est venu. Les gens de notre ami le Naïb se font remarquer au milieu de la foule par l'air d'insolent libertinage qu'ils ont contracté à Bagdad; près d'eux se montre le visage refrogné des deux Mecquains. Mais voici qu'arrive, entouré d'une foule de serviteurs, un grand personnage de Médine, dont les vêtements de soie étincellent de broderies d'or; pour être venu à Riad, il faut qu'il y soit appelé par une affaire de

haute importance; peut-être veut-il solliciter, — bien en vain, hélas! — la clémence de Feysul pour la malheureuse ville d'Oneyzah; peut-être cherche-t-il à ourdir, de concert avec les Wahabites, une ténébreuse intrigue contre le shérif actuel de La Mecque. Quoi qu'il en soit, son attitude annonce la colère et la haine, il jette autour de lui des regards altiers, mais les Nedjéens lui rendent mépris pour mépris, menace pour menace, et je ne sais de quel côté se trouve l'aversion la plus grande.

Plus loin, nous apercevons un Arabe grand, mince, aux traits nobles et remarquablement beaux; bien qu'il soit vêtu avec la simplicité requise, son costume ne manque pas d'élégance. Il se nomme Rafla et appartient à la famille des Sedeyri, dont nous avons raconté l'histoire dans le chapitre précédent, lors de notre passage à Medjmaa. Le jeune chef, estimé pour son courage pendant la guerre, sa prudence en temps de paix, est vu de mauvais œil à la cour, car on soupçonne la sincérité de son dévouement à la dynastie régnante. Ces suppositions, je dois l'avouer, ne sont point dépourvues d'une certaine justesse, et si les zélateurs apprenaient, comme Abou-Eysa et moi le savons de source certaine, que les lèvres fines de Rafia aspirent souvent l'impure fumée de la plante américaine, la disgrâce du Sedeyri deviendrait plus complète encore. Des contestations de territoire motivent en apparence son séjour à Riad, mais il est secrètement chargé par son parent Abdel-Mahsin de s'informer des dispositions du roi et de savoir si les anciens gouverneurs de Medjmaa ont quelque chance d'être rétablis dans leur pouvoir héréditaire.

Ces hommes qui coudoient maladroitement chacun, et laissent pendre avec insouciance sur le sol leur manteau dont le bord usé ressemble à une frange irrégulière, sont les chefs de la tribu des Oteybah. Pendant l'anarchie qui suivit l'invasion égyptenne, leur clan s'était rendu maître d'une partie du Nedjed; Abdallah, fils de Feysul, leur déclara la guerre, massacra leurs guerriers par centaines, enleva leurs chameaux par milliers et les réduisit à l'obéissance. Pareils aux fantômes de Pope, ils errent aujourd'hui près des lieux où leur liberté a succombé; on les voit parcourir d'un pas traînant les rues de Riad, attendant parfois des mois entiers une audience de leur « oncle » Feysul, ainsi qu'ils appellent celui qui leur verse à pleine coupe l'amer

breuvage de l'insulte et de l'oppression. Ce n'est pas qu'ils aient droit à une grande sympathie ; voleurs et tyrans, ils sont tombés au pouvoir de voleurs et de tyrans comme eux.

La foule rassemblée sur la place présente encore à nos regards un grand nombre de types étrangers que l'on ne manque jamais de rencontrer à Riad. Ici, ce sont des chameliers de Zulphah, dont le costume, grâce à leurs fréquentes relations avec Zobeyr et Bassora, offre un singulier mélange du décorum nedjéen et du laisser aller Shiite; là, des fils prodigues qui sont allés, loin de la surveillance paternelle, chercher fortune dans les ports de Koweyt et qui reviennent aujourd'hui avec des principes et des manières dignes des matelots de Portsmouth, car les loups de mer sont les mêmes partout. De maigres colporteurs yémanites, se rient malicieusement de la roideur wahabite, des derviches de Kandahar achètent les provisions qui leur sont nécessaires pour traverser le désert oriental; des mendiants du Dowasir, plus fanatiques, plus vicieux, plus bornés encore que les sectaires de l'Ared étalent leur paresse et leur abjection à côté de quelques étudiants faméliques qui, doués pour leur malheur de facultés brillantes, sont venus dans la capitale étudier le Coran ; la tête remplie de la théologie orthodoxe et l'estomac vide, ils attendent les avares aumônes du palais.

Après avoir contemplé ce tableau pittoresque, nous continuons, Barakat et moi, notre promenade dans la ville. Riad se divise en quatre quartiers distincts : celui du nord-est renferme les résidences de la famille royale, les châteaux des grands dignitaires et des riches habitants ; les maisons sont élevées, les rues droites et assez larges; cependant l'air y est malsain, à cause de l'abaissement du sol. Près de là s'étend le quartier nord-ouest, qui est le nôtre; les habitations confuses et irrégulières, varient de grandeur et d'aspect; là, se réunissent les étrangers, les gens à réputation suspecte, toujours si nombreux dans les grandes capitales, les dissidents politiques et religieux, les Nedjéens qui, fidèles aux anciennes coutumes, ont repoussé les doctrines du fils d'Abdel-Wahab, enfin les chefs de districts, et les Bédouins. On y fume, on y vend du tabac, et le Coran y est ordinairement fort négligé. Il ne faut cependantl pas croire que cette partie de la ville soit absolument abandonnée à l'esprit des ténèbres ; de vertueux metowas, de saints zélateurs

viennent faire briller la vraie lumière dans l'asile de la réprobation, et donner l'exemple de l'espionnage à une population édifiée, sans aucun doute, par une vertu qu'elle n'a pas le courage d'imiter.

Détournons au plus vite les yeux d'un spectacle aussi attristant pour des âmes fidèles, et reportons-les sur le quartier sudouest, séjour des purs croyants, des irréprochables Wahabites.

Là demeurent les descendants du grand fondateur, les membres de la famille d'Abdel-Wahab que n'a pas atteints le glaive de l'Egypte, et qui se sont préservés de toute souillure étrangère.

Là s'élèvent des mosquées d'une simplicité austère, où chaque jour on inculque aux vrais croyants : « qu'eux seuls sont dans la droite voie, que les délices du Paradis leur appartiendront ex-

clusivement. » De petits oratoires ou Musallas, des fontaines pour les ablutions, des niches tournées du côté de la Kaaba remplissent l'intervalle compris entre chaque maison; dans les rues, circule un air pur, bienfait visible qui est le symbole de l'invisible bénédiction d'Allah. Ne pensez pas, cher lecteur, que ces paroles soient une ironie; j'emploie mot pour mot, les expressions que répètent sans cesse les Nedjéens quand ils décrivent le quartier modèle de la cité modèle. Cette partie de la ville est la vraie citadelle de l'intolérance religieuse et nationale ; on y rencontre un pieux orgueil, un mahométisme irréprochable, et en même temps, comme on peut l'attendre de gens qui voient dans l'orthodoxie la seule vertu, dans l'hétérodoxie le seul crime qu'il y ait au monde, un grand fond de licence et de vices cachés.

Enfin au sud-est se trouve le Khazik dont les maisons mal bâties et mal tenues sont habitées par les classes pauvres de Riad.

L'air y est malsain, et l'amas de la population en augmente encore l'insalubrité ; aussi le choléra y exerça-t-il en 1854 de terribles ravages.

De larges rues séparent seules les uns des autres les différents quartiers; chacun cependant forme un arrondissement distinct, et reçoit une dénomination particulière. Le nom de Khazik, appliqué au quatrième signifie en arabe « un lieu où la foule empêche de respirer. » Je ne me rappelle plus comment les Nedjéens appellent les trois autres. Riad renferme en général fort peu de jardins, les maisons habitées par l'orthodoxie

wahabite en possèdent quelques-uns, mais presque tous les bosquets ou vergers se trouvent hors des murs.

Le centre de Riad, le point où aboutissent ses principales artères est la place du marché qui, d'un côté, fait face au palais de Feysul, de l'autre, à la grande mosquée nommée Djamia (c'est-à-dire « réunion »), parce que les adorateurs du vendredi s'y assemblent pour entendre les prières ofticielles, un peu écourtées ailleurs. Les villes du Nedjed n'ont jamais, selon les anciennes traditions islamites, qu'une seule djamia ; les autres édifices consacrés au culte sont appelés Mesdjicls ou Musallas. La grande mosquée de Riad est un vaste parallélogramme, dont la * toiture plate repose sur quatre piliers de bois revêtus d'une couche de terre; ce bâtiment, fort bas, n'a aucune prétention à la beauté architectonique, mais entre ses longues allées de colonnes, quatre mille croyants au moins peuvent être réunis.

Pour mieux se rendre compte des proportions du temple nedjéen, il faut se souvenir que les Mahométans ont coutume, lorsqu'ils s'assemblent pour prier, de laisser entre leurs rangs un espace considérable, afin de pouvoir se prosterner la face contre terre sans toucher de leur tête les talons des fidèles placés devant eux; s'ils s'asseyaient ou se tenaient debout à la manière des chrétiens, la djamia en contiendrait au moins le double. Une petite plate-forme tient lieu du minaret proscrit par le wahabisme; audessus du Jlihrab, ou place réservée à l'iman pendant l'office religieux, se trouve une pièce dans laquelle Feysul se rend tous les vendredis par la galerie couverte dont nous avons parlé ; là, invisible iman, il préside aux exercices de la pieuse réunion.

On ne voit dans la mosquée ni nattes, ni tapis, et cela, par une raison bien simple, le Prophète et ses compagnons n'en ont jamais fait usage. En revanche, le sol est semé de cailloux fort incommodes pour les mentons et les genoux des fidèles.

Je recommanderai encore une fois la description exacte et précise de Lane à ceux de mes lecteurs qui ne se rendraient pas bien compte du culte mahométan. Je ne puis pourtant me dispenser de noter plusieurs différences légères que j'ai remarquées ici; légères, veux-je dire, aux yeux d'observateurs non islamites, mais d'une extrême importance pour les « vrais croyants; » ces diversités communiquent à la religion wahabite une empreinte particulière ; elles en sont devenues les caractères,

de même que, dans le christianisme, l'agenouillement ou la posture assise, le surplis ou la robe noire sont devenus les signes extérieurs qui distinguent les catholiques des protestants.

En premier lieu, nos amis du Nedjed ne, regardent pas les ablutions avant la prière comme aussi indispensables que les autres Mahométans; le moindre prétexte, souvent même la paresse seule, suffit pour la faire remplacer par la courte cérémonie du « Teyummafi. » Ce n'est pas que l'eau soit rare; Riad, — pour ne rien dire des autres villes du Nedjed où règne la même négligence,— possède des puits nombreux auxquels sont joints de petits réservoirs destinés aux ablutions partielles ou complètes (Wedotb ou Gtysel); les Wahabites se justifient par l'exemple du Prophète qui, si la tradition dit vrai, n'était nullement scrupuleux à cet égard.

Secondement, les Nedjéens entrent souvent dans la mosquée, Djamia ou Musalla, sans ôter leurs sandales, ils les conservent même en disant leurs prières; spectacle étrange et scandaleux pour la majorité des Mahométans. Quand on les interroge à ce sujet, ils s'excusent en disant « Ardona tahirah » (notre sol est pur), bien que je n'aie jamais pu apprendre quel titre particulier possède leur territoire à cette pureté extraordinaire. L'aspérité des cailloux et la rencontre fréquente de petites épines fournissent, je pense, une explication plus plausible. Quoiqu'il en soit, un shafi de Damas ou un malekite d'Egypte serait médiocrement édifié par un tel spectacle. Les Wahabites s'autorisent en cela d'un précédent puisé dans la vie de Mahomet, qui gardait, dit-on, ses bottes pendant les cérémonies religieuses.

De plus, leur adan ou proclamation de la prière est moitié moins longue que celle des autres mahométans ; les formules que l'on répète ailleurs quatre fois ne le sont que deux fois chez les Wahabites. Toutes les phrases additionnelles, toutes les fioritures introduites en mémoire du Prophète, des Sahhabah, etc., sont ici inexorablement rejetées.

Enfin, pendant la prière, les Nedjéensse préoccupent peu de garder une immobilité complète. Je ne doute pas qu'en cela aussi ils ne se rapprochent de la forme des rites observésjadis à Médine, quand Bélal remplissait le ministère de muezzin, Mahomet celui d'iman, et que les Sahhabah formaient l'assemblée.

Au surplus le premier fondateur de l'Islamisme et ses coreligion-

naires étaient des Arabes, par conséquent les cérémonies multipliées n'avaient pas pour eux beaucoup d'attraits. Les pratiques minutieuses que les Shafites, les Malekites, les Hanefites de Damas, du Caire, de Constantinople observent aujourd'hui, conviennent à des Persans, des Turcs, des Kurdes, même des Grecs ; mais des Arabes sont beaucoup moins formalistes envers les hommes, et même envers Dieu.

Les Wahabites suivent donc de plus près la vraie tradition ; néanmoins les mahométans modernes ne partagent pas leur manière de voir ; un exemple assez amusant de cette divergence s'est produit à Riad, il y a trois ans. Le cheik Mohammed-elBekri, personnage très-considéré à Damas, et dont les opinions religieuses font loi en Syrie, arriva dans la capitale nedjéenne vers la fin de 1861. Je ne saurais dire d'une manière certaine quel vent l'avait poussé vers l'Arabie centrale; peut-être, après avoir signalé son zèle dans les massacres de juillet, ne jugeait-il pas convenable d'attendre l'arrivée de Fuad-Pacha et de la commission turque. La prudence lui conseillant de quitter le théâtre de ses exploits, il vint de la Mecque à Riad, où l'avait précédé sa réputation de savant docteur, de maître en Israël. Feysul le reçut avec de grands honneurs, et le cadi Abdel-Latif, arrièrepetit-fils de Mohammed-Abdel-Wahab, réclama l'honneur de lui donner l'hospitalité. Tout alla bien d'abord, la politesse arabe contenait l'esprit de secte et empêchait les controverses de s'envenimer. Mais quand arriva le vendredi, le cheik syrien qui s'était gardé jusque-là d'assister aux prières publiques des Wahabites, ne put refuser de se rendre à la mosquée, d'autant plus que son hôte devait y faire l'office de Khatib ou prédicateur.

Il prit place au premier rang de l'assemblée, et s'efforça de calmer les remords de sa conscience, qui lui reprochait de pactiser avec les réformateurs, en désavouant intérieurement toute association schismatique. Hélas ! de quel scandale il allait être témoin ! Le metowa qui remplissait les fonctions d'iman venait de réciter le Tekbir-el-Ihram, et commençait le Fatihah, quand — chose horrible à dire ! — il se permit de redresser un pli du col de sa tunique, au lieu de tenir décemment les bras croisés sur sa poitrine. A cette vue, Bekri ne put contenir son indigna^ tion ; il valait mieux omettre les prières que de les réciter avec un iman capable de méconnaître ainsi ses devoirs. « Allahomnw,

ena noweylul kharoudj min-es Salah » (0 Dieu, tu le vois, il faut que je quitte le temple), s'écria-,t-il à haute voix, et il sortit de la mosquée dans un accès de colère impossible à décrire.

Les assistants continuèrent leurs oraisons, un tremblement de terre ne les en aurait pas détournés. Mais dès que l'Essalamu aleykum wrahmet-Ullah eut donné le signal du départ, jeunes et vieux, riches et pauvres coururent pleins de fureur assiéger la maison d'Abdel-Latif pour demander à Mohammed-el-Bekri compte de sa conduite. Si le cheik avait été nedjéen, il aurait fait prudemment des excuses, ou plutôt il ne se serait pas compromis. Comme il était Syrien, et Syrien de Damas, c'est-à-dire fort irascible, il sentit le sang lui monter au visage. Il répondit par un torrent d'injures, dans lesquelles les Wahabites et leur fondateur étaient largement gratifiés du titre d'impies, de schismatiques, d'hérétiques, d'infidèles, de mécréants pires même que des infidèles. Naturellement les habitants de Riad ne demeurèrent pas en reste ; les tu quoque jaillirent en abondance et Bekri dut s'estimer heureux d'être dans le Nedjed, où jamais on ne suit une impulsion première, si violente qu'elle soit. Les assaillants s'étant retirés après lui avoir clairement fait entendre ce qu'ils pensaient de lui et de ses actes, le cheik crut l'orage passé. Il se trompait ; le soir même un message de Feysul l'avertit qu'il eût à quitter Riad dans la nuit, car le roi ne répondait pas de sa sûreté pour le lendemain. La colère des Nedjéens, en effet, n'est pas un feu de paille, elle devient plus vive le second jour que le premier, le troisième que le second. Mohammed-elBekri jugea le conseil prudent, car, avant les premières lueurs de l'aube, il avait pris la route de l'Hasa.

Le khotbah ou sermon, qui forme la partie essentielle des cérémonies religieuses du vendredi, prend un caractère particulier dans la capitale wahabite. On évite soigneusement d'y parler des califes, des Sahhabah, de tous les saints de l'islamisme ; Mahomet seul trouve grâce aux yeux des réformateurs, mais son nom n'est jamais accompagné des phrases élogieuses que partout ailleurs on ne manque pas d'y joindre. Les prières pour le sultan de Constantinople sont remplacées par de courtes oraisons, dans lesquelles on demande à Dieu le bénir le règne de Feysul et de protéger « les armées des musulmans, « c'est- àdire des seuls Wahabites, car les Turcs, les Égyptiens, les Sy-

riens sont invariablement qualifiés d'infidèles. On ne prononce pas non plus dans les mosquées nedjéennes l'odieuse série d'imprécations lancées à Damas et au Caire contre les peuples qui n'ont pas reconnu le Prophète; on-se contente de prier le ciel de les humilier et de les confondre. Quant à la morale enseignée par les prédicateurs, j'aurai occasion de la faire connaître lorsque je parlerai des doctrines wahabites.

Je suis obligé, par respect pour la décence, d'omettre certaines particularités des ablutions nedj éennes qui amusent fort les musulmans appartenant aux sectes rivales.

L'Arabe dans les mots brave l'honnêteté ; Mais le lecteur français veut être respecté.

Cependant, si l'on me pressait de donner une explication en arabe, je profiterais des nombreux synonymes de cette langue pour raconter une ou deux histoires, qui feraient rire mes auditeurs européens d'aussi bon cœur que les joyeux compagnons de Bahraïn et de l'Oman.

Le culte des Wahabites offre encore avec celui des autres musulmans une différence assez importante. Après les prières du matin et du soir, les croyants ont coutume de répéter dix fois de suite une longue sentence tirée du Coran, et contenant les louanges d'Allah. Dans tout l'Orient, le rosaire est employé pour compter le nombre des récitations; les Nedjéens ayant observé que le Prophète ne paraît pas avoir fait usage de ce i pieux objet, l'ont obstinément rejeté; ils se bornent à éten- dre, puis à replier successivement les doigts après chaque verset.

Le rosaire est entièrement banni de Riad, et si un étranger le porte à sa ceinture, il court risque d'entendre les plus désagréables commentaires sur les inventions superstitieuses des temps modernes.

Outre la grande Djamia, la capitale wahabite renferme une trentaine de mesdjids, réparties dans les différents quartiers.

Nous citerons entre autres celle qu'Abdallah, l'héritier du trône, honore tous les jours de sa présence, et une autre où officie le cadi Abdel-Latif; ces deux édifices, quoique rigoureusement dépourvus d'ornements, attirent l'attention par leur grandeur et l'extrême propreté qui préside à leur entretien. Dans toutes les mosquées, on appelle matin et soir à haute voix les noms des

fidèles, système qui a le double avantage de stimuler la piété et de découvrir les défections.

Les remparts qui entourent la ville ont une hauteur de vingt à trente pieds; ils sont solides, en bon état et défendus par un fossé profond. Au delà s'étendent les jardins, qui ressemblent à ceux du Kasim et fournissent des produits analogues, l'élévation du sol compensant ici la différence de latitude. Au sud de l'Ared, dans l'Yémamah, la flore change brusquement d'aspect et annonce l'approche des tropiques.

Le versant méridional du grand plateau qui forme le Nedjed se distingue du revers septentrional par l'abondance relative de ses eaux. L'humidité du sol et de l'atmosphère augmente d'une manière sensible depuis Horeymelah, où elle commence à se manifester, jusque dans l'Yémamah; après avoir atteint son maximum dans cette province, elle diminue à mesure qu'on s'éloigne des montagnes, et le voisinage du grand désert la fait presque entièrement disparaître de l'Harik et du Dowasir.

J'ai dit combien les boutiques des bouchers tiennent une place importante dans le marché de Riad. Les Nedjéens sont renommés, au delà même des frontières de la Péninsule, pour l'élève des moutons ; les abondants pâturages, le climat tempéré de l'Ared favorisent singulièrement l'amélioration de l'espèce ovine ; cependant beaucoup de gens, et je suis du nombre, tiennent la race du Nedjed pour inférieure à celle du Diar-Bekir et du Kurdistan. Au marché de Damas, où les pasteurs de l'Arabie centrale amènent quelquefois leurs moutons, ces animaux, quoique très-recherchés, n'occupent pas la première place. Leur laine, d'une finesse remarquable, égale presque celle de Cachemire; inutile d'ajouter qu'ils ont une large queue, caractère commun à toutes les espèces arabes. Si la Péninsule était placée dans des conditions propres à favoriser le développement du commerce, elle pourrait approvisionner de laine la moitié de l'empire turc, car ses pâturages ont une superficie presque aussi grande que celles des terres arables ou du désert irrémédiablement stérile.

Malheureusement l'exportation présente de grandes difficultés, encore accrues par l'indolence ou le mauvais vouloir des souverains.

Les chameaux abondent dans l'Ared; ils sont ordinairement blancs ou gris, tandis que ceux du Shomer ont une couleur

brune ou jaunâtre; la race nedjéenne est aussi plus petite, a le poil plus fin. Ces animaux sont relativement moins chers que les moutons; leur prix ne dépasse pas en moyenne trente ou trentecinq francs, somme peu élevée pour un animal aussi vigoureux.

On commence à rencontrer ici un plus grand nombre de dromadaires; nous en parlerons tout à l'heure en détail.

Les bœufs et les vaches sont beaucoup plus communs au Nedjed que dans les provinces septentrionales; on en trouve un grand nombre dans l'Yémamah et, m'a-t-on dit, dans la WadiDowasir. Ils ont en général de petits membres, mais ils sont toujours pourvus de la même bosse que leurs frères de l'Inde, bien qu'ils n'aient pas comme eux le bonheur de provoquer le respect ou les adorations; leur couleur dominante est le brun foncé. Quant aux buffles, on ne les connaît pas dans l'Arabie centrale.

Le gibier, petit et grand, à plumes et à poil, abonde dans le pays, mais les habitants s'en occupent peu. La perdrix, la caille, — particulièrement la kata, - et le pigeon se voient partout; j'ai entendu parler aussi de la kalam, sorte d'outarde, qui n'est autre, je suppose, que l'hobara des ornithologistes; j'en ai tiré plusieurs dans les environs de Radjcote, mais les chasseurs nedjéens ignorent l'usage de la cendrée : blesser un oiseau à l'aile est au-dessus du talent de la plupart des tireurs arabes; en outre, des fusils à mèche et des balles ne conviennent guère pour chasser la caille ou la perdrix. On ne trouve pas d'autruches sur les plateaux du Toweyk. Les gazelles, encore plus nombreuses que dans les autres provinces de l'Arabie centrale, jouissent ici d'une grande sécurité ; les Bédouins-Solibah sont les seuls chasseurs qui leur fassent quelquefois la guerre. Enfin les montagnes renferment beaucoup de porcs et de sangliers, dont les défenses servent à fabriquer des tabatières de forme bizarre, quelquefois même des pipes. Inutile d'ajouter que cette industrie deux fois maudite ne s'exerce pas sur le territoire nedjéen ; • les Solibahs eux-mêmes ne voudraient pas toucher du bout du doigt la chair de l'animal immonde, et les chrétiens d'Orient partagent en partie la prévention des disciples de Mahomet, excepté dans les pays où l'exemple des Européens a détruit les préjugés héréditaires.

Le lecteur s'attend peut-être à trouver ici quelques détails sur

le cheval arabe ; quel Anglais pourrait comprendre qu'un Voyage.

en Arabie ne contînt pas au moins quelques pages sur cet important sujet? Je ne suis pas moins désireux, je l'avoue, d'enfourcher la noble monture, mais je dois réprimer mon impatience jusqu'au jour heureux où il me sera donné d'admirer, dans les écuries royales de Riad, la fine fleur de la race arabe, car les coursiers du Nedjed l'emportent autant sur ceux des autres provinces de la Péninsule que ces derniers sur les chevaux européens.

Qu'il me soit permis maintenant, — puisqu'il me faut attendre une meilleure occasion pour parler du généreux compagnon de l'homme, — de revenir à l'homme lui-même et d'étudier le caractère général de la population nedjéenne. De beaux édifices, de frais jardins, des animaux domestiques ou sauvages, des montagnes et des vallées ne font pas un pays : El beled bi ahlihi (tant valent les habitants, tant vaut la contrée), dit un proverbe arabe ; le principal gibier que poursuit un esprit avide de science, c'est l'homme. Cette pensée est aussi exprimée avec grâce dans un quatrain arabe qui rappelle une des plus heureuses inspirations d'Henri Heine : J'erre aux alentours de la chère maison, la maison de Leyla; J'envoie d'ardents baisers aux murs et aux fenêtres ; Non que la riante habitation soit l'objet de mon amour : Ce que mon cœur aime, c'est la beauté qui habite cette demeure.

Pour observer les gradations convenables, nous commencerons par la race noire, qui occupe le dernier degré de l'échelle humaine.

En parcourant le Djouf, le Shomer, le Kasim et le Sedeyr, nous avons souvent rencontré des nègres, et toujours nous les avons vus réduits au rôle d'esclaves, d'esclaves heureux, gais et -brillants il est vrai, mais exclus de la société civile, étrangers aux affaires politiques. Dans l'Ared leur situation change. Ils deviennent beaucoup plus nombreux et prennent rang parmi les hommes libres; on rencontre à Riad une foule de mulâtres et de noirs, ils forment le quart, quelquefois même le tiers de la population dans les villes de l'Harik et de la Wadi-Dowasir.

L'affluence de la population africaine tient à plusieurs causes; il faut l'attribuer d'abord au voisinage des grands marchés d'esclaves situés, soit sur la côte occidentale, soit sur les rives du

golfe Persique, et qui, reliés au Nedjed par des routes sûres, entretiennent avec la capitale wahabite de fréquentes relations. Il en résulte que les cargaisons d'esclaves envoyées de l'Hedjaz et de l'Oman dans l'Arabie centrale passent toutes par l'Ared où la plupart des nègres qui les composent trouvent un maître avant d'aller plus loin. Le bas prix de la marchandise humaine contribue aussi à augmenter dans Riad le nombre des acquéreurs; un nègre y est coté dix livres sterling ; il en coûterait quinze ou seize dans le Shomer. Enfin le climat du Nedjed méridional, qui offre une certaine anologie avec celui de l'Afrique, convient beaucoup mieux que celui du Shomer et des hauts plateaux du Toweyk à la population noire et favorise son accroissement. Les habitants de cette partie de la Péninsule ont d'ailleurs pour la race africaine une sympathie dont l'origine remonte à une époque reculée de l'histoire.

Au Nedjed, la famille kahtanite commence à se mêler avec les descendants d'Ismaël qu'elle finit par supplanter entièrement dans les provinces de l'est et du midi. Cette famille forme le chaînon qui unit l'Arabe à l'Abyssinien, la race blanche à la race noire. Les traits du visage, la couleur de la peau, les coutumes, la tournure particulière de l'esprit font aisément reconnaître la gradation par laquelle l'Arabe ismaélite se rapproche du Kahtanite et celui-ci de l'Abyssinien ; on peut suivre, du nord au sud de l'Arabie, la progression constante des caractères qui distinguent la population africaine. Les Kahtanites ont plus d'affinité que les tribus ismaélites avec les nègres, et de là vient qu'ils leur permettent de partager les droits civils, de s'unir à eux par des mariages, d'occuper même des places importantes dans l'État : choses qui n'ont pas échappé à Niebuhr et dont son esprit pénétrant a découvert la raison.

J'emploie les mots kahtanite et ismaélite dans un sens symbolique plutôt que réel, à peu près comme on classe les langues d'après les noms des trois fils de Noé. La valeur historique de ces termes est, je le sais, matière de controverses ; cependant, malgré le respect que m'inspire la science de ceux qui soutiennent une opinion contraire, je suis porté à admettre la réalité des faits racontés par la Genèse, sans accepter pourtant toutes les conséquences qu'en ont déduites des écrivains orientaux et quelques auteurs européens. Des traditions universelles, une

chronologie plausible en dépit de certaines erreurs manifestes, méritent assurément le respect, lors même qu'elles n'imposeraient pas la conviction. Si nous adoptons les données primitives, il faut nous attendre aussi à voir la vérité subir dans le cours des âges de nombreuses altérations, surtout si les événements nous sont transmis par des voies indirectes et défectueuses.

Ainsi, tout en reconnaissant l'exactitude des généalogies mosaïques, car je ne sais trop quel motif nous aurions pour les rejeter, je ne parviens pas à en tirer d'aussi vastes conclusions que les anciens chronologistes ; la base est trop étroite, nous devons le reconnaître, pour l'édifice que l'on prétend construire au-dessus; mais en même temps, solide et inaltérable, elle résiste aux attaques de ceux qui cherchent à la détruire. Les uns veulent trouver dans la Bible ce qu'elle ne contient pas, les autres ne voient pas ce qu'elle renferme. Cependant, il n'y a pas d'inconvénient à se servir de termes symboliques, si imparfaits qu'ils soient, quand on n'a pas de meilleur moyen d'exprimer une idée ; il ne faut que du discernement pour les ramener à leur valeur véritable, les enthousiastes et les sceptiques peuvent seuls s'y tromper.

Kahtan, le Jessan des Hébreux, est considéré par les Arabes i de l'Yémen comme le père de leur race, le fondateur de leur nationalité. Cette tradition est confirmée par la concordance qui existe entre les noms de ses nombreux enfants, consignés dans les livres saints, et ceux des principales localités de l'Arabie méridionale. Le même accord se retrouve dans les faits qui nous ont été transmis par les Arabes et par les Juifs touchant l'établissement d'Ismaël au nord de la Péninsule. Mais bientôt après se produit une curieuse divergence. Tandis que la Genèse fait épouser au fils d'Agar une femme égyptienne, les chroniques arabes l'allient à la famille de Djorhem, descendant de Kahtan.

Cette contradiction apparente s'expliquerait en supposant qu'Ismaël était polygame, ce qui arrivait souvent dans les âges primitifs. Toutefois il faut chercher ailleurs la vérité.

Le savant Fresnel, si j'ai bonne mémoire, a indiqué la solution du problème qui nous occupe. Les écrivains mahométans seuls parlent de l'union d'Ismaël avec la fille de Dj orhem; or, en leur qualité de disciples du Prophète, ils étaient tenus d'augmenter autant que possible le lustre de la généalogie du maître.

Mahomet, on le sait, descendait de la famille ismaélite; il ap- : partenait à la tribu des Kenanah qui tire son origine de Nezar, j dont le nom servait de cri de ralliement aux Arabes du nord pendant leurs luttes avec les Yémanites. Mais l'antiquité supé- rieure des Kahtaniles, la pureté de leur race les rendaient supérieurs aux clans ismaélites; à eux seuls s'appliquait le titre -d'Arabes dans le sens primitif du mot. Le Prophète aurait donc été d'extraction moins noble que les races auxquelles il voulait imposer son joug et sa doctrine; ses aristocratiques disciples auraient pu mépriser sa naissance plébéienne; c'était là un incon- vénient sérieux aux yeux des Orientaux; pour l'atténuer, on imagina un mariage avec une famille kahtanite, et l'on obtint, d'une mère djorhemite l'honneur que le fils d'Abraham ne pouvait conférer. Une telle alliance anoblit toutes les tribus du nord de la Péninsule, et les fit monter au niveau des chefs orgueilleux de l'Yémen, en même temps qu'elle fournissait un nouveau motif pour l'union politique et religieuse.

Tous les témoignages de l'histoire et de la tradition repoussent néanmoins cette parenté imaginaire, et le cours des événements pendant les siècles postérieurs atteste la diversité des deux grandes races. Nous verrons aussi quelle lumière peut fournir l'observation personnelle de la vie, des institutions, de la langue arabes. Les faits portent avec eux un sérieux enseignement, et l'on peut y ajouter une foi d'autant plus complète qu'il est difficile d'en altérer le sens. Jusqu'ici nous avons voyagé parmi les familles du nord, nous touchons maintenant aux limites des tribus méridionales; nos anciens hôtes prétendaient être les enfants de Nézar et d'Ismaël, ceux que nous allons ren-' contrer se déclareront descendants d'Yareb et de Kahtan. Nous avons appris à connaître les premiers pendant la paix et pendant la guerre, dans la famille et dans l'Élat, nous allons maintenant étudier les autres. Quant à savoir si Ismaël et Kahtan ne font qu'un, c'est une question qui appartient à l'histoire et à la critique et dont la solution ne peut infirmer le fait d'une diversité de sang manifeste et réelle.

Le nombre considérable des nègres esclaves à l'est et au centre de la Péninsule les place aussi dans des conditions d'existence nouvelles assez fréquentes en Orient, bien qu'elles ne soient pas facilement réalisables aux Indes occidentales. Je veux parler de

l'émancipation, de l'égalité sociale qui leur sont accordées, non par l'acte d'un congrès, mais par le sentiment public. Rien n'est plus ordinaire que de voir un mahométan, surtout un Arabe, affranchir ses esclaves, soit pendant sa vie, à l'occasion de quelque succès ou de quelque service rendu, soit sur son lit de mort, afin de s'assurer ainsi, en quittant ce monde, les récompenses célestes par un acte de générosité posthume accompli aux dépens de ses héritiers. Une autre raison facile à comprendre dans un pays où l'excessif relâchement des mœurs est toléré par les lois vient encore augmenter le nombre des hommes libres parmi les noirs; je veux parler du concubinage entre le maître et l'esclave; dans les pays mahométans, les enfants nés de ces unions illégitimes ne sont pas condamnés à la servitude comme dans les contrées où prévaut une morale plus sévère.

Telle est cependant la force de l'exemple que les Arabes mêmes qui repoussent la foi musulmane et ses règles commodes, les Biadites de l'Oman, par exemple, affranchissent presque tous leurs enfants, quelle que soit l'illégalité de leur naissance.

Les nègres ou les mulâtres émancipés ne sont pas cependant admis dans les familles nobles; un chef accorderait difficilement sa fille à un noir, quoique ce dernier ne soit pas mis au ban de la société comme il le serait dans l'Orégon et le Massachusetts, malgré les ordonnances libérales du Congrès et l'éloquence victorieuse des philanthropes anglais ou américains. Les nègres cherchent des épouses dans les classes moyennes ou pauvres, et de ces mariages sort une nouvelle génération appelée par les Arabes cc Khodeyryah », c'est-à-dire « les Verts ».

Ce nom bizarre ne doit pas faire supposer que la peau des mulâtres de la Péninsule soit d'une couleur semblable à celle des prairies rafraîchies par la rosée printanière. Dans le langage familier, les Arabes confondent habituellement le vert, le noir et le brun, de sorte que les nuances diverses par lesquelles passent les descendants des « Verts », émeraude, opale, etc., signifient brun, cuivré, olivâtre. Comme leurs pères, les quarterons sont exclus; mais, après quelques générations, le préjugé s'efface, et j'ai vu plusieurs fils de mulâtres vêtus d'un riche costume, décorés du titre de cheiks ou d'émirs, qui portaient fièrement l'épée à poignée d'argent, et comptaient parmi leurs serviteurs des Arabes du sang ismaélite ou kahtanite le plus

pur. On rencontre dans Riad une foule de kodeyryah qui sont marchands ou fonctionnaires publics, et je suis obligé de convenir que, par un travers commun à tous les parvenus, leur désir d'imiter les grands en fait les plus sombres et les plus désagréables Wahabites de la ville. Quelques-uns, au contraire, imitant l'indifférence de leurs ancêtres africains, se rient également de toutes les sectes musulmanes. « Quel tissu d'absurdités ils débitent sur la prédestination et les décrets divins! Il me disait un jour un kodeyri libre penseur, qui dans la mosquée affectait une ferveur édifiante : c Je sens bien pourtant que si je fais une chose, c'est parce que je le veux, et que si je ne voulais pas, je ne la ferais pas. » Ce raisonnement, quoique fort simple, n'était pas facile à réfuter.

La société nedjéenne renferme donc un élément nouveau, qui exerce sur elle une action puissante. De plus, le caractère de la population indigène, en dehors de toute influence extérieure, offre des particularités remarquables. Non-seulement en qualité de Wahabitc, mais comme Nedjéen, l'habitant de l'Ared, de l'Afliidj, de l'Yémamah, de l'Harik et du Dowasir diffère profon- dément de son compatriote du Shomer et du Kasim, du AVoshem et du Sedeyr. Cette divergence date d'une époque beaucoup plus ancienne que la réforme de Mohammed-Abdel-Wahab, elle remonte à l'origine même de la nationalité arabe.

La population du nord et du centre, à l'exception des cinq provinces que je viens de nommer, descend des grandes tribus de Taï, de Waïl, de Mazin, d'Harb, de Kenanah, de Sedous, de Taghleb, si célèbres dans les annales arabes. Ces clans formaient la grande confédération qui, cent vingt ans avant Mahomet, 1 brisa le joug de l'Yémen et conquit l'indépendance du Nedjed.

Des familles kahtanites, les Koda, les Salih, les Kelb, les Modhedj vinrent aussi se joindre à eux. Les Anezah du désert syrien, les Shomer de l'Euphrate, ont une origine analogue. Mais depuis la frontière nord de l'Ared jusqu'au grand Désert ou Dahna, nous rencontrons un nom nouveau, particulier à cette région. C'est celui des Tamim, tribu guerrière et nombreuse qui descend de Nezar et s'établit dans l'Ared, l'Yémamah, l'Afladj, l'Harik et le Dowasir. Dès la plus haute antiquité, les Benou-Tamim se distinguaient par des vertus et des défauts dont l'âpre énergie était

tour à tour l'objet de l'admiration enthousiaste et de la mor-

dante satire des poëtes arabes. Leur portrait, tracé il y a milleans, est aujourd'hui la fidèle image des Nedjéens. «.Vous êtes étonné que les hommes de l'Ared agissent ainsi, » répondait un habitant d'Hofhouf à un ami qui rapportait sur la cour de Riad des bruits assez peu flatteurs, « oubliez-vous donc que ce sont des Benou-Tamim? » Les Wahabites, moins généreux, moins.

prompts à embrasser les entreprises difficiles, moins gais et moins francs que les autres Arabes, sont aussi plus persévérants et plus sages ; ils manifestent rarement par des paroles leurs sentiments secrets, mais ils sont fermes dans leurs desseins, terribles dans la vengeance, ennemis implacables, amis douteux pour quiconque n'est pas leur compatriote ; ils pourraient, soit dit sans offense et sous toute réserve, être appelés les Écossais de la Péninsule. L'expression de leurs traits, réservée, dure, sombre même, contraste étrangement avec les bienveillants visages des Arabes du nord. Ils n'obéissent pas à l'impression du moment, ils suivent un système tracé d'avance; s'ils ont l'intelligence bornée, une volonté forte et persévérante les rend capables d'organiser puissamment leur état social, et de devenir pour leurs voisins des maîtres tyranniques; enfin une étroite union doit assurer leur triomphe sur des ennemis qu'affaiblissent des divisions incessantes ; aussi l'empire wahabite tend-il à absorber la plus grande partie de la Péninsule, et son rêve ambitieux se réalisera peut-être plus tôt qu'on ne le pense.

Le caractère des Nedjéens se reflète dans les moindres actes de la vie domestique. Il faut, quand on s'entretient avec eux, veiller sur sa langue, mesurer ses gestes, comme on le ferait avec des ennemis. Gardez-vous d'ouvrir votre cœur à des hommes qui ne dévoilent jamais leurs sentiments, qui ne laissent échapper aucune parole sans l'avoir bien pesée ; gardez-vous d'étaler votre supériorité devant ces âmes envieuses, de mettre votre confiance dans une race chez laquelle la trahison est aussi commune que la bonne foi. Il est rare cependant de surprendre dans la bouche d'un Wahabite un mensonge formel, mais il n'en sera pas moins habile à vous tromper; mentir par le silence est un art fort répandu au Nedjed.

A cette tournure d'esprit peu sympathique s'allie une grande simplicité dans le costume et l'ameublement ; indépendamment du puritanisme wahabite et de la rigueur de son code, la modé-

ration est une vertu naturelle aux hommes de l'Ared, et pourtant elle n'empêche pas toujours leur immense orgueil d'éclater en prodigalités fastueuses. Mais le nombre de ceux qui se sentent assez forts pour braver ainsi l'opinion publique est heureusement restreint; la plus grande partie des habitants affecte, au contraire, une excessive austérité.

L'Ared et l'Yémamah sont des provinces essentiellement agricoles; le Woshem, situé sur la route de l'Hedjaz, et le Sedeyr septentrional sur celle de Bassora, s'adonnent davantage au commerce ; leurs habitants aiment les excursions lointaines et quittent volontiers la terre natale pour s'établir pendant quelque temps dans un pays étranger. Avant que le gouvernement wahabite, créant une centralisation puissante, eût attiré vers le cœur du Nedjed l'activité qui s'épanchait autrefois au dehors, les marchands voyageurs étaient fort nombreux dans tous les districts; l'histoire de Mohammed-ebn-Abdel-Wahab nous en fournit un exemple; les anciens auteurs arabes, Hariri dans le Kitab-el-Aghani, Ebn Khallican dans son Rowdat-el-Abrar, parlent aussi du commerce des province intérieures. Aujourd'hui l'Ared, l'Yémamah, l'Afladj, le Dowasir bornent leur trafic au cercle étroit de la consommation locale. A Riad et dans les grandes villes du Nedjed, les affaires importantes sont même abandonnées à des étrangers venus de l'Hasa, de l'Oman, de la Mecque et de l'Yémen. Le véritable Nedjéen vend ses produits, mais il ne s'occupe pas d'en faire venir de l'étranger; il est juste cependant d'excepter de cette règle les habitants de l'Harik, comme nous le verrons plus tard.

L'agriculture, au contraire, est en grande faveur dans l'Ared; chacun possède une petite pièce de terre d'où il tire ses principaux moyens d'existence; Feysul lui-même a placé en propriétés rurales la plus grande partie de ses richesses. L'abondance des récoltes de maïs et de blé, l'excellente qualité des dattes prouvent que les Nedjéens sont d'habiles cultivateurs. Leurs charrues, quoique d'une construction très-élémentaire, suffisent à labourer un sol léger qui, dans ce doux climat, n'exige ni violents efforts ni sillons profondément creusés. Une grossière claie remplace la herse à dents de fer, et une large pelle de bois tient lieu de bêche. Il est indispensable de féconder par une copieuse irrigation la terre que la pluie rafraîchit trop rarement. J'ai décrit

dans un précédent chapitre l'imparfait mécanisme des puits arabes; ces appareils néanmoins satisfont amplement aux besoins restreints de la population.

La stricte orthodoxie des Nedjéens, leur respect pour les traditions musulmanes ont arrêté quelque peu les progrès de l'agriculture; beaucoup de gens estiment la résignation plus méritoire que le travail, et, conséquents avec leurs doctrines, les mettent en pratique à leurs propres dépens. D'autres, chez lesquels le Coran n'a pas complétement détruit le sens commun, regrettent de voir tomber en défaveur un métier si utile à l'homme et ajoutent ce nouveau grief aux plaintes nombreuses que leur inspire le système wahabite.

L'état actuel des affaires ouvre néanmoins un large champ à l'activité du pays. Les Nedjéens sont querelleurs et belliqueux ; la devise : « Tant que mon voisin aura quelque chose, je ne manquerai de rien, » n'appartient pas d'une manière tellement exclusive aux highlanders écossais, qu'on ne puisse la graver aussi sur l'écusson de plus d'un montagnard de l'Arabie centrale.

Lorsque leurs incursions et leurs brigandages ne s'étendaient pas au delà du Toweyk, les Nedjéens avaient peu de chose à perdre ou à gagner ; le pauvre pillait le pauvre, le mendiant volait le mendiant. Les choses prirent un autre aspect sous la puissante dynastie des Ebn-Saoud. La guerre, résultat d'un système mûrement réfléchi, est maintenant plus fructueuse; au lieu de frapper d'indigents compatriotes, elle porte ses ravages sur les riches plaines de l'Hasa, enrichit la. capitale wahabite des dépouilles de l'Oman, de la Mecque, de Meshid-Hoseyn et de Zobeyr. Les armes sont un jeu comme un autre, et le jeu passionne plus les esprits que les travaux des champs ; de plus, des combats qui présentent le triple attrait de la nouveauté, de la cupidité satisfaite et du fanatisme assouvi ne peuvent manquer d'exalter le sentiment public. Depuis que Saoud-ebn-Saoud, docile aux conseils de Mohammed, a levé le drapeau de la réforme, tout Nedjéen regarde le sabre comme la principale source de fortune pour l'État et les particuliers. Le courant guerrier renverse sur son passage le commerce et même l'agriculture; les victoires des « musulmans, » leurs projets, les triomphes qu'ils espèrent remporter sur les « infidèles » (c'est-à-dire leurs voisins) absorbent les pensées de chacun, sont l'unique sujet des

conversations. Sous ce rapport comme sous beaucoup d'autres, le wahabisme tend à rétrécir l'esprit, à abaisser le caractère des Nedjéens.

On parle dans l'Ared le pur et antique dialecte du Coran; la seule modification qu'il ait subie depuis le septième siècle consiste dans l'emploi fréquent des diminutifs, emploi dû sans doute à la recherche excessive du bon ton et des belles manières qui caractérise aussi bien Riad que les capitales européennes. Cet usage fournit aux étrangers un texte inépuisable de railleries piquantes, car il altère le sens des termes d'une manière parfois assez ridicule. Si nous faisions en ce moment un cours de philologie, je pourrais citer plus d'une anecdote amusante dont j'ai été témoin pendant mon séjour à Riad, mais les jeux de mots perdent tout leur sel dans une traduction. Les Nedjéens ont encore un autre défaut : ils transforment les voyelles longues en brèves, ou, comme dirait un grammairien arabe, soumettent les sons pleins et bien nourris à un jeûne qui les rend maigres et faméliques; les gens du peuple ne sont pas non plus aussi soigneux que les habitants du Kasim et du Sedeyr d'accentuer l'inflexion particulière qui indique la diversité des cas; quelquefois ils substituent une terminaison à une autre, quelquefois ils les omettent complètement. Dans le premier cas cependant, ils n'obéissent pas à une pure fantaisie, mais, chose digne de remarque, jusque dans leurs erreurs, ils obéissent à une règle.

Tous ceux qui ont étudié les langues orientales savent que les noms de formation arabe admettent trois cas, le nominatif, le génitif et l'accusatif; le second comprend l'ablatif et le datif de la langue latine; le vocatif est exprimé tantôt par le premier, tantôt par le troisième. Ces trois cas se distinguent l'un de l'autre par les désinences appelées Fat/wh, Kesrah et Dammah, qui s'ajoutent à la dernière consonne du mot. Dans les substantifs d'origine étrangère, la seconde inflexion ou kesrah est remplacée par la fathah et les trois cas ordinaires se réduisent à deux. Cette règle ne s'applique toutefois qu'aux noms, ou aux mots qui en tiennent lieu.

Aucun orientaliste n'ignore non plus que le Coran, pour adopter un instant la phraséologie musulmane, est infaillible en grammaire comme en morale et en religion. Par conséquent, le

dialecte koraïchite ou ismaélite, le seul dont Allah se soit servi pour parler aux hommes, est le type du pur arabe, la véritable langue nationale aux yeux des philologues mahométans. Ces écrivains sont en même temps obligés de reconnaître l'existence d'une langue sœur, que ne désavoue pas la grammaire, mais qui, n'étant pas coranique, a moins de grandeur et de noblesse. Nous voici donc édifiés sur trois faits relatifs à ce second idiome. Premièrement il est d'une origine non moins ancienne que l'ismaélite; secondement, il est essentiellement arabe; troisièmement enfin, il appartient à une race distincte de celle qui habite l'Hedjaz et l'Arabie centrale.

C'est dans les environs de Riad, aux lieux mêmes où commence le mélange de la famille kahtanique que nous voyons pour la première fois le second dialecte modifier la langue générale ; à mesure qu'on s'avance vers le sud et vers l'est, il prend une place de plus en plus grande, et enfin, dans l'Oman, il supplante d'une manière complète les formes du langage coranique. Un fait qui se produit en de telles circonstances, et qui a lui-même un caractère si local, est une nouvelle preuve de la diversité de race qui distingue les Arabes du nord de ceux du sud, et dont nous avons déjà constaté l'existence. Il est certain que la kesrah commence ici à s'effacer devant la fathah, et que, plus loin, elle disparaît presque entièrement.

Ces observations pourront paraître, à quelques-uns de mes lecteurs, étranges ou forcées. Elles reposent cependant sur une expérience attentive; de plus j'ai eu la satisfaction de les entendre confirmées par des Arabes doués d'un esprit aussi juste que pénétrant. Quand bien même Niebuhr et d'autres éminents explorateurs de l'Yémen n'auraient pas relaté ces faits d'une manière précise, il ne faudrait pas s'en étonner. Cette province, vaste entrepôt fort hétérogène, ouvert à des invasions, tantôt éthiopiennes, tantôt turques, tantôt égyptiennes, où Juifs et Africains, Asiatiques du nord et du sud affluent de toutes parts, doit depuis longtemps avoir perdu la pureté de sa langue avec celle du sang; ses étroits rapports religieux et commerciaux avec la Mecque et l'Hedjaz ont eu nécessairement pour effet de répandre sur son territoire les formes phonétiques qui régnaient dans cette province. Ce n'est donc pas l'Yémen, au moins dans la province

de Tehamah, ou dans celles du littoral, qui peut fournir des traces bien accusées de l'idiome kahtanique.

Je devrais maintenant me livrer à une dissertation abstraite sur les Nabathéens et les Himyarites, dont j'ai pour la première fois rencontré des traces en Arabie. Mais ils seront l'objet d'une étude spéciale dans les chapitres consacrés à l'Hasa et à l'Oman.

Ces considérations m'ont fait oublier que nous nous promenions dans les rues et les jardins de la capitale; le soleil de midi est chaud, peut-être ceux qui ont bien voulu m'accompagner sontils fatigués, et désirent-ils retourner au logis pour y prendre un paisible repas de dattes et d'oignons, arrosé de trois tasses d'un café tel que le lecteur, hélas! n'en goûte guère de semblable en Europe. Nous allons donc nous reposer, puis nous reprendrons notre récit, et en retraçant les incidents amenés par nos fonctions médicales, nous compléterons de notre mieux le tableau de Riad et de ses habitants.

CHAPITRE X.

VIE A RIAD.

But there'.s Morality himself, Embracing ail opinions ; Hear, how he gi'es the t'ither yell Between his two companions ; See, how she peels the skin an' fell As one were peeling onions !

Now there — they're packed aff to hell, And banished our dominions, Henceforth this day.

(BURNS.)

Notre premier malade. — Sa position, son caractère et son influence. —

Abdel-Kerim. — Visite à sa maison, sa famille. — Division des péchés d'après la théologie mahométane. - Le polythéisme et l'usage du tabac.

Stratagème d'Abdel-Kerim pour ne payer aucun honoraire. — Les Metowas. — Abdel-Rahman. — Mahomet à Damas. — Indignation d'Abdel-Hamid. - Le Wahabite Abdel-Latif. - Son sermon. — Les fumeurs de tabac au jugement dernier. — Rigorisme des Wahabites. — Mohammed, frère d'Abdel-Latif. —Nosographie. —Conditions hygiéniques de l'Arabie en général. - Absence de certaines maladies. - Épidémies. Scrofules. — Rhumatismes. - Maladies de cœur.— Hydropisie. — Remèdes arabes. — Dyssenterie. — Fièvres. — Apoplexie. — Paralysie. —

Danse de Saint-Guy. — Tétanos. — Folie. — Hydrophobie. — Asthme.

Bronchite. - Lèpre et maladies cutanées. — Ophthalmies. — Absence de sensibilité nerveuse chez les Arabes. - Une opération. — Rétablissement de Djowhar. — Notre position au palais. - Introduction à l'histoire de la dynastie wahabite.

Abou-Eysa, fidèle à sa promesse, se mit à l'œuvre et usa largement du charlatanisme que l'on appelle vulgairement « puff » pour nous amener une nombreuse clientèle. Ses louables efforts ne restèrent pas sans résultats; le surlendemain du jour de

notre installation nous vîmes entrer un malade qui fut pour nous un véritable présent du ciel.

Ce visiteur n'était autre que Djowhar, grand trésorier de Feysul. Mes lecteurs seront sans doute un peu surpris d'apprendre que ce haut dignitaire à la peau d'un noir d'ébène avait été jadis esclave et avait obtenu sa liberté de Turki, père du roi actuel. Grand, bien fait, aussi beau qu'un nègre peut l'être, il paraissait âgé d'environ quarante-cinq ans; ses vêtements étaient fort riches, comme le sont toujours ceux des Africains opulents, quelle que soit la secte à laquelle ils appartiennent, et, à sa ceinture, brillait une épée à poignée d'or. Mais, disail-il, si l'usage .de ce métal est défendu à titre de parure, il est permis de l'employer, en toute sûreté de conscience, pour décorer des armes. Beaucoup de prédicateurs ont perdu, je crois, leur temps et leur peine lorsqu'ils ont essayé d'inspirer aux femmes le goût de la modestie et la simplicité dans la toilette. J'aimerais à voir ces orateurs faire l'essai de leur éloquence sur une réunion de nègres; j'ignore quel en pourrait être le résultat; en tout cas, l'ange de l'Islam et les Wahabites ont échoué dans cette tentative. Du reste, Djowhar était un excellent compagnon, d'une humeur enjouée, un peu vif, maistraitableet confiant, comme la plupart des gens de sa couleur.

La maladie dont il souffrait alors le contrariait beaucoup, car elle le mettait dans l'impossibilité de remplir une mission dont Feysul voulait le charger. Ainsi, travailler à rétablir sa santé, c'était rendre un service à l'État. Abou-Eysa, depuis longtemps en rapport avec le grand trésorier, l'introduisit et le fit asseoir suivant toutes les règles de l'étiquette sur un tapis étendu dans la cour; puis il commença un si pompeux éloge de ma science médicalequ'il aurait fallu en rabattre beaucoup même s'il se fût agi de William Cullen ; son emphatique déclaration aida puissamment à rassurer Djowhar et à préparer la guérison.

Après le café, j'emmenai le malade dans mon cabinet, où, complétant par mes inductions ses réponses un peu confuses, je parvins à me faire une idée nette de ce qu'il éprouvait. Le mal, quoique sérieux, pouvait cependant être combattu par un traitement simple et efficace; aussi n'hésitai-je pas à lui promettre un prompt soulagement, ajoutant que, dans trois semaines, il serait en état de partir pour Bahrain, où l'appelait sa mission.

J'ajoutai qu'avec un personnage aussi distingué, je ne voulais pas conclure de marché ni fixer le chiffre de mes honoraires, et que je laissais entièrement à sa générosité la rémunération de mes services. Il prit alors congé et, accompagné de ses serviteurs nègres, il regagna le palais.

La glace était rompue : la confiance absolue de notre malade, jointe à son rang élevé et à l'importance de sa charge, produisit le meilleur effet sur la cour et la ville. J'eus lieu de remercier ma bonne étoile qui m'avait amené un nègre pour premier client. La race noire, de beaucoup inférieure aux Arabes, sous le rapport de la force de volonté, de l'intelligence, est exempte de la défiance et de la jalousie communes chez ses concitoyens à peau blanche. L'envie est bien réellement la lèpre morale des Arabes, et tout voyageur appelé à vivre longtemps avec eux apprendra, par sa propre expérience, combien est fondé l'anathème que la littérature nationale lance fréquemment, mais en vain, contre cette odieuse passion. Nulle part je ne l'ai trouvée aussi universellement répandue, nulle part elle n'est aussi dangereuse que dans l'Ared.

Le premier personnage important qui vint ensuite réclamer nos soins offrait un caractère tout différent de Djowhar; il avait moins de bonhomie, d'abandon, mais il servait mieux les desseins qui nous amenaient à Riad. C'était Abdel-Kerim, fils d'Ibrahim, qui, allié par un mariage à la grande famille wahabite, se prétendait lui-même issu de la plus ancienne noblesse du pays. Sectaire acrimonieux et modèle de tous les vices orthodoxes, il figura sur la première liste des zélateurs à l'époque de leur création, en 1855, et se fit remarquer par l'exaltation de sa ferveur religieuse. La rumeur populaire attribuait la mort du ministre Soweylim à la jalousie personnelle de l'inquisiteur et à ses desseins ambitieux, que déguisait à peine le masque de la piété. D'autres faits analogues signalèrent l'exercice d'un court pouvoir; il attira sur lui tant de haines que ses collègues, alléguant sa mauvaise santé, le firent révoquer de ses fonctions.

Honoré par les cc saints » qui le regardaient comme une victime de ses hautes vertus, détesté de tous les honnêtes gens, il menait une vie retirée dans le troisième quartier de la ville, d'où une bronchite chronique, maladie qui n'est pas rare au Nedjed, l'amenait aujourd'hui à notre porte.

Il se présenta d'un air grave et plein de modestie ; puis, avant même d'expliquer la nature de son mal, il commença un édifiant discours, dans lequel il eut soin de faire étalage de sa science religieuse. Il affecta une préférence particulière pour la doctrine enseignée à Damas, prit la peine de nous rappeler que le fils d'Abdel-Wahab avait étudié la vraie foi dans la capitale de la Syrie, et insinua que la croyance orthodoxe était aussi sans doute la nôtre. Il y avait plaisir à s'entretenir avec lui de sujets qu'il connaissait si bien ; quelques compliments suffirent pour l'amener à nous éclairer sur divers points de la théologie wahabite. Enfin, il descendit de ces hauteurs et me pria d'examiner sa poitrine pour laquelle je lui prescrivis le traitement qui me parut le plus convenable ; il prit ensuite congé, non sans avoir exigé de nous la promesse que nous lui ferions l'honneur d'aller souper chez lui le lendemain. Abou-Eysa était tout à la fois inquiet et charmé des avances d'Abdel-Kerim. Charmé, parce que la faveur d'être admis dans le cercle domestique d'un personnage aussi éminent du monde orthodoxe était, pour employer la locution populaire, * une belle bague à notre doigt, » et en même temps uncertificatd'honorabilité; inquiet, en songeant au cœur faux et perfide de notre hôte futur. Ce dernier sentiment finit par dominer chez lui au point qu'il nous pressa de ne pas tenir notre promesse; mais je ne crus pas devoir céder à ce conseil trop prudent.

Le lendemain, un peu avant midi, le dévot personnage, modestement vêtu d'une longue robe blanche et le bâton à la main, revint en personne à notre demeure nous rappeler notre engagement. Nous sortîmes avec lui : après avoir traversé la place du marché, passé derrière le palais, suivi des rues bien propres où le décorum et la gravité étaient évidemment à l'ordre du jour, nous arrivâmes enfin devant son habitation.

Il nous introduisit dans une cour, nous fit monter au second étage par une longue enfilade d'escaliers, et nous nous trouvâmes bientôt dans un magnifique divan. Au-dessus de la porte, on lisait les distiques suivants du célèbre poëte Omar-ebn-Farid, tracés en caractères demi-cufiques, suivant l'usage général du Nedjed : Bienvenu soit celui dont je ne suis pas digne de m'approcher!

Bienvenue soit la parole qui annonce la joie après la mélancolie solitaire !

Bonnes sont tes nouvelles; arrière les vêtements de deuil; Je sais que ta venue est pleine de promesses, et je prendrai sur moi le fardeau qui peut t'accabler.

Dans l'exquise pièce de vers d'où elles sont extraites, ces paroles ont un sens ascétique et trahissent une inspiration chrétienne. En les reproduisant, le maître de la maison avait voulu témoigner de ses sentiments hospitaliers et de ses dispositions amicales. Comme toutes les inscriptions indigènes, elles sont simplement peintes au lieu d'être sculptées. Dans la chambre était assis le vieux Ibrahim, père de notre ami et chef de la famille; un autre de ses fils se tenait près de lui ; des livres de théologie et de jurisprudence, des chapitres du Coran, de l'encre, des papiers épars au milieu du divan, ou placés dans des niches triangulaires, trahissaient une retraite de science et d'étude.

Au mot de capitale, on rattache l'idée de manières plus polies et d'une élégance de vie plus grande que partout ailleurs. Riad n'échappe pas à cette règle, et la sévérité wahabite ne l'empêche pas de subir l'influence irrésistible d'une cour. Nous reçûmes d'Ibrahim et de sa famille un salut plein de courtoisie, un accueil des plus flatteurs. L'un des enfants apporta aussitôt une corbeille de dattes excellentes, en signe de bienveillance et d'estime. Quand le dîner fut servi, le maître de la maison me fit des excuses pour la simplicité du repas. * Vous nous traiteriez mieux à Damas, dit-il, si nous étions vos hôtes, mais le Nedjed est pauvre, et ce sont les ressources, non la bonne volonté qui nous manquent. » Le menu comprenait, entre autres délicatesses, un plat dont la vue me causa autant de surprise que de plaisir, parce qu'il annonçait le voisinage de la côte orientale. Cependant le lecteur, quand même il serait habitant du Norfolk, ne devinerait peut-être pas en une heure quelle était cette friandise de bon augure ; car il ne penserait pas tout d'abord, je crois, à des crevettes. Le Syrien, mon compagnon, qui n'en avait jamais vu auparavant, ne savait que faire; pour moi, je saluai avec joie le mets favori que j'avais bien des fois goûté plus frais et mieux préparé sur les bords riants de l'Yare. J'appris, dans le courant de la conversation, que ces crustacés proviennent de l'Hasa, où ils sont régulièrement apportés des îles Bahraïn. Il n'est aucune des autres productions maritimes qui soit envoyée aussi loin,

peut-être parce que les habitants sont peu versés dans l'art de les conserver.

Après le dîner, on nous apporta, pour nous laver les mains, de l'eau et de la potasse (en arabe cali, d'où vient notre mot alcali), substance qui, dans le Nedjed, tient lieu de savon; puis vint la cérémonie des fumigations. Ce n'est pas que l'opération fût nouvelle pour nous. Au Djebel Shomer, on y a quelquefois recours, dans le Sedeyr même elle est d'un usage journalier; mais j'ai omis d'en parler jusqu'à présent, et peut-être la description en sera-t-elle bien placée ici. Dans le pays orthodoxe d'Ared, le soin de se parfumer prend en quelque sorte un caractère religieux, car le Prophète, en proclamant d'une manière explicite son goût pour les odeurs suaves, qui ne le cédait en rien à sa passion pour les femmes, a légué un exemple que ses sectateurs zélés n'ont pas manqué de suivre. Aussi, à la fin de chaque repas, ou même après une tasse de café offerte pendant une visite, on voit paraître une cassolette carrée, fermée par un grillage en filigrane, et qui porte à sa base une sorte de tige ou de poignée, assez longue pour que l'on puisse la tenir sans se brûler les doigts; l'appareil est en argile durcie au feu, et sa forme a beaucoup de rapports avec celle d'une énorme fleur à quatre pétales. On remplit de charbon la partie supérieure de la boîte, et l'on jette par-dessus, soit du baume de benjoin, soit trois ou quatre petits morceaux de bois de senteur pareil à celui que nous avions offert aux ministres; bientôt une épaisse et suave fumée s'exhale de la cassolette comme d'un encensoir.

Chacun des assistants prend alors à son tour l'appareil embrasé et le passe sous sa barbe qui, dans le Nedjed, est en général fort négligée, puis il l'approche de son turban, afin d'y introduire l'odorante vapeur, au risque de se brûler les oreilles s'il est novice, comme je l'étais moi-même; enfin quelquefois le convive ouvre aussi sa chemise afin de garder sur sa poitrine une bouffée de la douce odeur. Ce parfum est en effet fort tenace et subsiste très-longtemps. Je n'ai vu que rarement employer l'encens dont on fait usage en Europe, et qui, s'il faut en croire les Nedjéens, provient de l'Hadramaout.

Le vieux Ibrahim, père de notre hôte, avait encore présents à la mémoire l'invasion égyptienne et le siége de Dereyah. Il nous raconta sur ces événements, dont il avait été témoin, un grand

nombre d'anecdotes. Le nom d'Abou-Notka, cité par le compagnon de Lascaris dans son célèbre récit de la campagne du Nedjed septentrional, n'était pas inconnu à notre narrateur, mais il attribuait des talents militaires beaucoup plus grands à l'autre héros nègre, qui portait le nom d'Harith, et dont nous aurons à parler dans la suite. Quand le vieillard rappelait ces scènes terribles, il s'enflammait, et il semblait qu'il fut prêt à exterminer tous les infidèles de la terre. Je ne pense pas que ce fussent chez lui des rodomontades inspirées par la peur : la lâcheté n'est pas ordinairement le défaut des Nedjéens.

Abdel-Kerim continua de nous faire des visites à peu près quotidiennes, et nous les lui rendîmes de temps en temps, jusqu'à l'époque où, se trouvant en voie de guérison, il cessa d'avoir besoin de nous. 11 n'avait pas été, j'imagine, fort édifié de nos opinions religieuses ; dans ses efforts pour nous faire expliquer il devint lui-même communicatif et m'éclaira sur différentes questions que je désirais approfondir.

Je lui demandai un jour quels étaient, suivant le Code des vrais croyants, les grands péchés ou Kebeyr-cl-denoub, et les petits ou Segheyr. Mes lecteurs savent peut-être que les mahométans partagent les péchés en deux classes : les grands, qui doivent être punis dans l'autre vie ou au moins qui méritent de l'être; et les petits, dont on obtient plus facilement le pardon. Cette classification correspond à peu près à la division établie par les chrétiens entre le péché mortel et le péché véniel. Attribuer à toutes les fautes la même gravité n'est jamais entré dans l'esprit d'un mahométan, encore moins d'un Nedjéen.

Le principe d'une distinction réelle et importante est donc admis. Mais ici se présente une difficulté : quelle est la ligne de démarcation entre les deux classes d'offenses? Chacun connaît la variété infinie d'opinions qui règne sur ce sujet parmi les docteurs et les casuistes chrétiens. Les théologiens mahométans ne sont pas moins en désaccord. Quelques-uns d'entre eux prétendent que les grands péchés consistent seulement dans l'impiété, le polythéisme, le manque de foi en Mahomet. Telle paraît avoir été la pensée du Prophète, comme le prouvent différents versets du Coran. Quelques autres, s'appuyant de certaines expressions contenues dans le « Livre », ajoutent à la liste des kebeyr, l'homicide volontaire et l'usure; ceux-ci en comptent

sept, en souvenir peut-être de nos sept péchés capitaux ; ceux-là en portent le nombre à cinquante, à soixante-dix; et je fus un jour consterné en étudiant un manuscrit, dans la ville d'Hamah, de voir que le nombre des transgressions élevées au rang de kebeyr, atteignait quatre cents. Enfin plusieurs docteurs tranchent la question à leur manière en déclarant qu'à Dieu seul il appartient de distinguer les péchés irrémissibles des offenses légères, et que sa volonté est la seule règle du degré de culpabilité et du châtiment.

D'après la croyance générale de l'islamisme, l'éternité des peines de l'autre vie est réservée aux seuls infidèles. Les musulmans sortiront un jour des régions embrasées, soit grâce à la miséricorde divine, soit par l'intercession de Mahomet ; de façon ou d'autre ils entreront dans le paradis, et laisseront derrière eux les peuples sourds à la voix du Prophète. Dogme consolant, en vérité, d'après lequel la vie future n'admet que deux séjours : le Purgatoire destiné aux vrais croyants, l'Enfer à tous les autres !

Des commentateurs plus compatissants que bon logiciens auront beau nous donner sur ce point des interprétations sans nombre, il n'en est pas moins certain que chrétiens, juifs, idolâtres rentrent dans la catégorie des polythéistes ou des infidèles. Tant pis pour eux; et pourtant ils ne sont pas coupables, puisque, d'après l'enseignement coranique : « Allah guide vers la lumière qui il lui plaît, et précipite dans l'erreur qui il lui plaît. »

Quelle désolante doctrine ! diront mes lecteurs. Une telle croyance, néanmoins, n'est pas aux yeux des Wahabites aussi dure ni aussi exclusive qu'elle le paraît d'abord. Car, dans leur profonde ignorance, ils s'imaginent ingénument que le mahométisme est la religion universelle de l'humanité, et que les autres croyances forment une minorité réellement imperceptible. Ils ont bien entendu dire que l'Europe est chrétienne, mais qu'est-ce que l'Europe? Une ville dans laquelle sept rois, - c'est le nombre consacré, — discutent de la paix, de la guerre, des alliances et des traités, toujours sous les ordres et avec la permission du sultan de Constantinople. Cette admirable leçon de géographie et de politique a été débitée vingt fois au moins devant moi à Bagdad, à Mossoul et même à Damas. Les Arabes, comme on doit s'y attendre, vont plus loin encore, et souvent on me demandait, avec le plus grand sérieux, « s'il existait des

chrétiens ou des infidèles? » Au Nedjed, il n'est personne qui ne soit convaincu que les trois quarts des hommes ont adopté le mahométisme. Les Wahabites condamnent au feu éternelles neuf dixièmes de la population du globe ; mais ils s'imaginent n'envoyer en enfer qu'un groupe insignifiant d'incrédules endurcis, qui ont obstinément fermé les yeux à la brillante lumière du Coran, dont l'horizon humain réfléchit depuis des siècles les splendides clartés, de l'Orient à l'Occident. Il est heureux pour les fils d'Adam que leur juge soit un Dieu et non pas un homme. De semblables absurdités montrent une fois de plus la justesse de ce proverbe hindou : « L'homme est le pire ennemi de l'homme , » et si les grandes assises de l'univers étaient confiées à un arbitre mortel, quels que fussent son pays, sa religion ou sa race, le ciel courrait grand risque de demeurer vide, l'enfer de regorger d'hôtes.

Néanmoins quelques musulmans, — familiarisés avec les voyages et ayant vu « du vaste monde » plus que n'en rêve une correcte philosophie mahométane, — admettent, dans leur for intérieur, des opinions différentes et beaucoup plus raisonnables. A la même catégorie appartiennent les nombreux disciples de l'école qui pense avec Ebn-Farid que, « si la mosquée est illuminée par les versets du Coran, les paroles de l'Evangile n'obscurcissent nullement l'Église ; » ou bien encore « que la vie n'est pas une amère ironie, et que Dieu n'a pas créé tous les hommes pour les rejeter, quand bien même leurs actions et leurs voies ne seraient pas toujours les meilleures. » J'ai entendu des logiciens orientaux aller jusqu'à résoudre les difficultés qui embarrassent et poussent à l'absurde des cerveaux étroits et des cœurs pusillanimes, en disant : « qu'après tout, le juge tiendra compte de la connaissance, que des lois et des croyances positives ne peuvent obliger ceux qui les ont ignorées; que les devoirs d'un homme sont proportionnés à ses lumières, et que quiconque agit d'après sa conscience sera récompensé dans la vie future. »

Mais une telle doctrine est en opposition directe avec l'orthodoxie mahométane, avec l'enseignement coranique, et ceux qui la partagent ne doivent pas être regardés comme inspirés par le véritable esprit de l'islamisme, ils en sont plutôt les adversaires.

Connaissant la diversité d'opinions qui existe chez la plupart

des musulmans au sujet de la classification des péchés, je tenais beaucoup à apprendre de quel côté penchent les Wahabites.

La question était, on le comprend, d'un intérêt capital, car la moralité d'un peuple se mesure nécessairement à ses croyances sur cette matière. Feignant donc une vive anxiété, je confiai à mon docte maître combien ma conscience était troublée par la crainte de me rendre coupable d'une faute grave, lorsque j'aurais cru commettre seulement une légère offense. J'ajoutai que, me trouvant dans une ville pieuse et orthodoxe, dans la société d'un savant ami, j'espérais mettre enfin mon esprit en repos, et m'éclairer une fois pour toutes sur une affaire d'une si haute importance.

Abdel-Kerim ne doutait pas de la sincérité de son élève, et il ne voulait pas refuser de tendre une main secourable à un homme qui se noie. Prenant donc un air de solennité profonde, il me dit du ton grave et inspiré d'un oracle, que « le premier des grands péchés consistait à rendre les honneurs divins à une créature. » Ces paroles avaient particulièrement pour but de condamner la doctrine des musulmans ordinaires, qui, d'après les Wahahites, se rendent coupables d'idolâtrie, et méritent les peines éternelles en implorant l'intercession de Mahomet ou d'Ali. Un cheik de Damas n'aurait pas donné une définition aussi précise, il se serait contenté de répondre, qu'aux yeux d'Allah, le plus grand des crimes est l'infidélité.

« Assurément, répliquai-je, l'énormité d'un tel crime ne fait aucun doute; mais quel est le second des grands péchés?

— Boire la honte.

— Et le meurtre, et l'adultère, et le faux témoignage?

— Dieu est miséricordieux, » repartit l'interprète de la doctrine wahabite, donnant ainsi à entendre que c'étaient de simples bagatelles.

« Ainsi il n'y a que deux péchés graves : le polythéisme et la passion de fumer? » continuai-je, quoique j'eusse beaucoup de peine à me contenir plus longtemps. Abdel-Kerim me répondit avec un grand sérieux que j'étais dans le vrai.

Avant de quitter ce sujet, j'ajouterai quelques mots d'explication. La doctrine nedjéenne, qui s'est inspirée de l'esprit même du Coran, suffit pour faire comprendre l'importance attribuée au premier des deux grands péchés, le sherk (littéralement asso-

ciation ou abaissement du Créateur au niveau de la créature).

Je suis entré dans de longs développements pour dégager du livre saint de l'islamisme la véritable idée de Dieu, pour mettre à nu cette théologie monstrueuse, qui présente le Créateur comme le plus despotique des tyrans, et ses créatures comme les plus viles des esclaves. Conclusion révoltante et pourtant nécessaire dès que l'on admet l'absorption panthéiste de tout acte, de toute responsabilité en Dieu seul. Dans un tel système, les actes bons ou mauvais de l'homme, le meurtre, le vol, le parjure ou l'exercice des plus hautes vertus, sont choses indifférentes aux yeux du grand autocrate, pourvu que le droit inviolable de sa monarchie suprême demeure intact et soit régulièrement proclamé. Le despote est satisfait quand l'esclave avoue sa dépendance, et il n'exige rien de plus. Dieu et la créature passent entre eux une sorte de compromis. cr Je vous reconnaîtrai, dit l'homme, pour mon Créateur, mon seul seigneur et mon seul maître, et j'aurai pour vous un respect, une soumission sans bornes. Afin de m'acquitter de cette obligation, je vous adresserai chaque jour cinq prières, qui comprendront vingt-quatre prosternations, la lecture de dix-sept chapitres du Coran, sans oublier les ablutions préliminaires, partielles ou totales, le tout entremêlé de fréquents La Ilah illah Allahs et autres formalités. De votre côté, vous me laisserez faire ce qu'il me plaira pendant le reste des vingt-quatre heures et vous n'examinerez pas trop ma conduite personnelle et privée; en récompense des adorations de ma vie entière vous me recevrez dans le paradis, où vous me procurerez « la chair des oiseaux si agréable au goût, » de frais ombrages, des ruisseaux de nectar; quand bien même l'accomplissement de mes devoirs religieux laisserait à désirer, ma foi en vous et en vous seul, avec un dévot La Ilah illah Allah, sur mon lit de mort, suffira pour me sauver. » Voilà, sans périphrases, l'abrégé, la substance de l'islamisme orthodoxe. Les promesses consignées dans le Coran ne laissent pas au musulman fidèle le moindre doute sur la ratification du pacte par la divinité : Dieu ne pardonne pas l'assimilation de qui que ce soit à lui-même, mais il absout de toute autre infraction qui il lui plaît, c'est-à-dire ceux qu'il dirige sur le droit sentier de la vraie foi.

La croyance que je viens d'exposer est commune à tous les musulmans; mais les Turcs et les Égyptiens seraient sans doute

bien surpris d'apprendre en quoi consiste le second péché mortel, frère et rival du premier. Pourquoi l'anathème qui frappe le fumeur? Il est difficile de comprendre cette anomalie dans un système où tout ce que fait l'homme, c'est Dieu qui le fait, et où par conséquent l'acte de fumer est le résultat d'un arrêt divin et d'une impulsion irrésistible, comme le meurtre par exemple.

On pourrait essayer de répondre par la phrase commode : « Allah le veut ainsi. » Qui oserait, en effet, contester à l'autocrate le droit de placer l'offense où il lui plaît et de la punir comme il lui plaît?

Il faut cependant produire d'autres raisons, quand il s'agit d'instruire quelqu'un qui n'est pas complétement imbu des doctrines de l'école. Je priai humblement mon maître de m'apprendre quelle malice et quelle immoralité se cachaient sous les feuilles de tabac, afin que je pusse à l'avenir les détester davantage et les éviter plus soigneusement.

Ainsi pressé, Abdel-Kerim répondit que le tabac est une substance enivrante, par conséquent contraire à l'esprit de Mahomet; j'exprimai un certain doute à l'égard de cette propriété et j'en appelai à l'expérience. Mais, à ma grande surprise, mon ami avait pour lui les faits, il me riposta par des histoires effrayantes d'hommes tombant ivres morts après une seule bouffée de tabac, et d'autres que son usage avait réduits à un état d'idiotisme. Ses anecdotes n'étaient pas aussi controuvées qu'on pourrait se l'imaginer d'abord. Le tabac de l'Oman, seule espèce connue dans le Nedjed méridional, est doué de propriétés très-énergiques. J'ai été surpris moi-même plus d'une fois de sa puissante action narcotique, dont j'ai vu des exemples dans les cafés de Bahraïn , dans les khawas de Sohar. Il n'y a pas d'exagération à dire que les effets de cette plante sont vingt ou trente fois plus forts que ceux du tabac américain.

Mais ignorant alors ces détails, je refusai d'admettre l'argument d'Abdel-Kerim. Sans avoir l'air de mettre en doute l'exactitude des faits qu'il avançait, je répondis qu'ils devaient être considérés comme des exceptions, et qu'en général les misérables êtres dépravés que l'on voit dans les régions moins éclairées du nord, se complaire à l'usage de la honte, ne présentent

aucun symptôme notable d'ivresse, et ne sont pas frappés de catastrophes aussi tragiques.

Mon maître rétorqua l'argument en affirmant avec assurance que l'intoxication était la règle, et l'innocuité l'exception. (cllen est de même, ajouta-t-il, du vin, certains hommes peuvent en boire sans être sensiblement affectés; pourtant leur exemple n'affaiblit en rien la prohibition absolue qui est basée sur ses effets naturels et ordinaires. » Je jugeai plus sage de ne rien répliquer, dans la crainte d'énoncer une proposition trop générale qui, en me faisant soupçonner de défendre aussi la cause du vin, aurait empiré mes affaires.

Cependant, Abdel-Kerim sentait, comme la plupart des sophistes, que sa première raison n'était pas entièrement concluante, et il en produisit une seconde, fondée sur la tradition.

Mahomet,— je ne me rappelle ni pourquoi ni comment, — a déclaré, paraît-il, à ses sectateurs, qu'il ne devait entrer dans leur nourriture rien qui ait été brûlé ou cuit à la flamme. Peutêtre faut-il expliquer ainsi l'usage général de la viande bouillie dans le Nedjed, à l'exclusion des rôtis, des 'grillades ou des fritures, à moins que l'ignorance de la cuisine ne soit la seule cause de cette habitude. En tout cas, la défense existe, et il restait à prouver qu'elle s'étendait aux fumeurs. L'équivoque de la langue arabe, dans laquelle le mot shareba signifie indifféremment boire et fumer, lui fournissait une arme excellente dont il ne manqua pas de se servir.

A cette réponse, j'opposai l'usage des fumigations si communes dans le Nedjed et si chères au Prophète. Ce fut en vain, car le mot shareba ne pouvait s'appliquer ici. Je citai alors le mellah, pain cuit ou plutôt torréfié sous des cendres brûlantes, dont j'ai plus d'une fois parlé dans la première partie de ma relation, et qui est également en usage à Riad. L'objection était sans réplique, Abdel-Kerim retomba sur les propriétés enivrantes du végétal.

Mais est-ce bien là, demanderont peut-être les lecteurs, le motif réel de la proscription, en apparence arbitraire, dont le wahabisme a frappé le tabac? Non sans doute, et il ne faut pas la chercher bien loin ; la passion des sectaires pour les signes de ralliement bien tranchés suffit clairement à la défense de Mohammed-Abdel-Wahab.

Le fondateur de la secte wahabite et son disciple Saoud n'a-

vaient pas moins en vue l'établissement d'un grand empire que le prosélytisme religieux; ces deux hommes, — le premier plus encore peut-être que le second, — voulaient, non-seulement convertir leurs voisins, mais les soumettre. Saoud et Mohammed devinrent les apôtres du nouvel islamisme, auquel s'associa nécessairement l'épée. Il leur fallait trouver à la conquête un motif plausible, et avoir un signe de ralliement qui servît à reconnaître les partisans de leur doctrine. Croire à l'unité de Dieu, s'acquitter régulièrement des prières prescrites, tenir les yeuxbaissés, porter des vêtements simples, tout cela ne suffisait pas à tracer une ligne de démarcation, et les populations asservies auraient été en droit de dire : « Nous sommes bons musulmans comme vous, il n'y a entre nous aucune différence essentielle; de quel droit venez vous donc attaquer et tuer vos frères'?) Il était besoin d'imaginer quelque chose de plus : le tabac fournit un excellent prétexte.

L'usage de ce narcotique universellement répandu en Orient s'éloignait tant soit peu de l'esprit du Prophète. Souvent les hommes portent des jugements sensés, tout en raisonnant mal.

Les arguments d'Abdel-Kerim étaient, même au point de vue mahométan, d'une complète insuffisance pour appuyer sa thèse.

Mais, si Mahomet avait connu le tabac, il en aurait probablement défendu la consommation d'une manière aussi rigoureuse que celle du vin, et cela par des raisons analogues. Le tabac, social et civilisateur, rapproche les hommes ; je regrette qu'il ait un effet opposé à l'égard des dames ; mais ce sont elles qui le veulent, et je ne puis que le déplorer profondément. Les hommes qui fument sont disposés, quoi qu'en dise Cowper, à la conversation, à la bonne humeur, à un échange amical d'idées et d'opinions. Bien que ses propriétés principales soient sédatives, la plante américaine a de plus une action stimulante qui suffit pour la ranger dans la même classe que le vin et les spiritueux.

Enfin elle ne figure pas au nombre des joies permises par le Prophète à ses sectateurs pendant l'intervalle compris entre la bataille et la prière. La secte wahabite est donc logique dans son antipathie contre le plaisir de fumer; on ne pouvait guère, nous en convenons, trouver un prétexte d'interdiction plus spécieux et un signe distinctif plus frappant. La plupart des habitants de la Syrie, de l'Égypte et des provinces frontières de l'A-

rabie, quand on les interroge sur les Wahabites, n'ont rien ou presque rien à dire de précis sur eux, sinon qu'ils condamnent l'usage du tabac. Ce n'est pas qu'on ne puisse leur trouver des imitateurs dans les contrées voisines; parmi les sunnites, plusieurs musulmans rigides, — ceux entre autres qui appartiennent à l'école malékite, — désapprouvent l'habitude de fumer, qu'ils regardent comme indigne d'un vrai croyant. Dans la Wadi Dowasir, le fanatisme est, sur ce point, plus aveugle que dans l'Ared, et l'on peut en dire autant, si je suis bien informé, du Djebel Asir.

Telle fut ce jour-là ma conversation avec Abdel-Kerim; je la reproduis comme un spécimen des entretiens que nous eûmes ensemble, mais je ne puis passer sous silence la scène qui se passa entre nous à l'occasion de son entier rétablissement; c'est un trait de mœurs qui peint l'homme et la nation.

Après trois semaines de traitement, les symptômes du mal avaient si complétement disparu qu'Abdel-Kerim se déclara parfaitement guéri, et nous ne le revîmes plus. Quand il s'était confié à mes soins, nous étions convenus des honoraires qu'il aurait à me payer; je lui rappelai sa promesse avec les ménagements convenables. Cette première insinuation étant restée sans résultat, une seconde et une troisième suivirent, chacune plus significative que la précédente, mais tout aussi inutile. Plusieurs habitants respectables joignirent leurs instances aux nôtres pour pousser l'ex-zélateur à s'acquitter de ses engagements. Et comme la somme dont il s'agissait ne dépassait pas quatorze francs, la lenteur d'Abdel-Kerim à nous payer n'était pas moins ridicule que mesquine. Rougissant de ses procédés, mais persistant dans son mauvais vouloir, il s'avisa, pour sortir d'embarras, d'un expédient assez original.

Une après-midi que j'étais seul dans mon khawah, un coup retentissant frappé à la porte m'avertit de fermer mon livre de notes et d'aller ouvrir. Trois ou quatre de mes amis entrèrent avec la figure joyeuse d'hommes qui ont une amusante nouvelle à raconter. Ils arrivaient du sermon de la grande mosquée ou Djamia.

En rendant compte de mon séjour à Hayel, j'ai parlé de cette sorte de prédication : il n'y a pas ici de différence essentielle, sinon que la cérémonie est beaucoup plus longue, l'auditoire plus nombreux, et que deux fois sur trois le sujet est emprunté

à quelque dogme particulier de la secte. Ce jour-là, quand le metowa eut achevé de lire quelques versets du Coran, AbdelKerim s'avança pour en faire à haute voix le commentaire, suivant l'usage du pays. Il prit pour texte de son discours la confiance que chacun doit mettre en Dieu seul à l'exclusion de toute créature. Puis, venant à une conclusion pratique, il s'enflamma contre ceux qui ont foi dans la médecine, déclarant un tel préjugé hérétique et absurde à la fois, puisque la seule cause effective de la santé ou de la maladie, de la vie ou de la mort, est la volonté de Dieu. De là, il déduisit cette conséquence ingénieuse et légitime que les médecins sont des êtres inutiles , qu'ils ne méritent ni remercîments ni récompenses. « Quand même, ajouta-t-il, un homme semblerait avoir été guéri par de tels moyens, son rétablissement serait une simple coïncidence, non un effet direct, et le docteur n'aurait rien à réclamer, car la guérison serait l'œuvre de Dieu seul. La Ilah illa Allah! (Il n'y a d'autre Dieu qu'Allah ! )

Dans un autre moment, cette édifiante prédication n'aurait pas surpris l'assemblée; malheureusement, Adel-Kerim étant un des notables de la ville, chacun savait par cœur l'histoire de sa maladie, son traitement et sa guérison. Sa thèse, quoique parfaitement orthodoxe, fut attribuée à l'inspiration de sentiments peu honorables, et chacun le soupçonna d'avoir voulu plutôt nouer les cordons de sa bourse que délier le nœud d'une question de doctrine. Des sourires et des chuchotements accueillirent l'orateur; puis, quand les assistants furent sortis de la mosquée, ils échangèrent des commentaires ironiques et se livrèrent à toute la gaieté que comporte le décorum nedjéep. Mes amis, qui ne pouvaient s'empêcher de rire de nouveau en me faisant ce récit, me promirent d'amener le lendemain AbdelKerim à notre demeure sous un prétexte quelconque, et nous nous entendîmes sur ce que nous devions dire et faire.

Ils tinrent parole; le jour suivant, dans l'après-midi, l'ex-zélateur se présenta d'un air embarrassé à notre porte, accompagné d'un groupe de curieux, parmi lesquels figuraient nos hôtes de la soirée précédente. Après les politesses d'usage, et quand la conversation eut pris le cours que nous voulions lui donner : « Abdel-Kerim, lui dis-je, il est hors de doute que la santé vient de Dieu seul et que le docteur mérite peu de remer-

ciments; de la même façon, ni plus ni moins, j'entends qu'Allah me donnera la somme qui m'est due; vous serez en cela son instrument passif, et, quand vous m'aurez payé, je vous devrai tout aussi peu de reconnaissance. » Chacun de rire alors et de faire pleuvoir les quolibets sur le renard pris au piège, dont la confusion fut extrême. Il sortit en promettant de me satisfaire bientôt, et avant le coucher du soleil il envoyait son jeune frère nous apporter le prix convenu, afin de se mettre à l'abri de nouveaux sarcasmes ; mais il ne franchit plus désormais le seuil de notre maison, ce qui nous laissa fort peu de regrets.

J'eus occasion d'étudier la classe lettrée sous un jour beaucoup plus avantageux dans la personne d'un troisième malade, Abder-Rahman, metowa ou chapelain du palais. Depuis plusieurs années il était sujet à de violentes névralgies; une crise aiguë le retenait en ce moment dans sa chambre et l'empêchait de vaquer à son ministère. Djowhar, qui éprouvait déjà une amélioration notable, avait fait un pompeux éloge de son docteur; et, suivant son conseil, le metowa me fit mander avec les plus vives instances.

Ses appartements, situés en face de ceux du premier ministre Mahboub, étaient spacieux, élégamment meublés et contenaient, entre autres objets, quarante volumes environ, imprimés ou manuscrits, ce qui forme en Arabie une très-belle bibliothèque.

En dépit de ses souffrances, il employa la plus élégante phraséologie pour me faire connaître son mal; et quand, au bout de deux ou trois jours, un traitement convenable l'eut délivré de ses tortures, il devint pour moi une précieuse relation. J'appris de lui d'intéressantes particularités sur l'histoire de Moseylemah, des Wahabites, de l'ancien état religieux du Nedjed; j'ai déjà reproduit quelques-uns de ces détails dans le cours de mon récit, les autres viendront plus tard. Le digne chapelain savait même par cœur plusieurs chapitres du Coran burlesque de Moseylemah, et il les débitait avec un sentiment très-juste de leur esprit sarcastique. Chez lui, comme dans un centre commun, se réunissaient les étudiants dont j'ai déjà parlé ; ils discutaient devant moi des questions de morale ou des points de doctrine, car Adber-Rahman n'était pas seulement un homme instruit, mais un aimable et charmant causeur; il at-

tirait ainsi autour de lui ces pâles et frêles jeunes gens qui le regardaient comme leur guide et leur maître.

Un matin que j'étais assis à côté dumetowasurle belal, grossier tapis nedjéen, et que nous nous entretenions avec les hôtes du palais, la conversation tomba sur Sham ou Damas ; toutes les personnes présentes se mirent alors, par un sentiment de politesse, à faire l'éloge de ce qu'elles croyaient être ma ville natale, en rappelant la visite que Mahomet aurait faite à cette ville. D'après cette légende, le Prophète, — puisse Dieu lui prodiguer ses bénédictions! — avait le projet d'entrer dans la capitale de la Syrie, et il descendait de son chameau près de la porte méridionale; au moment où l'un de ses pieds bénis touche la terre et où l'autre va le suivre, l'ange Gabriel apparaît pour lui apprendre qu'Allah lui laisse le choix entre le paradis de cette terre et celui de l'éternité ; s'il persiste à entrer dans Damas, il doit renoncer aux jardins et aux houris du ciel.

Là-dessus le Prophète abandonna sagement son dessein; préférant les joies intarissables de l'autre vie aux bosquets, aux eaux de la Barada, il remonta en selle et retourna en Arabie. Cependant, pour la confusion des sceptiques et des infidèles, la trace du pied prophétique qui s'était déjà posé sur le sol rocheux, y demeura ineffaçablement imprimée, et j'eus moimême le bonheur de la contempler dans la jolie petite mosquée commémorative de la vision, près de la porte de la ville, sur la route d'Hauran. Quelques personnes, il est vrai, prétendent que l'empreinte appartient non pas à Mahomet, mais à l'ange Gabriel, qui ayant pris la forme humaine, et doué pourtant d'une légèreté angélique, se tenait suspendu sur un pied. Je n'ai garde de vouloir décider une aussi grave question de controverse; je laisse mes lecteurs libres d'opter pour la version qui leur paraîtra la plus vraisemblable.

Quoi qu'il en soit, cette histoire forme un article de foi parmi les mahométans, et elle fut alors récitée pour la millième fois comme un compliment à l'adresse des prétendus Showam ou habitants de Damas. Mais Abdel-Hamid, le Peshawerite, dont j'ai déjà parlé, était présent et il ne put garder le silence. Outre sajalousie malveillante contre nous, il se glorifiait d'être originaire du beau pays de Cachemire, et avait grandi au milieu d'une végétation bien plus riche et plus séduisante que les jardins de Damas, sur les bords

de fleuves à côté desquels la Barada n'était qu'un ruisseau.

Enfin c'était un vrai shiite de cœur, en sorte que les éloges donnés par des sunnites à l'ancienne capitale des Beni-Ommeyah, qui est devenue un centre d'antagonisme et d'hostilités contre sa secte, le mettaient dans un état d'exaspération impossible à décrire. « Que d'absurdités vous débitez là, s'écria-t-il.

Le paradis de la terre ! le paradis de la terre ! Et tout cela pour quelques arbres rabougris et un peu d'eau bourbeuse 1 Le Prophète et ses compagnons étaient des Bédouins, ils ne connaissaient depuis leur enfance que la stérilité de l'Hedjaz et du désert. Quand, venant à Damas pour la première fois, ils trouvèrent de frais jardins et des eaux courantes, ils s'imaginèrent que cet endroit était le paradis et ils lui en donnèrent le nom!

Certes, s'ils étaient venus dans mon pays, ils auraient changé de langage. »

Chacun l'écoutait les yeux grands ouverts et la bouche béante, et puis les exclamations Astaghfir uUa! (je demande pardon à Dieu!) et La llah illa Allah! s'échappèrent de toutes les lèvres, tandis qu'Abdel-Hamid, le visage en feu et sans réfléchir à la portée de ses paroles, promenait autour de lui des regards farouches et dédaigneux, en murmurant des malédictions. S'il n'eût pas été l'un des favoris de Feysul, les choses auraient pu tourner mal pour lui. Abder-Rahman se hâta de détourner la conversation, et cette sortie de l'Afghan ne fut l'objet d'aucun commentaire.

Il n'est pas nécessaire de fatiguer le lecteur du long détail des affections que j'eus à traiter. Mes malades se composaient en partie d'habitants de Riad, en partie d'étrangers que des affaires amenaient à la ville; quelques-uns étaient riches, d'autres pauvres. Il en résultait de nombreuses relations avec nos clients, des visites reçues et rendues et des invitations multipliées. C'est ainsi que, tantôt nous nous trouvions étendus sur des coussins dans un khawah, garni de tapis moelleux, devant une rangée de cafetières étalées avec ostentation ; tantôt assis dans les habitations basses et mal éclairées de l'indigent, ou bien encore au milieu d'un jardin, à un mille ou deux de la ville. Les jours s'écoulaient rapidement; beaucoup de praticiens de Londres auraient, si je ne me trompe, envié la vogue dont nous jouissions et qu'ils auraient mieux méritée que nous.

Je ne puis cependant passer sous silence Abdel-Latif, arrièrepetit-fils du célèbre fondateur du wahabisme, et cadi actuel de la ville. C'est un homme d'une beauté remarquable, dont les manières et le langage annoncent une certaine culture. Envoyé en Égypte avec sa famille lors de l'invasion d'Ibrahim, il avait été élevé au Caire, et il doit à son séjour au milieu d'un peuple plus éclairé que celui du Nedjed l'aisance et la variété de sa conversation, son apparence de libéralisme, et son dédain, fort surprenant chez un cadi de Riad, pour la tautologie fatigante et ampoulée de sa secte. Mais il ne faut pas se laisser tromper par ces dehors brillants; la langue seule est égyptienne, le cœur et l'esprit sont wahabites. Je ne crois pas que l'on puisse rencontrer dans l'Arabie centrale un homme plus dangereux, plus ennemi du progrès qu'Abdel-Latif. Jamais Namik-Pacha, AliPacha, ou tout autre Pacha revenant du Bosphore après des années passées sur les bords de la Seine ou du Danube, n'ont eu le cœur plus rempli d'une haine jalouse contre la prospérité et la civilisation qui ont frappé leurs regards, et auxquelles ils ont la conscience de ne pouvoir atteindre. Le cadi de Riad, l'ancien étudiant du Caire, aujourd'hui chef des zélateurs nedjéens, est la personnification de l'antipathie éternelle du mal pour le bien, antipathie non moins profonde que celle du bien pour le mal.

Malgré la défiance que m'inspirait son caractère, j'avais avec Abdel-Latif de fréquentes relations. Sa maison était un véritable palais, il avait d'immenses jardins, une foule d'esclaves et de serviteurs, en un mot, il était, après le roi, le premier personnage de l'État, et même sous beaucoup de rapports sa puissance dépassait celle de Feysul. Les leçons tant de fois répétées du Coran : « 0 vous qui avez la foi, pourquoi vous priveriez-vous des dons qu'Allah place à votre portée? » ces leçons n'ont pas été perdues pour le pieux Wahabite, que sa haute dignité, la richesse et l'influence de sa famille mettent en état de jouir de tous les biens terrestres. Il m'invitait souvent à prendre le café; supposant, d'après l'intonation de ma voix, que j'étais Égyptien, et non pas Syrien, comme je le prétendais, il parlait volontiers du Caire et d'Alexandrie ; mais il apprit aussi que j'étais chrétien, et quand l'occasion se présenta, il me laissa voir quels sentiments je lui inspirais en cette qualité.

J'assistais souvent à ses prédications, soit dans l'élégante

mosquée bâtie près de sa demeure, soit dans la grande Djamia.

Il était toujours entouré d'un auditoire nombreux et fervent, sans compter un petit groupe de disciples choisis, et je dois lui rendre la justice de dire que c'est un orateur éloquent et habile, instruit même pour un Wahabite, mais jamais je n'entendis un sectaire déployer un zèle plus âcre et plus farouche,, faire preuve d'un esprit plus étroit.

Par une belle après-midi de novembre, la grande mosquée regorgeait de pieux croyants et tous les esprits étaient fort exaltés, car on venait d'apprendre que « les vrais musulmans » avaient remporté à Oneyzah une grande victoire sur l'infidèle Zamil. Abdel-Latif prit pour texte de son discours les avantages de l'orthodoxie et le danger des innovations modernes. A l'appui de sa thèse, il raconta une tradition célèbre, d'après laquelle Mahomet aurait dit à ses disciples : Œ De même que les Juifs ont été divisés en soixante et onze schismes différents, et les chrétiens en soixante-douze, — peut-être le Prophète, peu versé dans l'histoire, avait-il un vague souvenir des soixante-douze disciples envoyés pour prêcher l'Évangile, — de même les musulmans se sépareront en soixante-treize sectes, dont soixantedouze sont destinées au feu éternel et une seule à la gloire du paradis. » Ici le prédicateur fit une pause, comme Massillon après sa fameuse apostrophe : « Paraissez maintenant, justes, où êtes-vous? » et un frémissement d'effroi parcourut l'assemblée. « En entendant cet oracle terrible, les Sahhabah, reprit Abdel-Latif, s'écrièrent tout d'une voix : Quels sont, ô messager de Dieu! les signes auxquels nous pourrons reconnaître l'heureuse secte qui seule doit entrer en possession du paradis? —

C'est, reprit Mahomet, celle qui en tout se rendra semblable à moi-même. — Et nous sommes, ajouta le cadi en baissant la voix d'un ton de conviction profonde, ce peuple orthodoxe imitateur de Mahomet, héritier des promesses célestes. »

Ces paroles me rappelèrent le bon mot si connu : Cl Orthodoxy means my cloxy, heterodoxy another man's doxy i a (L'orthodoxie est ma croyance, l'hétérodoxie, celle d'un autre). Un des compagnons du Naïb était à mes côtés; en entendant ce curieux

1. Pour bien comprendre cette plaisanterie, il faut savoir que doxy, qui en grec signifie croyance, a en anglais le sens d'amie, de maîtresse.

passage de théologie wahabite, il se leva transporté d'indignation, et sortit de la mosquée, se frayant un passage au milieu de la foule compacte. Mais les Nedjéens étaient trop bien suspendus aux lèvres de l'orateur pour s'apercevoir de mon sourire ou de l'air furieux du Persan. D'une voix passionnée et convaincue l'assemblée exprima sa complète adhésion, et toutes les mains se levèrent pour attester la puissance unique de cet Être despotique qui assure le salut des vrais croyants, et qui légitime en même temps la damnation des incrédules et des polythéistes.

Ce que je viens de dire suffit pour donner une idée de l'éducation religieuse des Nedjéens. Pendant un mois et demi de sé- f jour dans la pieuse capitale j'ai assidûment assisté aux sermons sans avoir entendu dire un seul mot de la moralité, de la jus- tice, de la commisération, de la droiture, de la pureté de cœur et de langage, en un mot, de tout ce qui rend l'homme meilleur.

Mais en revanche mes oreilles étaient rebattues par d'intarissables commentaires sur les oraisons, les croisades contre les incrédules, sur les houris, les rivières, les bosquets du paradis, sur l'enfer, les démons et les obligations multiples des époux polygames. Je ne dois pas passer sous silence un sujet qui revient très-fréquemment dans les prédications : la corruption profonde du fumeur de tabac punie par des miracles effrayants, comme chez nous des esprits moins chrétiens que judaïques en font intervenir parfois dans les livres de piété. En voici un exemple.

Un homme dont le fervent islamisme semblait à l'abri de tout soupçon, mourut à Sedous, petite ville de la frontière. On récita sur sa dépouille les prières d'usage et on l'ensevelit, comme un bon musulman, le visage tourné vers la Kaaba. Mais il arriva que pendant les funérailles un des assistants laissa tomber, sans s'en apercevoir, sa bourse dans la fosse, où elle fut recouverte par la terre jetée sur le corps. En retournant à sa demeure, il s'aperçut de la perte qu'il avait faite, et, après avoir cherché inutilement partout, devina ce qui était arrivé. Notre homme ne savait à quoi se résoudre. Troubler le repos des morts est une profanation non moins abhorrée chez les mahométans que chez les chrétiens. Cependant, - « quid non mortalia pectora cogis, auri sacra rames? — le paysan consulta le cadi du village qui lui répondit sagement, que dans un cas semblable,

fouiller une tombe n'est pas un crime; il lui conseilla néanmoins, pour éviter le scandale et les bavardages, d'attendre la tombée de la nuit. Ainsi encouragé, le Nedjéen se mit à l'œuvre le soir même et retira bientôt sa bourse des mains glacées du cadavre. Mais quels ne furent pas son épouvante et son horreur en reconnaissant que le défunt avait changé de position et détourné sa tête de la Kaaba! Recouvrant le corps à la hâte, il retourna chez le cadi pour l'informer de ce sinistre présage. Tous deux furent d'avis que le mort devait avoir commis quelque faute irrémissible, et résolurent de faire une enquête officielle pour découvrir les preuves du péché qui avait mérité un tel châtiment. Ils bouleversèrent du haut en bas la pauvre demeure et découvrirent enfin, soigneusement cachée dans une fente de la muraille, une petite pipe dont le tube noirci et l'odeur diabolique révélaient trop clairement l'infâme hypocrisie de son propriétaire. Le crime était notoire, le miracle. s'expliquait, et sans doute l'amateur de. cr la honte » brûlait déjà dans le feu qui ne s'éteint pas. Un autre était tombé en pourriture, un rocher avait brisé la tête d'un troisième, etc.

La moralité cependant gagne peu de chose à ces légendes édifiantes. A la vérité, dans ce pays du pharisaïsme, les lumières sont éteintes une heure après le coucher du soleil, et personne ne peut se montrer dans les rues; pendant le jour les enfants eux-mêmes n'osent jouer sur les places publiques, les hommes se gardent de rire et de parler à haute voix. Aucune apparence de gaieté mondaine n'offense les yeux des graves puritains, et le bruit profane des instruments de musique ne trouble jamais le murmure sacré de la prière. Mais le vice sous toutes ses formes, même les plus honteuses, s'étale ici avec une audace inconnue aux villes les plus licencieuses de l'Orient, et l'honnêteté relative que l'on remarque dans les autres cités arabes forme avec la corruption de Riad un contracte étrange et frappant. w Un gouvernement qui, non content de réprimer les excès scandaleux, dit un célèbre historien moderne, veut astreindre ses sujets à une austère piété, reconnaîtra bientôt qu'en essayant de rendre à la cause de la vertu un service impossible, il a seulement encouragé le désordre. » Toutes les réflexions que la dépravation du parlement, l'austérité des puritains et l'odieuse immoralité des derniers Stuarts suggèrent à Macaulay, dans ses

« Critical and historical Essays », peuvent s'appliquer presque littéralement au Nedjed, « le royaume des saints; » elles peignent d'une manière saisissante sa condition actuelle, en même temps qu'elles prédisent l'avenir qui lui est inévitablement réservé.

C'est un fait remarquable et digne d'attention que les crimes frappés d'une réprobation universelle, parce qu'ils sont condamnés par la nature elle-même, étaient les seuls qui, avant l'établissement du wahabisme, fussent punis dans le Nedjed de supplices rappelant la torture orientale. Tandis que les Turcs et les Persans ont soulevé contre eux, par la barbarie de leurs exécutions pénales, l'indignation de tous les peuples civilisés, les Arabes, ainsi que je l'ai déjà fait observer, se sont toujours bornés à trancher la tête des criminels, pensant que nul homme n'a le droit d'ajouter à l'horreur de la mort une cruelle et lente agonie. Toutefois, dans les cas auxquels je viens de faire allusion, la société outragée croyait devoir infliger aux coupables un châtiment exemplaire ; on les attachait par les talons et on les suspendait la tête en bas jusqu'à ce qu'ils fussent morts. Le gouvernement actuel, au contraire, montre une grande indulgence pour ces sortes de crime. Telle est la terre sainte, le modèle de l'Islam.

Abdel-Latif a plusieurs frères qui lui sont bien inférieurs sous le rapport du talent. Le plus jeune, Mohammed, est un curieux personnage. Il arrivait d'Egypte où, pendant deux années, il avait étudié la médecine à Kasr-el-Eyni, et il justifiait pleinement le proverbe arabe : « Ane il est parti, âne il est revenu. »

Esprit étroit, cœur sec, avare à vingt ans comme Harpagon à soixante, il avait, par un heureux assemblage, greffé les vices du Coran sur la tige nedjéenne; c'était plaisir de l'entendre, dans un patois aussi étrange que celui de cet homme qui avait oublié en voyageant sa langue maternelle, et n'en avait appris aucune autre, parler de l'Egypte et se livrer à des dissertations interminables sur la race des Pharaons, comme il appelait dédaigneusement les habitants du grand Delta. Il avait suivi, sans y rien comprendre, les premiers cours de l'école de médecine, mais, quand les leçons d'anatomie commencèrent, quand il fallut étudier les mystères de l'amphithéâtre, il déclara que son orthodoxie ne lui permettait pas d'être témoin d'aussi abomi-

nables pratiques, et il quitta le pays avec une pieuse horreur.

Il expliquait du moins ainsi son retour inattendu; mais je soupçonne fort que son incapacité, peut-être sa mauvaise conduite, l'avaient fait expulser de Kasr-el-Eyni. Ce Mohammed était l'être le plus stupide que j'aie jamais rencontré; il m'honorait d'une haine toute spéciale et inventait contre moi les plus odieuses calomnies.

Si je ne craignais de lasser la patience du lecteur, je lui présenterais encore le chef Towil, de la tribu des Oteybah, qui, après avoir reçu mes soins pendant un temps assez long, profita du retour de la santé pour s'enfuir de Riad, comme un vrai Bédouin, sans payer le billet qu'il nr avait souscrit; je parlerais du riche Abder-Rizzak et de sa somptueuse demeure bâtie dans' le vieux style nedjéen; de l'Abyssinien Fahd, dont la bonne humeur et les vives manières contrastaient avec la gravité de ses voisins arabes; du jeune Hamoud, blessé au siége d'Oneyzah, de plusieurs autres malades et de quelques amis qui remplissaient notre bourse ou égayaient notre séjour. Mais avant de quitter la capitale, j'ai encore beaucoup d'événements à raconter; aussi je vais sans plus tarder m'acquitter d'une dette imposée par le titre que j'avais pris : car il serait impardonnable, quand on a parcouru la Péninsule en qualité de médecin pendant une année entière, de ne rien dire de l'état sanitaire de cette contrée.

J'esquisserai donc brièvement les principaux traits de la nosologie arabe, et, ce devoir accompli, je reviendrai à notre premier client Djowhar, qui nous introduira auprès des princes actuels du Nedjed.

Le plateau central de l'Arabie, borné à l'est par le Djebel Toweyk, au sud par la Wadi Dowasir, à l'ouest par le désert et la route des Pèlerins, au nord par le Nefoud et le Djebel Shomer, est une des régions les plus salubres que l'on connaisse, une de celles par conséquent qui fournissent le moins de variétés nosologiques. Sa pure atmosphère, la richesse de son climat, sa température modérée en font un champ peu favorable aux études médicales, et nos observations n'apporteront pas beaucoup de lumières à la Faculté. La sobriété des Arabes les préserve ordinairement de la goutte; je n'en ai pas entendu citer un seul cas. Le cancer, si douloureux sous ses formes multiples, eit inconnu dans la Péninsule, et l'hystérie n'affecte pas davan-

tage les nerfs vigoureux des femmes ; en un mot, la plupart des maladies qui paraissent provenir d'un climat malsain, du défaut d'air et de lumière, d'un genre de vie trop éloigné de la nature, de surexcitations excessives, de travaux intellectuels assidus, ne se rencontrent jamais dans ces districts, et les habitants n'ont même pas de mots pour les désigner. Les fièvres intermittentes sont extrêmement rares : j'en ai vu à peine deux ou trois exemples ; la rougeole paraît également étrangère au Nedjed, mais il ne serait pas étonnant que l'ignorance des médecins wahabites eût confondu cette affection avec la petite vérole ou la fièvre scarlatine. Le typhus et la fièvre typhoïde sont complètement inconnus ici, et je n'ai même pas entendu dire qu'après avoir sévi en Egypte ou en Perse, ces fléaux eussent traversé les plateaux élevés de l'Arabie centrale.

Il est clair cependant qu'en dépit de ces vides dans les rangs de la maladie, elle doit se produire sous d'autres formes, puis- que la durée de la vie humaine, pas plus dans la Péninsule que dans tout autre pays du monde, ne dépasse soixante-dix à quatrevingts ans ; seulement un plus grand nombre de personnes ¡ atteignent, je pense, à cette limite. S'il existait des registres pour constater les naissances et les décès, on pourrait obtenir des données exactes; en l'absence de chiffres officiels, il faut se contenter d'évaluations approximatives. Après avoir longuement discuté ce sujet, mon compagnon et moi sommes tombés d'accord que si la mortalité est plus grande parmi les enfants, à raison de l'absence de soins hygiéniques, ceux qui échappent à ces premiers périls arrivent d'ordinaire à une longévité fort avancée.

Mais qu'elle vienne plus tôt ou plus tard, la mort ne perd jamais ses droits, et, en Arabie comme ailleurs, il est rare de mourir simplement de vieillesse; les causes qui mettent fin à la vie peuvent être latentes, elles n'en sont pas moins réelles, bien qu'un esprit inattentif ne sache pas s'en rendre compte.

Quels sont donc les sentiers ordinaires par lesquels la race arabe se rend à la demeure commune de l'humanité ?

Et d'abord, la Péninsule est souvent visitée par de redoutables épidémies; le choléra, avec son sinistre cortège de deuil et d'épouvante, a fait irruption dans le Nedjed ; et, chose singulière, le plateau élevé qui sépare le Kasim du Djebel Shomer a été pré-

servé du fléau, tandis que la vallée du Djowf, que son isolement semblait devoir protéger, a cruellement souffert. La petite vérole est connue en Arabie de temps immémorial; au Nedjed, on la combat par l'inoculation, mais j'ignore comment cet usage a été introduit. Je ne crois pas qu'il ait été apporté de Constantinople, et je ne sache pas qu'aucune lady Montague arabe puisse revendiquer l'honneur de l'avoir répandu. Des aventuriers syriens ont fait connaître la vaccine, jusque dans le Djowf, et tout dernièrement Telal a pris des mesures pour en propager l'emploi ; cette médication, toutefois, a été repoussée par les Etats wahabites; des préjugés semblables à ceux qui autrefois empêchaient en Angleterre les classes ignorantes d'y recourir, s'opposent à son adoption.

La diathèse scrofuleuse, très-fréquente dans la Péninsule, donne naissance à une foule de maladies. Cette disposition morbide se porte quelquefois sur les poumons, mais plus souvent encore sur les entrailles, car la douceur du climat empêche le germe fatal de se développer dans les organes respiratoires, tandis que leur nourriture irritante, parfois même peu digestible, prédispose les Arabes aux affections des viscères inférieurs.

Je fus effrayé du nombre des cas de phthisie intestinale ; cette affection fait de grands ravages dans les deux sexes et se manifeste d'ordinaire de vingt à quarante ans ; j'ai cependant vu une femme qui avait été atteinte à près de cinquante, mais il est rare que ce mal frappe aussi tardivement ses victimes. Les scrofules, qui ont leur siége dans les glandes du cou, et le rachitisme, qui produit les déformations communes en Europe, sont trèsfréquents au Nedjed, presque ignorés dans le Shomer, le Kasim et le Sedeyr. La phthisie pulmonaire, ou, pour parler plus exactement, celle qui n'a pas de caractère bien défini, est peu répandue ; les Arabes, comme on le pense bien, n'ont pas la moindre idée du traitement à suivre en pareil cas ; ils se bornent à faire manger les malades le plus possible. Dans le cas de petite vérole du de fièvre scarlatine, ils étouffent le patient sous un amas de couvertures, ferment les volets, allument un grand feu, comme nos médecins d'autrefois. Quant au choléra, j'ai dit dans un chapitre précédent quels remèdes ils emploient ; ils n'en connaissent pas d'autres.

Les rhumatismes, sous toutes leurs formes et à tous les degrés,

sciatique, lumbago, etc., sont peut-être les maladies les plus fréquentes en Arabie, surtout chez les Bédouins et les paysans pauvres. Les maladies du cœur sont aussi fort communes, et se terminent le plus souvent par l'hydropisie ; je ferai remarquer en passant que, s'il survient une anasarque; ce signe paraît aux médecins arabes le présage d'une mort prochaine. Ils essayentquelquefois de combattre ces affections par la saignée ou les purgatifs, et obtiennent ainsi un soulagement momentané, au prix de ravages ultérieurs; quelquefois même, d'après un procédé plus dangereux encore qu'inutile, mais qui est recommandé par la tradition du Prophète, on cautérise avec des fers rouges la poitrine du patient (terme fort exact en Arabie). Les sujets atteints de rhumatisme sont soumis à un traitement semblable ; quelquefois, il est vrai, on s'en tient aux frictions.

Les dyspepsies et les gastrites chroniques sont extrêmement fréquentes. Il n'y a pas lieu de s'en étonner, si l'on songe que dans ce pays, des dattes sèches et de mauvais pain sans levain, parfois d'énormes morceaux de mouton mal cuit, forment, pendant huit ou neuf mois de l'année, l'alimentation ordinaire, au moins pour les classes inférieures. Les ulcères de l'estomac font de grands ravages surtout parmi les femmes, et si l'on pratiquait l'autopsie, on verrait, j'en suis sur, qu'une au moins sur six a dû la mort à cette affection. Dans ma pratique restreinte, il s'est présenté deux cas où une péritonite violente et soudaine, se déclarant à la suite de longs troubles de l'estomac, entraîna une prompte mort provenant certainement d'une perforation. L'une des victimes était une jeune femme qui, outre les tortures d'un tel mal, eut encore à souffrir d'un vétérinaire de profondes cautérisations à l'abdomen, malgré les efforts que je fis pour m'y opposer.

Les coliques ne sont pas rares, ni même l'occlusion complète de l'intestin. La dyssenterie et la diarrhée chronique, bien que l'on en puisse constater quelques cas, se rencontrent beaucoup moins souvent que dans l'Inde. L'opium, dont les Arabes ignorent les propriétés médicinales, était, en ce cas, mon ancre de salut, et il faisait merveille. Les hémorrhoïdes et les fistules se présentent chaque jour; les premières sont communes sur les rives du Golfe Persique, les secondes dans le Djebel Shomer et leNedjed. Les praticiens arabes traitent les hémorrhoïdes par

l'extirpation lorsqu'elle est praticable, par un sermon sur la patience lorsqu'ils ne peuvent y recourir. Quant àla dyssenterie, ils n'ont pour la combattre ni spécifique, ni régime, aussi a-t-elle assez souvent un dénoûment fatal.

J'ai dit que les cas de fièvre intermittente sont peu nombreux; cela est vrai pour les indigènes, mais des gens venus de Bassora, de l'Hasa ou du Katif en ont souffert des mois et même des années : cette affection est souvent accompagnée d'une tuméfaction de la rate. J'ai eu plusieurs fois occasion de soigner des malades qui en étaient atteints ; après avoir coupé la fièvre à l'aide du quinine, j'employais le sulfate de zinc pour compléter la guérison. J'ignore; si ce remède est usité en Europe ; il m'avait été indiqué pendant mon séjour dans l'Inde, et je m'en servis avec succès au Nedjed.

La fièvre rémittente se rencontre parfois dans le Nedjed et le Shomer; il est rare qu'elle dure plus de deux ou trois semaines, et même, convenablement traitée, elle cède beaucoup plus tôt.

Une recette, je dirais presque un remède empirique de Marriott,

qui consiste à administrer de l'antimoine tartarisé par petites doses souvent répétées, ne manquait jamais de produire son effet salutaire et de me valoir de bons honoraires.

Bien que le quinine soit inconnu dans la Péninsule, les toniques sont employés par les Arabes. Ils possèdent une plante amère nommée sheah, qui croît partout sur les montagnes, etune herbe aromatique appelée thémam, particulière, je crois, au Nedjed; on en fait des décoctions très-efficaces contre les affections peu graves.

Un mal que je n'ai pas besoin de nommer fait ici de grands ravages. Comme tous les autres peuples, les Nedjéens lui assignent une origine étrangère, et affirment qu'il a été apporté chez eux par les Persans. Cependant le mot qui le désigne, belegh, est de l'arabe le plus pur, et je crains fort que l'affection elle-même ne soit pas moins indigène, quoique la conduite licencieuse des voyageurs persans et des pèlerins de la Mecque qui traversent Riad pour se rendre dans la ville du Prophète ait contribué à répandre le fléau. Il a maintenant élu domicile dans l'Arabie centrale, et ses progrès rapides prouvent la démoralisation profonde du pays. Les habitants prétendent que le virus se communique avec la même facilité que celui de la petite vérole ou de la fièvre scarlatine; je n'ose assurer qu'ils aient raison,

quoique j'aie vu des cas difficiles à expliquer autrement. Le sulfate de mercure est employé pour le traitement de cette maladie, mais on ignore l'usage des autres préparations, telles que le calomel ou le bichlorure. J'ai fait tout ce qui dépendait de moi pour les introduire, persuadé de leur utilité incontestable. La médication particulière qualifiée en Europe d'arabe, qui consiste principalement à observer une diète rigoureuse, ne me paraît pas mériter son nom, du moins je n'en ai pas entendu parler en Arabie. En raison de l'indigence actuelle de la pharmacopée indigène, les lecteurs ne s'attendent pas à voir figurer l'iode au nombre des remèdes usités dans la Péninsule; je fus en effet le premier à le prescrire.

J'ai oublié de dire que l'hydropisie ou kyste de l'ovaire est

fréquente au Nedjed. Les habitants, dans leur ignorance, prennent cette affection pour une gestation prolongée, et racontent que des femmes sont demeurées enceintes pendant quatre ou cinq ans.

L'apoplexie doit occuper une place importante dans le triste inventaire de l'héritage fatal légué par Adam à sa descendance arabe. Il en est de même de la paralysie et des tics nerveux; les névralgies, les migraines sont aussi plus fréquentes que je ne l'aurais supposé, et elles n'affectent pas uniquement les beaux esprits ou les brunes filles de la Péninsule. J'ai vu quelques cas fort graves de chorée, mais cette maladie n'est pas ordinaire.

Quant au tétanos, je n'en ai, grâce au ciel, rencontré aucune trace. Des épileptiques m'ont été parfois amenés, mais je ne séjournais pas assez longtemps dans une localité pour songer à traiter sérieusement, sous la forme particulière qu'elle prend en Arabie, cette étrange affection, dont les symptômes effrayants ne le cèdent en rien à ceux d'Europe, et qui ne se termine pas par un dénoûment moins fatal. J'ai eu à Riad le triste spectacle de plusieurs cas d'aliénation mentale, de folie furieuse, et j'en

ai^aus.si entendu parler ailleurs. Tous ces genres de maladie, ^^p$rticu}ijh^ment les deux dernières, sont, comme les rhumatismes, XouAtis à un traitement spécial ou plutôt à une torture gratuite, souç la forme du cautère, du fer rouge en un mot. J'ai ;. vu à Riad u. jeune épileptique, fils d'une noble famille, brûlé Y de la tête aïx pieds; le feu, pénétrant jusqu'à l'os, avait tracé autour de sa tête une cicatrice de forme annulaire. Cette médi-

cation aurait suffi pour rendre fou le malheureux, s'il ne l'avait déjà été.

L'hydrophobie est connue dans toute la Péninsule; j'ai entendu raconter à ce sujet de merveilleuses histoires. Ainsi un homme; mordu par un dogue, s'était guéri au moyen d'une plante qui lui avait fait rendre, — j'en demande pardon au lecteur, — plusieurs petits chiens. Le narrateur affirmait avoir vu de ses propres yeux ces animaux extraordinaires, et il décrivait, avec les détails les plus précis, leur taille, leur couleur, etc.

Ce fut en vain pourtant que j'essayai de me procurer le miraculeux végétal, on ne le trouvait nulle part. Le tœnia et les autres vers parasites sont extrêmement rares en Arabie; les habitants ont, au reste, pour les détruire, un remède infaillible : c'est une décoction de grenadier sauvage.

L'asthme est, je crois, plus répandu ici qu'en Europe, l'air vif de Toweyk prédispose les indigènes à cette gênante affection.

Quoique le stramonium croisse partout, ses propriétés médicinales sont peu connues; entre des mains coupables, il devient quelquefois un poison; le plus souvent, on en compose un philtre qui a, dit-on, le pouvoir d'attendrir les cœurs rebelles à l'amour.

Je n'ai pas entendu parler de la pierre, je doute cependant que l'Arabie soit assez heureuse pour en être entièrement exempte.

Les rhumes, les maux de gorge, les bronchites réclament souvent les soins du docteur; ils sont très-fréquents, mais ne dégénèrent presque jamais en pneumonie. Lorsque des cas de pleurésie viennent à se produire, on a immédiatement recours au cautère.

Je ne dirai rien de la coqueluche, du muguet et autres maux particuliers à l'enfance, ma pratique médicale ayant été circonscrite aux adultes. La première de ces maladies paraît peu commune ; la seconde est peut-être comprise sous le terme général de khanak (strangulation), par lequel les Arabes désignent diverses affections qui enlèvent beaucoup de petits enfants aux soucis de la vie.

La liste des désordres cutanés est longue et fatigante ; on les rencontre tous, depuis le lupus exedens jusqu'au simple impétigo. La lèpre abonde, comme chacun sait; tantôt elle prend la

forme pustuleuse peu grave appelée baras; tantôt elle devient le hideux djedam, dans lequel les jointures commencent à enfler, puis s'ulcèrent et enfin tombent en lambeaux, tandis que des plaies effrayantes couvrent tout le corps, surtout le dos et les reins. Le baras, bien qu'il ne soit jamais dangereux, amène parfois aussi une légère ulcération. Aucune de ces maladies néanmoins ne répond exactement aux descriptions de la Bible, et la lèpre des Juifs ne saurait se confondre avec celle des Arabes. Cette dernière, malgré son aspect repoussant, n'est pas réputée contagieuse, et ne rend pas celui qui en est atteint l'objet de l'horreur générale. Les habitants de la Péninsule emploient pour la combattre un spécifique puissant, le sulfate d'arsenic ou arsenic jaune, comme ils l'appellent; quelquefois ils obtiennent la guérison, quelquefois ils tuent le malade par des doses excessives.

La gale, et son remède le soufre, sont très-répandus en Arabie; mais l'ignorance des médecins les empêche d'appliquer convenablement l'énergique antidote. Cette dégoûtante affection s'attaque aussi aux chameaux, qui la communiquent souvent à l'homme.

L'ophthalmie exerce de grands ravages, surtout parmi les enfants; ce n'est pas une exagération de dire qu'un Arabe sur cinq devient aveugle, ou du moins a les yeux fortement affectés, avant d'arriver à l'âge adulte. Cependant l'esprit peu inventif des habitants n'a encore trouvé aucun des remèdes, même les plus simples, qui sont employés en Egypte avec un plein succès. Les cas de cataracte sont également fort nombreux. L'amaurose est fréquente et parfois elle se développe avec une surprenante rapidité; on l'attribue à l'air froid de la nuit; en tout cas elle ne provient pas d'études excessives. L'espèce particulière et assez bizarre de cécité qui prive de la vision depuis le coucher jusqu'au lever du soleil seulement, existe ici comme dans l'Inde.

L'inflammation chronique de la conjonctive met souvent à une rude épreuve la patience des praticiens. Enfin je ne connais aucun cas du catalogue varié des affections ophthalmiques dont on ne puisse trouver un ou plusieurs exemples dans une ville du Nedjed.

Je regrette de n'avoir pu confirmer par mon expérience personnelle les assertions de divers voyageurs sur la finesse des

sens chez les Arabes. Les Bédouins et les habitants des villes ne m'ont pas paru au-dessus du niveau ordinaire de la race humaine sous ce rapport. Ainsi ils ont la vue plus longue que les Allemands, mais plus courte que les Grecs. Un phénomène réellement remarquable parmi eux, c'est le peu de développement de la sensibilité nerveuse. Dans plus d'une circonstance, où je dus recourir soit au bistouri, soit à la pierre infernale, je fus frappé de la froide patience du sujet. Un jeune homme de Riad, blessé à l'avant-bras par une balle qui avait pénétré profondément dans les tissus, eut recours à moi; ce projectile logé dans ses chairs le gênait, et il me pria instamment de l'extraire. L'opération fut assez difficile, à raison de mon inexpérience; il fallut fendre jusqu'à l'os les aponévroses. Pendant ce temps, le Nedjéen tenait le membre opéré aussi ferme et aussi immobile que si c'eût été celui d'un tiers; il ne changea pas de couleur, si ce n'est qu'un sentiment de plaisir empourpra ses joues, quand enfin, l'incision pratiquée, je retirai le morceau de métal et le lui mis dans la main. Quelques minutes après, il se dirigea tranquillement vers sa demeure, emportant, comme un trophée, la balle de plomb.

Je ne parle pas de diverses maladies internes rares ou peu connues, dont il est fort difficile de préciser le caractère sans une étude complète et minutieuse du sujet pendant la vie et un examen anatomique après le décès. L'énumération qui précède n'a pas d'autre prétention que de présenter une esquisse sommaire des infirmités nedjéennes. Je n'ajouterai plus que peu de mots sur l'orient et le sud de la Péninsule, sur les îles et les côtes du Golfe Persique, afin de ne pas avoir besoin de traiter de nouveau cette matière aride qui, je le crains, a dû offrir peu d'intérêt à la majorité des lecteurs.

Quand on descend vers l'est les dernières pentes du grand plateau, et que l'on entre dans la chaude et humide atmosphère de l'Hasa, plusieurs maladies, presque entièrement inconnues au Nedjed, deviennent très-multipliées. En tête figurent les fièvres intermittentes, souvent pernicieuses et toujours d'une nature grave; elles ont leur siége principal au milieu des rivages vaseux du Katif, mais elles s'étendent plus ou moins sur le littoral entier de la province, depuis le Katar jusqu'à Koweyt, et il n'est pas rare que le dénoùment en soit fatal. La fièvre ty-

phoïde n'abandonne jamais entièrement le pays et prend parfois un caractère épidémique. La dyssenterie se rencontre souvent; les hémorrhoïdes, mal aussi douloureux que gênant, peuvent être regardées comme universelles. D'un autre côté, les scrofules, les maladies de poitrine et les rhumatismes sont assez rares. Ces remarques s'appliquent, sauf quelques exceptions, à l'Hasa, aux îles Bahraïn, à celle de Gès, de Djish et d'Ormuz, ainsi qu'au littoral de l'Oman. Mais les contrées montagneuses de cette province peuvent entrer en concurrence sous le rapport de la salubrité, avec le Sedeyr et le Djebel Shomer.

Il est temps de revenir à la visite du grand trésorier Djowhar qui a donné lieu à cette longue digression nosologique.

Ce dignitaire, oubliant sa haute position, venait soir et matin à notre modeste logis pour nous consulter, bien que le mouvement lui causât des douleurs aiguës. Au bout de trois semaines, son état étant devenu assez satisfaisant pour qu'il pût, sans péril, entreprendre la mission qui lui était confiée, sa joie fut des plus vives, et une somme de quarante shillings, présent fort riche pour un Wahabite, manifesta sa gratitude, qui de plus, s'épanchait en éloges cordiaux et pompeux. Notre position à. la cour était maintenant des meilleures; Abdallah lui-même, l'héritier présomptif de la couronne, l'habile administrateur du royaume, nous témoignait une faveur marquée. Cependant, Mahboub, le premier ministre, nous avait jusqu'alors traités avec froideur : la guérison de son père nous valut enfin son appui, et, pendant un certain temps, son intimité. Nos visites au palais devinrent de plus en plus fréquentes, et nous nous entretenions aussi souvent des sultans du Nedjed, des princes et des ministres « que les petites filles font de leurs chiens favoris. »

Mais, avant de raconter nos aventures à la cour, il sera peut-être à propos de faire connaître la dynastie des Saoud, de retracer l'histoire de ses principaux membres et des événements auxquels ils se sont trouvés mêlés. Le sujet, par lui-même, offre un grand intérêt, outre-qu'il peut jeter du jour sur les scènes dont nous fûmes témoins ou acteurs pendant notre séjour à Riad.

Dans cette esquisse de la dynastie wahabite, de ses guerres, de sa chute et de sa restauration, je me suis borné à reproduire simplement et fidèlement ce que j'ai appris des gens du pays.

On y pourra, je le sais, découvrir des différences assez impor-

tantes avec les versions données par d'autres écrivains ; je ne prétends pas non plus au mérite d'une parfaite exactitude pour ma relation qui, néanmoins, me paraît plus claire et plus vraisemblable que les histoires publiées jusqu'à présent.

Dans certains faits, certaines conversations que j'ai cru devoir reproduire, l'imagination a évidement pris le pas sur la mémoire, et les conjectures ne peuvent avoir la valeur d'un document. Toutefois, j'aurais eu tort, ce me semble, de les passer sous silence; ce sont de vivantes représentations des hommes et des usages) et la formule saisissante de vérités abstraites. Les discours de Germanicus et d'Othon ne prouvent rien contre la véracité de Tacite; nous ne rejetons pas le récit de la révolution de Corcyre parce que Thucydide a exprimé les sentiments des Athéniens ou peut-être les siens propres, dans des harangues qui assurément n'ont jamais été prononcées. Le divorce complet qui s'est produit de nos jours entre la vérité de fait et la vérité d'imagination, entre le plan et le paysage, entre l'essai et la nouvelle historique, a été signalé par lord Macaulay avec une expression de regret voisine du blâme. En réalité, si les anciens étaient par trop accommodants sur ce point, ne sommes-nous pas devenus difficiles à l'excès?

Pour me résumer, dans la digression qui suit, le narrateur ne mérite ni censure ni éloge, car il cite seulement ce qu'il a entendu, sans l'avoir soumis à aucun procédé de critique ou d'analyse.

CHAPITRE XI.

HISTOIRE DE LA DYNASTIE WAHABITE.

Je lis l'histoire de l'homme, âge après âge, Et je n'y trouve guère que trahison et massacre.

Il n'est pas de peste, pas de fléau qui puisse causer la moitié de la douleur, La moitié du mal que l'homme fait à l'homme.

(UN POETE ABABE.)

Avénement de la dynastie desEbn-Saoud.— Dernières années de Saoud II.

— Ses conseils à ses fils.- Règne d'Abdel-Aziz. — 11 tombe sous le poignard d'un shiite. — Règne d'Abdallah. -Son expédition contre MeshidHoseyn. — Conquête de la Mecque et de Médine. — Révolte de l'Harik.

— Massacre des habitants. — Préparatifs de Méhémet-Ali contre les Wahabites.— Tarsoun-Pacha. — Sa mort. — Ibrahim-Pacha est nommé général. — Mesures prises par Abdallah. — Sa lettre à Ibrahim-Pacha. — Un adroit envoyé. — Marche d'Ibrahim à travers l'Arabie. —

Bataille de Koreyn. — Siége de Dereyah. — Prise de cette ville. —

Conduite d'Ibrahim envers la famille royale et la noblesse. — Conseil tenu à Riad. — Ibrahim retourne en Egypte. — Cruautés d'Ismaïl-Pacha.- Turki Ebn Saoud.— Révolte du Nedjed.— Turki reconquiert le trône. — Ses premières mesures. — Expédition d'Hoseyn-Pacha. —

Dernières années de Turki. — Le roi Feysul. — Il est chassé par Kourchid-Pacha. — Abdication du vice-roi Khalid. — Feysul prisonnnier en Egypte. — Vice-royauté d'Ebn-Theneyan. — Sa chute et sa mort. —

Retour de Feysul. -Derniers événements de son règne. — Sa vieillesse.

— Sa famille. — Provinces de son empire. — L'Aser. — L'Afladj. —

La Wadi Dowasir.— La WadiNedjran. — Recensement du Shomer.

J'ai déjà exposé les circonstances auxquelles la dynastie des Ebn-Saoud dut son élévation en parlant de Mohamed-EbnAbdeMYahab, de son influence à la cour de Saoud, le premier prince indépendant de ce nom qui fut proclamé à Dereyah.

Cette ville figurait dans les annales arabes avant d'avoir acquis

l'importance que lui donnèrent les souverains wahabites.

Riad avait été la capitale de l'Ared au temps de Moseylemah; Eyanah jouit de cet honneur sous la famille des Maammer, à l'époque où Manfouhah était la principale ville de l'Yémamah.

Le chef Saoud, né dans la tribu des Anézah, et allié par' le sang aux Waïl, aux Tahgleb et aux Shomer, était maître du village destiné à gouverner un jour l'Arabie, village qu'il tenait en fief des Benou-Maammer. Ceci se passait cinquante � ans environ avant l'avènement de Saoud II, le premier prince de la famille qui prît le titre de roi ; mais les Wahabites regardent son grand-père comme le fondateur de la dynastie. A la mort de Saoud I, son fils Abdel-Aziz monta sur le trône à son tour, et il eut pour successeur le disciple et l'ami du grand Wahabite. J'ai raconté déjà comment ce chef se convertit à la secte réformée, avec quel zèle il s'en fit l'apôtre, et quel succès récompensa ses efforts. Son règne dura près de cinquante ans ; avant de mourir, il vit son autorité reconnue depuis les rives du Golfe Persique jusqu'aux frontières de la Mecque. La dynastie d'Ebn-Tahir dans l'Hasa, celle de Daas dans l'Yémamah, de Darim dans le Kasim, avaient, chacune à son tour, disparu devant le conquérant, et son empire occupait une étendue presque égale à celle qu'il a prise de nos jours ; mais doué d'autant de prudence que d'esprit d'entreprise, Saoud évitait tout empiétement sur le -') frontières des États puissants avec lesquels le nouveau royaume était en contact. La suprématie de.la Perse sur les îles Bahraïn, son protectorat dans le Katif, étaient respectés par les Nedjéens; le sultan d'Oman, Ebn-Saïd, n'avait à se plaindre d'aucune agression ; les limites sacrées de la province de la Mecque n'avaient pas été violées, et nul acte hostile n'éveillait l'animositéde la Turquie et de l'Egypte. Saoud lui-même ne paraît pas avoir été seulement un prince victorieux au dehors, il se faisait aimer dans ses États; c'était un modèle de savoir et d'étude, autant que le permettent les prescriptions de sa secte; en même temps qu'il servait puissamment la cause wahabite il s'occupait d'embellir sa capitale de monuments qui devaient flatter l'orgueil de ses sujets, et accroître sa popularité. Les ruines d'un palais immense et d'une mosquée non moins célèbre attestent encore à Dereyah la magnificence du monarque qui les fit élever; l'ancienne capitale, au milieu de sa désolation actuelle,

offre un aspect plus régulier et plus artistique que la ville de Riad. Saoud avait en outre une répugnance invincible pour l'effusion du sang que ne commande pas la nécessité, et il était humain même pendant la guerre. Minerve plutôt que Bellone dirigeait ses campagnes; souvent une soumission opportune faisait rentrer son épée dans le fourreau. Les chroniques nedjéennes ne mentionnent sous son règne ni massacres, ni dévas• tations dans la plupart des provinces annexées, même dans le Kasim, où l'on aurait pu tout attendre de la colère du vainqueur.

Dans l'Hasa, les Benou-Khalid seuls opposèrent une indomptable résistance; mais abandonnés par la majorité des habitants, ils furent bientôt soumis.

A son lit de mort, Saoud fit venir ses deux fils : Abdel-Aziz et Abdallah. Il désigna le premier comme son successeur, chargea l'autre de fonctions importantes ; enfin il leur recommanda d'imiter sa fermeté, surtout sa prudence, afin de ne pas « miner le rocher, » paroles qui les avertissaient du danger d'exciter la colère de voisins plus puissants qu'eux, et en particulier de la Porte ottomane, car si cet État avait l'apparence de la faiblesse, le poids inerte du colosse pouvait encore écraser ses ennemis.

Vers l'année 1800 ou environ (mes lecteurs se rappelleront ce que j'ai dit plus d'une fois au sujet des dates arabes), Abdel-Aziz monta sur le trône, son règne fut court, mais rempli d'événements aussi glorieux que funestes.

- Imprudent et hardi, Abdel-Aziz, malgré les conseils de son père, dirigea bientôt ses armes contre l'Orient, assaillit le Katif, dont .les habitants furent massacrés, s'empara des Bahraïn et des autres îles voisines du Golfe Persique, envahit la côte orientale ou Barr-Faris, qu'il détacha pour jamais de l'empire persan, et enfin se jeta sur le royaume d'Oman. Cette expédition, qui était dirigée par le frère du roi, l'impétueux Abdallah, fut couronnée d'un plein succès. Après plusieurs batailles, dont chacune était une victoire, le jeune chef parvint à déloger l'ennemi des hauteurs qui dominent Mascate, et tourna les batteries du fort contre la ville elle-même. Le sultan Saïd ne voulut pas braver l'orage ; il consentit à payer un tribut annuel, à recevoir une garnison wahabite dans les places les plus considérables de son royaume, et permit l'érection de mosquées orthodoxes à Mascate et dans plusieurs autres cités omanites.

Mais ces conquêtes avaient soulevé contre Abdel-Aziz des inimitiés redoutables. Le Katif et les îles Bahraïn dépendaient de la Perse, à laquelle ils étaient unis par la communauté des sentiments religieux et par des liens civils; l'Oman avait aussi d'étroites relations avec la Perse. La cour de Téhéran résolut de venger leurs inj ures. Exposer une armée persane au milieu des déserts de l'Arabie eût été aussi peu profitable que dangereux; un instrument familier aux shiites de tous les temps, le poignard, leur offrit un moyen plus commode.

Les sectes dissidentes auxquelles ont donné naissance les querelles d'Ali et de ses successeurs sont nombreuses et variées ;.

mais de temps immémorial, elles s'accordent toutes sur un point : la justification et la pratique de l'assassinat. Les Ismailiens de l'Est, assassins par excellence, qui forment la souche primitive d'où sont sortis les autres shiites, carmathes, kharidjites, metawelats, ont toujours sanctionné la dague du meurtrier, quand il s'agit d'atteindre un but ou de se débarrasser d'un rival; musulmans et chrétiens, sunnites et polythéistes ont chacun, à son heure, goûté, comme dirait un Arabe, du poignard des shiites, les prototypes du carbonaro en Orient. Abdel-Aziz allait maintenant apprendre que l'on ne doit pas dédaigner les sectes secrètes de l'Orient.

Un fanatique, originaire de la province de Ghilan, pays dans lequel six siècles auparavant Abdel-Kadir s'était fait rendre par ses disciples enthousiastes des honneurs presque divins, s'offrit pour l'œuvre de sang. Après avoir reçu ses instructions à Téhéran, il partit pour Meshid-Hoseyn, ville sacrée de la dévotion shiite. Il y reçut, avec l'absolution écrite de tous ses péchés, un papier signé et scellé, qui lui assurait la jouissance des joies éternelles, s'il réussissait à purger la terre du tyran nedjéen.

Muni de ce document soigneusement fixé comme une amulette autour du bras, il se rendit à Dereyah, déguisé en marchand, et y attendit l'occasion de mériter la récompense promise à la trahison.

Wahabite sincère, Abdel-Aziz ne manquait pas un seul jour d'assister aux prières publiques dans la grande mosquée de la ville. Là, sans armes et absorbé par les pratiques de piété qui ne permettent pas de jeter un regard autour de soi, il pouvait être facilement immolé. Le Persan ne l'ignorait pas. Quand un

séjour de plusieurs semaines et l'observation scrupuleuse desrites orthodoxes lui eurent gagné la confiance des habitants, il se plaça pendant la prière du soir derrière Abdel-Aziz, et au moment où le sultan se prosternait pour l'adoration, il lui plongea dans le corps la lame aiguë d'un poignard khorassan.

L'acier pénétra entre les épaules et ressortit du côté opposé ; Abdel-Aziz expira sans pousser une plainte, sans faire un mouvement.

Les assistants saisirent leurs épées qu'ils avaient déposées pendant la prière et fondirent sur le meurtrier. Le Persan se défendit avec l'énergie du désespoir; de son arme teinte encore du sang royal il tua trois ou quatre des assaillants. A la fin il succomba sous le nombre, et fut littéralement mis en pièces dans le sanctuaire. On trouva sur lui l'engagement écrit signé par le gouverneur de Meshid-Hoseyn ; et Abdallah, qui devenait maintenant sultan du Nedjed, jura qu'il vengerait la mort de son frère sur la ville qui avait soudoyé son assassin.

Ces événements eurent lieu d'après les dates approximatives que j'ai pu recueillir, vers 1805 ou 1806. Abdallah dès lors exerça seul le pouvoir royal; son frère Khalid, etTheneyan, nls d'Abdel-Aziz, non plus que les autres membres de la famille, ne prirent aucune part au gouvernement. Khalid laissa un fils nommé Meshari, qui devint plus tard l'assassin de Turki; nous reviendrons sur ces personnages dans le cours de notre relation; en outre nous aurons à parler d'Ebn-Theneyan, et d'un autre Khalid, neveu d'Abdallah.

Le frère d'Abdel-Aziz avait hérité de l'intelligence de Saoud et de sa force de volonté; mais il y joignait les vices ordinaires à ceux qui sont nés dans la pourpre ; il était despote, cruel, perfide, hautain à un degré rare, même en Orient, et d'une bigoterie excessive. Les traits odieux qui composent d'ordinaire le portrait d'un autocrate mahométan, l'orgueil, l'indifférence pour l'effusion du sang, le mépris des souffrances humaines, une prodigalité folle unie à une oppression sans limites, une cruauté capricieuse et une clémence qui ne l'était pas moins, tous ces vices se développèrent dans le cœur d'Abdallah, et laissèrent leur empreinte sur les mesures de son règne.

A peine avait-il rendu les derniers devoirs à son frère qu'il, s'occupa de tenir son serment de vengeance contre Meshid-Ho-

seyn. Dans ce but, il s'avança vers les rives occidentales de l'Euphrate à la tête d'une puissante armée. La petite ville de Koweyt, qui commençait alors à acquérir une certaine importance commerciale, se trouvait sur le passage des troupes et courait grand risque d'être détruite ; une soumission opportune et de riches présents lui épargnèrent le dangereux honneur d'une visite nedjéenne. Brisant toutes les résistances, Abdallah divisa ses forces pour réduire Zobeyr, Souk-esh-Sheyoukh, Samowah, et bientôt il arriva devant la ville de Meshid-Ali, dont il fit immédiatement le siège. Mais, soit qu'une intervention miraculeuse du gendre de Mahomet eût, comme l'affirment les shiites, jeté la consternation parmi les assaillants, soit que les Wahabites eussent manqué de l'habileté nécessaire pour battre en brèche les fortifications, Abdallah fut repoussé avec des pertes considérables, et dut abandonner la place. Animé d'une rage nouvelle, il se dirigea par la route du nord vers Meshid Hoseyn ou Kerbelah, qui était le principal objet de sa haine.

La ville fut prise d'assaut : un massacre général de la garnison et des habitants apaisa les mânes d'Abdel-Aziz. La tombe réelle ou supposée du fils de Fatime fut détruite, la riche mosquée qui la renfermait livrée au pillage. J'ai vu moi-même à Riad différents objets enlevés au sanctuaire de la dévotion persane.

Encouragé par cet exploit, Abdallah résolut de compléter ses conquêtes en s'emparant de la cité de Mahomet. Réunissant toutes les forces du Xedjed, il franchit les frontières de l'Haram à Meghazil, et peu de jours après il campait devant la Mecque.

La ville, trop faible pour une défense sérieuse, avait jusqu'alors trouvé dans la vénération universelle dont elle était l'objet une protection inviolable. Mais les Wahabites considèrent comme une impiété le respect des tombeaux et tout autre hommage extérieur rendu à une créature, fût-ce au Prophète lui-même. La cité sainte tomba au pouvoir d'Abdallah; ses défenseurs, ses shérifs les plus honorables furent passés au fil de l'épée, les richesses amassées dans les temples par la dévotion des pèlerins enlevées ou détruites ; on rendit à la Kaaba sa simplicité primitive, et on la protégea contre des profanations futures par une loi qui en excluait les infidèles, c'est-à-dire quiconque n'appartenait pas à la secte victorieuse. Cette interdiction cependant ne s'étendait pas aux caravanes qui prouvaient leur

orthodoxie par un tribut convenable et un hommage pécuniaire; parfois, il est vrai, un accès de zèle fanatique annulait le charme magique de l'or, et Abdallah apaisait les scrupules de sa conscience en ne permettant à aucun Turc, si noble qu'il fût, de souiller les lieux saints par sa présence. La sœur du sultan ellemême fut obligée de quitter « avec honte et chagrin » les frontières de la Mecque, sans avoir pu baiser la pierre noire, ni jeter un caillou dans la vallée de Mina. Plus d'une fois de riches pèlerins hérétiques furent impitoyablement pillés par les soldats nedjéens, heureux de trouver une si excellente occasion de concilier les intérêts de la terre avec ceux du ciel. Le souvenir de ces beaux jours vit encore dans la mémoire des Wahabites, et je les ai entendus plus d'une fois regretter amèrement l'époque des conquêtes, des violences, du zèle farouche d'Abdallah.

Le vainqueur marcha ensuite sur Médine. Les Arabes racontent à ce sujet une curieuse légende. Les shérifs et les cheiks de la Mecque qui avaient échappé au massacre, trouvant qu'Allah ne vengeait pas assez vite l'offense faite à son temple et à ses serviteurs, cherchèrent une protection plus efficace et résolurent d'intéresser directement le Prophète à leur cause. Pour cela, il fallait qu'Abdallah, par une injure personnelle, attirât sur lui la colère de Mahomet. Un matin donc, toutes les vénérables barbes grises de la Mecque se rendirent en corps à la Kaaba; là, contemplant la désolation du lieu saint, ils supplièrent le Tout-Puissant d'inspirer au monarque wahabite la coupable pensée de profaner Médine et le tombeau du Prophète, afin qu'il comblât ainsi la mesure de ses iniquités, et méritât le courroux de l'Élu de Dieu. Leur prière fut exaucée, Abdallah résolut d'assiéger Médine.

La ville ne pouvait opposer une résistance sérieuse, elle vit avec horreur le conquérant mettre en pratique la maxime de sa secte : « Les meilleures tombes sont celles dont il ne reste aucun vestige. » Les sépultures de Mahomet, d'Abou-Bekr et d'Omar furent violées ; les riches offrandes suspendues dans la mosquée funéraire, enlevées par Abdallah. cc Le Prophète est mort, et je suis en vie, dit-il, ces trésors seront plus en sûreté sous ma garde que sous la sienne. » On chargea soixante chameaux des trophées de ce triomphe impie, et on les envoya dans la capitale du Nedjed.

Si Mahomet avait regardé avec indifférence la profanation de la Kaaba, il fut probablement plus sensible à une insulte qui s'adressait directement à lui. Mais il était peut-être en ce moment plongé dans le sommeil, ou bien parti pour un lointain voyage ; toujours est-il que pendant cinq ans encore il différa le châtiment des coupables. Les Wahabites, maîtres de la Péninsule entière, sauf une partie de l'Yémen et de l'Hadramaout, dirigèrent leurs incursions vers la frontière septentrionale. Tout ce qui opposa de la résistance, depuis Karak jusqu'à Palmyre, fut ravagé, massacré, réduit en cendres; les Bédouins, dit-on, se montrèrent en cette occasion peu disposés à s'allier aux pillards nedjéens ; ils firent aux troupes d'Abdallah une guerre d'escarmouches qui, grandie par l'imagination de M. de Lamartine, est devenue la lutte sanglante pendant laquelle deux armées ennemies, conduites l'une par Benou-Shaalan, l'autre par Abou-Nokta, se livrèrent une bataille qui dura sept jours entiers. J'ai cherché, pendant mon séjour en Arabie, à découvrir quelque trace de ce mémorable événement ; mais ni les Ruala, ni les Sebaa, ni les Benou-Shaalan eux-mêmes n'en avaient conservé le moindre souvenir.

Les expéditions lointaines d'Abdallah dégarnissaient de troupes le centre de l'empire ; et comme le tyran n'était pas moins haï de ses propres sujets que des populations vaincues, les mécontents en profitèrent pour organiser une formidable insurrection. Le siège de la rébellion était la province d'Harik, qui aujourd'hui encore renferme plus d'un ferment de révolte; les conjurés avaient à leur tête les chefs de la ville d'Houtah, et la plupart des nobles de la province.

Mais Abdallah avait trop d'énergie, trop d'activité pour qu'il fût facile de se soustraire à son joug. Il réunit à la hâte les troupes cantonnées dans l'Ared et le Sedeyr; puis, sans attendre que le soulèvement eût éclaté, il mit à feu et à sang le pays d'Harik, et livra aux flammes la ville d'Houtah. Pas une maison ne resta debout; pas un homme, pas même un enfant ne furent épargnés par l'implacable despote; des dix mille habitants màles que renfermait la cité, une centaine seulement échappèrent à la mort.

Tandis que le conquérant suivi de ses farouches compagnons, parcourait les ruines fumantes, une femme, qui avait perdu tous

les siens dans le massacre, s'avança vers lui, l'appelant à haute voix. « Me voici, répondit Abdallah. — Prononce le nom de Dieu, dit la femme. — 0 Dieu puissant ! s'écria le roi. — 0 Dieu puissant! continua-t-elle, achevant les paroles commencées, si Abdallah a suivi envers nous les lois de la justice, donne-lui sa récompense; si, au contraire, il s'est montré tyrannique et cruel, punis-le comme il le mérite. » Le roi, troublé, saisi de remords, tourna bride en silence et revint à Dereyah. Mais la malédiction marchait en croupe derrière lui.

Le gouvernement de Constantinople donna l'ordre au vice-roi d'Egypte de châtier les Wahabites et de les chasser du territoire de la Mecque. Les opérations militaires furent conduites d'abord par Tarsoun-Pacha, fils de Mehemet-Ali, et frère aîné d'Ibrahim.

Burckhardt, si je ne me trompe, a donné un récit fidèle de cette expédition; il a raconté ses alternatives de revers et de succès, les ravages causés par la peste, et enfin la mort de Tarsoun. La Mecque était reconquise, mais les armées égyptiennes avaient fait peu de progrès dans l'intérieur du pays. Ce fut alors pourtant que Mehemet-Ali forma le hardi projet de frapper au cœur l'empire wahabite, en s'emparant de Dereyah et en soumettant Je Nedjed.

Il commença, dit la tradition arabe, par réunir au Caire tous les généraux, ministres et hommes d'État du pays, afin de délibérer avec eux sur les moyens à prendre. Après leur avoir expliqué ses desseins, le vice-roi leur montra une pomme qui avait été placée juste au centre d'un large tapis étendu dans la salle.

« Celui de vous, ajouta-t-il, qui atteindra cette pomme et me la donnera, sans toutefois mettre le pied sur le tapis, sera commandant en chef de l'expédition. » Chacun s'exerça du mieux qu'il pût, se coucha sur le sol, étendit les bras, sans pouvoir toucher le but désiré. Tous déclaraient la chose impossible, quand Ibrahim, fils adoptif de Mehemet-Ali, vint à son tour tenter la difficile épreuve. Les assistants se mirent à rire, car il était de petite taille, et personne ne doutait qu'il n'échouât.

Lui cependant, sans s'inquiéter des railleries, replia tranquillement le tapis, en commençant par les bords, jusqu'à ce que le fruit fût à sa portée. Il le prit alors et le tendit à Mehemet, qui, comprenant l'ingénieuse allégorie, lui confia le commandement de l'armée égyptienne.

Que cette anecdote soit vraie ou fausse, elle n'en donne pas moins une idée fort juste de la contrée qu'il s'agissait de conquérir, et des mesures les plus propres à assurer le succès de l'expédition. La difficulté d'une campagne contre le Nedjed consiste en effet dans le péril que présente pour les troupes la traversée du désert, défense naturelle qui protége l'Arabie centrale contre toute tentative d'invasion. Plus d'un conquérant a eu le bras trop court pour atteindre le plateau intérieur, ou s'il y est arrivé, ce n'est qu'après avoir posé les pieds sur le tapis, c'est-àdire s'être imprudemment engagé dans le pays sans se ménager des communications au dehors. Quant au Nedjed lui-même, il ne saurait guère offrir plus de résistance à une armée régulière que la pomme au doigt qui la saisit.

Pendant qu'Ibrahim faisait à la hâte d'immenses préparatifs, Abdallah, instruit du danger qui le menaçait, cherchait à mettre une barrière insurmontable entre lui et son puissant ennemi. Les troupes nedjéennes avaient pris peu de part à la guerre contre Tarsoun-Pacha; c'étaient les belliqueuses tribus du Djebel-Asir qui, sous la conduite de leur chef Ebn-Saadoun, avaient repoussé le flot de l'invasion égyptienne. Ces peuplades habitent un district montagneux situé au sud du territoire de la Mecque; sans être soumises au Nedjed, elles ont adopté le wahabisme, et elles sont toujours disposées à défendre le foyer de leur secte.

Abdallah écrivit à Ebn-Saadoun pour obtenir son concours, puis il s'occupa de réunir une armée formidable. En même temps il envoyait en Égypte un espion chargé de le renseigner sur le nombre des forces ennemies. Quand l'émissaire fut de retour, Abdallah tint en grande pompe une audience publique, et enjoignit au messager de dire ce qu'il avait vu. Le malheureux, sur lequel les armées égyptiennes, pourvues d'une puissante artillerie, avaient fait une impression profonde, terrifia ses compatriotes en leur peignant sous les couleurs les plus sombres l'invasion qui se préparait. Tous les visages pâlirent, et Abdallah, furieux, coupa court au récit en donnant l'ordre de trancher la tête du trop fidèle narrateur, pour le punir, dit-il, « d'avoir affaibli les cœurs des vrais croyants. »

Le roi avait calmé les frayeurs de la multitude, il ne lui était pas aussi facile de se rassurer lui-même. Il aurait souhaité d'en-

voyer un ambassadeur en Egypte pour écarter le péril, traiter de la paix avant qu'il fût trop tard, mais chacun redoutait, non sans raison, de partager le sort du premier envoyé. Un homme se présenta enfin, et offrit de se charger du message, à la condition toutefois d'en savoir la teneur, — précaution fort sage, après tout.

Sur un chiffon de papier graisseux, Abdallah avait tracé quelques phrases sèches et hautaines. La lettre commençait par ces mots : « Nous, Abdallah-ebn-Saoud, te saluons, Ibrahim Pacha; » puis sans autre compliment, le roi adressait au prince égyptien des conseils altiers, entremêlés de versets du Coran et terminés par une froide proposition d'alliance. L'orgueil wahabite n'avait pu se résoudre à de plus larges concessions. « Remettre cette note à Ibrahim serait jouer follement ma tête, dit leNedjéen après l'avoir lue. Si vous voulez que je me rende au Caire, il faut me permettre d'écrire en votre nom. » Abdallah savait qu'il lui serait difficile de trouver un autre envoyé, il finit par consentir. « Donnez-moi votre parole, ajouta encore le futur ambassadeur, de n'attenter ni à ma liberté ni à ma vie, même quand le contenu de la lettre exciterait votre colère. — Je le jure », répondit le roi. Après avoir obtenu cette promesse, le messager qui, mieux que son maître, connaissait le monde et ses usages, se lit apporter une belle feuille de papier, une excellente plume, puis, de son écriture la plus soignée, il commença la missive par l'exorde ordinaire en Orient, exorde dans lequel, contrairement au rigorisme wahabite, il prodiguait les noms de maître, de seigneur très-puissant et très-révéré, à l'infidèle Égyptien. Il lui demandait ensuite son amitié en termes humbles et conciliants, et terminait en priant Ibrahim, de daigner recevoir les présents qui accompagnaient la lettre.

« Par le ciel, s'écria Abdallah, qui frémit d'indignation à la lecture de cette épître, si je n'avais pas engagé ma parole, tu aurais payé de ta vie tes abominables blasphèmes 1 » Mais le danger pressait, il dut signer l'hérétique document qui donnait à un mécréant, à un ennemi, les titres réservés au seul Souverain de toutes choses; il joignit même au message six de ses plus beaux chevaux et fit partir l'envoyé en toute hâte.

Le Nedjéen prit la route de Djeddah, traversa la mer Rouge, et, arrivé à Koseïr sur la côte d'Egypte, il apprit que l'armée

d'Ibrahim campait aux environs de la ville. L'ambassadeur d'Abdallah sollicita d'abord vainement une audience; quand au bout de quatre jours, il lui fut permis de se présenter devant le général : « Eh bien, dit celui-ci, dans le dialecte familier des habitants du Caire, quelles nouvelles m'apportes-tu de ce chien de Wahabite, ton maître? » L'envoyé lui remit la lettre. Ibrahim la parcourut des yeux et se mit à rire aux éclats.

« Oh! oh! mon maître! mon seigneur! votre humble esclave!

Qu'on me donne, ajouta-t-il en se tournant vers un de ses serviteurs, le message que j'ai reçu du chef de l'Asir il y a quatre jours. »

C'était une protestation de dévouement et d'obéissance à laquelle, pour mieux prouver sa sincérité, Saadoun avait joint la note qu'Abdallah venait de lui envoyer.

« Écoute ceci, » dit Ibrahim au Nedjéen. Et il lut à haute voix le document peu diplomatique, non sans s'interrompre souvent pour maudire la calligraphie des Wahabites. « Au nom de Dieu le miséricordieux, nous Abdallah, saluons Ebn-Saadoun; que la paix et la bénédiction soient sur toi ! Ne te laisse pas effrayer par les rugissements du chacal égyptien, car il ne saurait te nuire. Nous serons victorieux, nous qui combattons sous la protection d'Allah. N'écoute pas les fanfaronnades des infidèles, ils seront confondus et couverts de honte. Nos chevaux et nos cavaliers viendront à ton aide ; la victoire est dans les mains d'Allah! »

«D'une main, Abdallah écrit à ses amis pour les exciter contre nous,-ajoute Ibrahim,— et de l'autre il nous envoie des propositions de paix. Ton maître est un imposteur ; dis-lui que je lui rendrai réponse en personne sous les murs de Dereyah; et maintenant, sors d'ici au plus vite avec tes présents dont je n'ai que faire. Si je ne respectais en toi le titre d'ambassadeur, je t'aurais déjà envoyé au supplice. 11 Une pareille réponse rendait inutile toute excuse, toute ruse diplomatique; le Nedjéen le comprit; il partit au plus vite, emmenant les chevaux, et revint à Djeddah.

Une fois sur les côtes de l'Arabie, il se demanda comment, après une telle réception, il oserait reparaître au Nedjed; il y avait là de quoi faire tomber, non pas une, mais cent têtes.

Cependant un Arabe demeure rarement à court d'expédients.

Notre homme en imagina un assez ingénieux ; il vendit les chevaux refusés, acheta douze esclaves nubiens, qu'il revêtit de riches costumes et prit avec eux la route de Dereyah, publiant partout sur son passage que ces nègres étaient un présent offert par Ibrahim à Abdallah, un gage de son amitié, de son respect pour le puissant monarque des Wahabites.

Il entra dans la capitale à l'heure où la voix du muezzin appelait au temple les Wahabites. Accompagné de ses esclaves magnifiquement vêtus, il se dirigea vers la grande mosquée, qui était remplie de fidèles. Abd-Allah occupait déjà le premier rang. Ses regards, comme ceux de toute l'assemblée, se portèrent sur l'ambassadeur, * Dieu est avec les Musulmans!

Louange à Dieu! » Telles furent les paroles qui circulèrent au milieu de la multitude à la vue des esclaves dont la présence semblait de bon augure. Abdallah, malgré son impatience de connaître les bonnes nouvelles que chacun pressentait, imposa d'un geste silence à la foule et les prières continuèrent.

Quand elles furent finies, le messager raconta qu'une courtoise réception lui avait été faite par le potentat égyptien ; en apprenant la courageuse résistance que le Nedjed se préparait à lui opposer, Ibrahim avait pris l'alarme, il demandait la paix, et en témoignage de ses sentiments d'amitié, priait Abdallah d'accepter le don des douze Nubiens. « Montrez-nous maintenant la lettre de l'infidèle, demanda le prince. » L'adroit ambassadeur répondit que des communications de cette importance devaient être lues seulement en audience privée. Le roi y consentit, emmena avec lui l'envoyé, et se rendit au palais suivi de ses ministres et de sa cour.

Quand le conseil fut réuni dans le divan : « Le message dont je suis chargé est très-confidentiel, dit le Nedjéen, je ne dois le faire connaître à nul autre qu'au roi. » Abdallah un peu surpris, renvoya néanmoins ses ministres.

« Ibrahim ne m'a remis aucune lettre, il vous portera luimême sa réponse à Dereyah ; préparez-vous donc à combattre, » dit l'ambassadeur. Puis il raconta ce qu'il avait vu et entendu, priant son maître d'excuser l'artifice qu'il avait imaginé pour ne pas jeter l'alarme dans la capitale. « Mais, ajouta-t-il, le

danger est imminent, et c'est dans le Nedjed même qu'il vous faudra soutenir la lutte. »

Le roi ne put s'empêcher de rendre justice à l'habileté de son serviteur, et il lui laissa la vie. Il concentra ses troupes en toute hâte, résolu d'attendre l'ennemi près de Kowey, au point où la route de la Mecque pénètre dans les tortueuses vallées du Toweyk. Il espérait que son adversaire arriverait en cet endroit exténué par la traversée du désert, avec des troupes décimées dans les combats de guérillas qu'elles auraient eu à soutenir contre les Bédouins. Les calculs d'Abdallah étaient justes, et avec un adversaire moins habile, ils se seraient réalisés de point en point.

Mais Ibrahim avait roulé « le tapis arabe » et montré comment les tristes expéditions de Cambyse, de Crassus et de Napoléon auraient pu avoir un résultat sinon complétement heureux, en tous cas beaucoup moins funeste pour leurs auteurs, dans la Basse Scythie, dans le Désert syrien, et au milieu des neiges de la Russie. La manière dont il s'y prit mérite d'être rapportée; elle pourrait servir de modèle à des opérations militaires en Asie, surtout à celles qui seraient entreprises sur une grande échelle et qui auraient pour théâtre l'intérieur du continent.

Après avoir débarqué à Djeddah, où il reçut la soumission d'Ebn-Saadoun et des Djebel Asir, il suivit avec son principal corps d'armée, la longue et sablonneuse vallée qui conduit de La Mecque au Nedjed, laissant à sa gauche le Nefoud du Kasim, à sa droite la chaîne basse du Toweyk, s'écartant ainsi de la Wadi Dowasir et de sa population fanatique. Sur cette route il ne devait rencontrer d'autres ennemis que les habitants mal armés de quelques villages et de pauvres tribus de Bédouins, tels que les Harb, les Oteybah, les Anezah, les Kahtan ; s'il ne pouvait s'approvisionner d'eau chaque jour, il était du moins sûr d'en trouver, toutes les quarante ou cinquante heures, aux puits creusés le long du chemin qu'il allait parcourir.

Il s'avançait en allié, non en conquérant. Chaque seau d'eau tiré par les Bédouins pour les troupes, chaque datte cueillie, chaque morceau de bois consumé étaient à l'instant même payés généreusement; tandis que les officiers et les soldats, retenus par la crainte de peines sévères, n'osaient faire la moindre insulte à la population désarmée.

Les villages et les tribus, frappés du déploiement de la puissance égyptienne, attirés par l'espoir du profit, séduits par l'ordre et la sécurité qui leur étaient offerts, se détachaient l'un après l'autre du Nedjed pour se soumettre à Ibrahim. Tous ceux qui demandaient à traiter, obtenaient aussitôt les conditions les plus avantageuses. Une faible minorité refusait cependant d'abandonner la cause des vrais musulmans, pour reconnaître la souveraineté cc du chacal égyptien. » Ibrahim se garda de recourir à la violence; il se contenta de chasser de leurs demeures ces obstinés sectaires, et de les pousser vers le Nedjed, leur recommandant avec une amère ironie « d'aller grossir les rangs des fidèles. » Cette manœuvre épuisait les ressources d'Abdallah en le chargeant d'une foule inutile et affamée. L'offre de quelques pièces de monnaie et d'une ample provision de tabac faite aux Bédouins qui fourniraient des chameaux et des guides pour la route, amena tous les clans nomades sans exception sous l'étendard du pacha. Ainsi « roulant pas à pas le Nedjed, » approchant par des marches faciles du plateau central, pourvu de toutes les provisions nécessaires à son armée, ne perdant pas une goutte de sang, Ibrahim maintenait ses communications avec l'Egypte, et ne laissait derrière lui que des alliés et des amis.

Il rencontra près de Kowey un détachement de l'armée nedjéenne. Abdallah avait déjà expédié à l'envahisseur messages sur messages, dans le but de l'apaiser ; mais toutes ses propositions ne recevaient d'autre réponse que cc à Dereyah. « Malgré ses vices, Abdallah n'était pas lâche; il prit la résolution de garder l'entrée des montagnes et d'en vendre chèrement le passage.

Ses avant-postes furent bientôt culbutés par les colonnes égyptiennes, et après deux ou trois escarmouches, Ibrahim arriva devant Shakra, cité beaucoup plus commerçante que guerrière, qui lui ouvrit ses portes. A quelques lieues plus loin cependant, près de Koreyn, le roi avait réuni les forces principales du Nedjed, que commandait sous ses ordres l'invincible Harith, le plus cruel de tous les chefs nedjéens.

Ll eut lieu une bataille non moins acharnée que celle qui fut autrefois livrée par Khalid à Moseylemah. Elle dura deux jours, et les pièces de campagne égyptiennes firent seules, dit-on, pencher la balance. Harith se fraya un passage à travers les lignes

ennemies et atteignit le pacha lui-même; au moment où le yatagan levé du Nedjéen allait mettre fin à la guerre, un Circassien se dégagea de la mêlée, et déchargea sur l'Arabe un coup de sabre terrible. Harith tomba sans vie de. son cheval ; mais ses compagnons ne se laissant pas abattre par la mort de leur chef, continuèrent la lutte jusqu'à ce que la nuit vint séparer les combattants. Les rêves d'Ibrahim furent hantés longtemps, dit-on, par le souvenir du danger personnel qu'il avait couru ce jour-là, et il. s'éveillait souvent en sursaut, criant le nom d'Harith.

A la fin, les bouches à feu que les Égyptiens avaient réussi à dresser sur une hauteur voisine, commencèrent leur œuvre de destruction. Le roi rallia ses colonnes décimées et alla se retrancher dans Dereyah; il laissait la Wadi-Hanifah ouverte à l'ennemi, qui s'avançant avec précaution, et dispersant quelques poignées d'hommes chargées d'arrêter sa marche, parvint enfin devant la capitale.

L'assaut, donné immédiatement, fut repoussé par la garnison.

Ibrahim, qui aurait voulu éviter une effusion de sang inutile, ne renouvela pas la tentative, et se contenta de cerner la ville, tandis qu'il sommait les habitants de capituler. On ne lui fit pas de réponse; vingt jours se passèrent ainsi sans qu'un seul coup de fusil fût tiré de part ni d'autre, car les Wahabites, résolus à réserver toute leur force pour la lutte décisive, ne faisaient aucune sortie, et ne répondaient que par le silence, aux sommations réitérées d'Ibrahim. En même temps un corps de réserve rassemblé dans le Sedeyr s'avançait au secours de Dereyah. Informé de son approche, le général égyptien envoya contre lui un fort détachement qui le rencontra près de Sedous, et par une facile victoire dissipa le dernier espoir que nourrissait Abdallah. Le vingt et unième jour, le pacha offrit aux assiégés comme ultimatum, l'alternative d'une capitulation honorable ou de l'assaut; il espérait que le dernier échec subi par ses troupes aurait fait fléchir l'orgueil du prince nedjéen.

Mais alors même, Abdallah refusa de se soumettre, et l'envoyé revint sans réponse. Ibrahim donna l'ordre de ranger l'artillerie sur les hauteurs qui dominent la capitale.

Le bombardement dura depuis le coucher du soleil jusqu'à son lever le lendemain matin. Six mille boulets et obus furent,

,dit-on, lancés pendant la nuit sur la ville vouée à la destruction.

L'aube éclaira des murailles réduites en poussière et des mouceaux de ruine, des morts et des mourants ensevelis au milieu de leurs habitations renversées, tandis que les survivants se livraient à un morne désespoir.

Ibrahim entra sans obstacle dans Dereyah. Son premier soin fut de s'emparer du roi, de sa famille, des courtisans, des chefs et des nobles réunis dans la capitale. Quelques-uns d'entre eux essayèrent d'opposer de la résistance et furent tués par les soldats; le plus grand nombre courba la tête sous la volonté d'Allah. Le conquérant fit également arrêter les docteurs, les cadis, les imans, les metowas, tous les représentants de la grande secte wahabite. Il accorda une amnistie générale au reste de la population; et, sauf quelques heures de pillage, Dereyah ne souffrit aucune violence de l'armée victorieuse. En même temps les passages conduisant de la ville à la montagne étaient étroitement gardés. Un petit nombre de personnes parvinrent seules à s'échapper au milieu de la confusion générale ; parmi elles était Turki, fils aîné d'Abdallah.

Laissant une garnison égyptienne bien disciplinée pour protéger les habitants contre la licence de la conquête, et contre l'emportement de leur propre fanatisme, Ibrahim se retira en dehors des murs dans une plaine où l'on dressa sa tente, puis il se fit amener Abdallah et toute sa famille. Sans lui adresser ni reproches ni menaces, il dit au prince ces paroles : a Je suis le serviteur du sultan de Constantinople, c'est lui qui doit être ton juge et non pas moi. En attendant tu m'accompagneras en Egypte, où tu seras traité convenablement ; quand le sultan aura fait connaître sa volonté, tu te soumettras à ses ordres. » Abdallah ne répondit que par un verset du Coran. Ibrahim usa de la même douceur envers les autres prisonniers appartenant, soit à la cour, soit à l'armée ou à la magistrature. Aucun d'eux ne fut ni mis à mort, ni même maltraité pendant le séjour du pacha au Nedjed.

Mais en même temps qu'il essayait d'attacher à sa cause les hommes intelligents qui sont la force vive d'un pays, il n'était pas moins impatient d'extirper un fanatisme incompatible avec la stabilité du nouveau pouvoir. Comme nation, les Nedjéens auraient pu se ranger du côté de l'ordre, du commerce et du progrès; mais jamais on ne devait attendre cet effort de l'esprit de

secte, que sa nature condamne à toujours reculer au lieu d'avancer. Connaissant la cause du mal, Ibrahim résolut d'en finir avec lui une fois pour toutes.

Quand il eut placé la famille royale dans une retraite honorable, où cependant elle était gardée à vue, il fit venir les metowas et les docteurs, dont le nombre s'élevait, dit-on, à cinq cents. Il leur apprit qu'il désirait entendre une discussion approfondie sur les points de doctrine à l'égard desquels ils se séparaient des mahométans ordinaires; que dans ce but il avait amené d'Egypte de savants théologiens, qu'une conférence aurait lieu dans l'enceinte de la Djamia et qu'il se proposait d'y assister.

L'invitation d'un conquérant n'admettant pas de refus, les séances du concile commencèrent. Elles durèrent, dit-on, trois jours; toutes les questions de controverse furent minutieusement discutées, et chacun sans doute crut avoir remporté sur ses adversaires une victoire complète. Ibrahim pacha, fort indifférent à ces dissertations, écoutait néanmoins dans un silence et avec un recueillement exemplaires.

Le quatrième jour, soit que sa patience fût épuisée, soit qu'il jugeât le moment venu d'intervenir, (il prit la parole. Après avoir obtenu des docteurs cette profession de foi, qui d'ailleurs n'est pas particulière aux sectes musulmanes : « De même qu'il n'y a qu'un vrai Dieu, il n'y a qu'une vraie religion et cette religion est la nôtre, » il leur demanda si le salut était possible en dehors de leur croyance, et sur leur réponse négative, il reprit dans son mauvais dialecte égyptien : « Voyons, ânes que vous êtes, qu'avez-vous à nous dire sur le paradis, quelle est son étendue? » A cette question, le Coran n'admet qu'une seule réponse : « Le paradis promis aux fidèles est grand comme le ciel et la terre ensemble. »

a Le paradis grand comme le ciel et la terre ! répéta Ibrahim t Cependant si par un incompréhensible décret de la volonté divine, vous y étiez admis, vous autres Wahabites, un seul arbre de ses jardins suffirait à vous abriter tous. Pour qui serait, je vous prie, le reste de l'éternelle demeure? »

Les docteurs nedjéens demeurèrent silencieux. « Tombez sur eux et massacrez-les! » s'écria Ibrahim en se retournant vers ses soldats. Et quelques minutes après, la mosquée devenait le tombeau des infortunés sectaires.

Je ne prétends pas justifier la conduite d'Ibrahim; je me bornerai à dire, qu'eu égard au pays ou il se trouvait, il agit sagement. La tolérance pour les masses est commandée par la justice; la tolérance pour des fanatiques et des agitateurs est peut-être conforme à la morale, mais la prudence ne la permet certainement pas toujours. Encourager des doctrines et des pratiques contraires à la paix, à la stabilité, au progrès national, n'est pas un acte sage; et cela est surtout vrai chez les nations orientales.

Après avoir, pour employer une expression arabe, « fait goùter aux habitants de Dereyah sa douceur et son amertume, » Ibrahim tourna ses efforts vers une œuvre qui devait mettre en lumière son rare talent organisateur. Il visita les provinces, se conciliant partout l'affection du peuple et des chefs nationaux, effrayant les réformateurs religieux par une inflexible sévérité, introduisant enfin la civilisation , l'ordre et la justice. Il ne faudrait pas croire que je trace du grand pacha un portrait imaginaire, je me borne à répéter ce qui m'a été dit au Nedjed, dans le pays conquis par le sage capitaine. Un seul des soins qui attirèrent l'attention d'Ibrahim a produit des résultats visibles encore aujourd'hui, et dont j'ai pu constater par moi-même la haute valeur. Je veux parler du système de fortifications qu'il établit, des citadelles qui défendent l'entrée de la Wadi Hanifah, qui protégent Dereyah et d'autres places importantes au point de vue stratégique. En même temps, par la construction de nouveaux puits, il encourageait l'agriculture et disputait au désert son domaine. Nous avons vu que ses tentatives échouèrent auprès d'Eyanah, la ville maudite; la Wadi Farouk nous fournira bientôt un second exemple de son esprit d'entreprise. Le commerce prit un essor rapide, la soie, les bijoux, le tabac affluèrent au Nedjed, et, chose déplorable, qui prouve la perversité profonde de la nature humaine, l'orthodoxie du règne actuel n'a pu déraciner complétement les habitudes coupables contractées pendant cette courte période de licence.

Quelques mois après, Ibrahim emmenait au Caire Abdallah, presque tous les membres de la famille des Saoud, et plusieurs autres otages choisis dans les plus nobles familles de Riad. Son but, en agissant ainsi, n'était pas seulement de s'assurer la soumission des provinces conquises, il voulait former pour le

Nedjed des citoyens qui eussent un esprit plus éclairé, des vues plus larges que leurs compatriotes, qui fussent en état de combattre la dangereuse influence des préjugés et des fausses doctrines. La folle conduite de ses successeurs, plus encore que la résistance du caractère nedjéen, fit évanouir les brillantes espérances du pacha. En quittant l'Arabie centrale, il y laissait des sentiments que peu de conquérants inspirent aux populations vaincues, la confiance, l'attachement, une admiration respectueuse et sincère; sa mémoire est aujourd'hui encore populaire au Nedjed, si ce n'est parmi les ultra-wahabites, qui pourraient appréhender de voir une seconde invasion égyptienne suivie d'une conférence dogmatique pareille à celle de la grande mosquée de Dereyah.

L'un des officiers d'Ibrahim, Ismaïl-Pacha, avait été nommé gouverneur des provinces conquises. Il occupa ce poste pendant deux années, visita l'Hasa, qui se réjouissait d'être délivré du joug wahabite, parcourut l'Yémamah, l'Harik, le Kasim, plaça partout des garnisons égyptiennes. Malheureusement, moins sage que le fils adoptif de Méhémet-Ali, il ne chercha pas à réprimer chez les soldats l'insolence des vainqueurs; l'oppression réveilla les antipathies nationales, et l'indignation publique sapa les bases du nouvel empire.

Aucune rébellion importante n'éclata pourtant sous l'administration d'Ismaïl, mais Kalid-Pacha, qui, après lui gouverna le Nedjed, se montra plus cruel, plustyrannique encore; n'écoutant que les conseils d'une aveugle fureur, il introduisit à Riad l'empalement, les bûchers et la torture ; dès lors la haine soulevée par le gouvernement égyptien fut à son comble. Les habitants résolurent de s'affranchir, et trouvèrent un libérateur prêt à seconder leurs desseins.

On se souvient que Turki, fils d'Abdallah, était parvenu à s'enfuir de Riad, lorsque la ville avait été prise par Ibrahim. Il se réfugia dans le Sedeyr, où il mena pendant plusieurs années une existence errante et misérable ; puis il vint à Bassora et y demeura caché sous un humble déguisement. Tout espoir semblait perdu pour lui ; son père, après une courte captivité en Egypte, avait été conduit à Constantinople et mis à mort par ordre du sultan ; ses frères, ses parents, les nobles otages emmenés au Caire, y subissaient une dure captivité ; enfin, nulle

réaction ne se produisait dans le Nedjed, et le gouvernement égyptien semblait s'affermir chaque jour.

L'injustice et la cruauté de Khalid ranimèrent la confiance de Turki; il prévit l'explosion prochaine du sentiment patriotique que la sage conduite d'Ibrahim avait d'abord contenu. Le Nedjed, impatient de secouer le joug, "avait besoin d'un chef, il ne pouvait en choisir un meilleur que le fils de son malheureux roi, l'héritier naturel de la couronne. Des messagers furent envoyés au jeune prince, qui avait déjà quitté Bassora pour se rapprocher du Sedeyr; bientôt après, des bandes de maraudeurs descendaient du Toweyk, massacraient les avant-postes égyptiens, et annonçaient la présence de Turki sur les hauteurs qui dominent la Wadi Hanifah.

Khalid, étourdi du brusque changement des affaires, divisa ses forces, et se laissa entraîner à une guerre d'escarmouches que la connaissance parfaite du pays, la sympathie des populations rurales, l'audace et le courage de ses adversaires, ne pouvaient manquer de rendre avantageuse à Turki. Le Nedjed apprit à mépriser les maîtres que jusque-là il respectait tout en les détestant.

Un soulèvement général éclata, et, depuis le Kasim jusqu'aux rives du golfe Persique, l'Arabie centrale entière leva l'étendard de la révolte. Les garnisons de l'Hasa, de l'Yémamah, de l'Harik, furent massacrées; quelques soldats durent la vie à la compassion des habitants, d'autres trouvèrent leur salut dans la fuite.

Khalid craignant, non sans raison, de voir couper ses communications avec l'Egypte, se retira dans le Kasim; Turki entra triomphalement dans la grande vallée centrale et fut sans opposition proclamé sultan du Nedjed.

Son premier soin fut de choisir une nouvelle capitale ; les ruines sanglantes qui couvraient encore Dereyah, les désastres dont cette ville avait été le théâtre, en faisaient un séjour peu convenable pour le restaurateur de l'empire wahabite. Riad, centre du Nedjed au temps de Moseylemah, et préservée par une faveur céleste toute spéciale de l'épée du terrible Khalid-ebn-Walid, le lieutenant d'Abou-Bekr, semblait promettre à la dynastie des EbnSaoud une meilleure fortune. La ville était d'ailleurs située avantageusement, entourée de champs fertiles, et si la salubrité de son climat laissait à désirer, cette circonstance n'était pas de nature à déranger les calculs d'un homme d'État nedjéen. Turki établit

donc sa cour à Riad, et commença la construction du vaste palais occupé aujourd'hui par son fils Feysul; les fortifications de la ville, l'érection de la grande mosquée ou Djamia, furent ensuite l'objet de ses soins; le jeune roi. comprenant que l'enthousiasme religieux faisait sa principale force, et pouvait seul servir de prétexte aux conquêtes qu'il méditait déjà, se déclara le chef de la secte wahabite, et fortifia son autorité en l'appuyant sur les haines religieuses.

L'Ared, le Woshem, le Sedeyr, l'Afladj, l'Yémamah, l'Harik et le Dowasir reconnurent le nouveau sultan, mais le Kasim était encore au pouvoir de Khalid Pacha, dont les troupes défendaient l'accès des provinces du nord et de l'ouest ; l'Hasa et le Katif, après avoir chassé les oppresseurs égyptiens, prétendaient ne pas se soumettre davantage à des maîtres wahabites, et ils avaient rétabli les anciens chefs locaux. Enfin l'Oman reconnaissaitpour souverain le sultan Saïd-ehn-Saïd.

Avant de s'imposer à des populations qui le repoussaient, Turki s'occupa sagement de réorganiser l'administration du Nedjed. Malheureusement un orage terrible vint troubler ses soins pacifiques : Méhémet-Ali avait confié à Hoseyn-Pacha une nombreuse armée, en lui donnant la mission de relever dans l'Arabie centrale la fortune égyptienne.

Le fils d'Abdallah n'était pas assez fort pour soutenir l'attaque régulière de troupes disciplinées ; il abandonna sa capitale, se retira, suivi de ses partisans les plus fidèles, sur les hauteurs du Toweyk, et attendit patiemment que les fautes de ses ennemis lui eussent rendu l'avantage. Hoseyn arriva sans coup férir jusqu'au cœur du Nedjed, les villes et les bourgades lui ouvrirent leurs portes, les garnisons se soumirent ou se dispersèrent.

Quelques-uns des fugitifs se rallièrent à Turki, le plus grand nombre traversa l'Yémamah et se concentra dans l'Harik, province qui avait voué à la domination égyptienne une haine implacable.

Hoseyn-Pacha, devenu maître de l'Ared, aurait pu maintenir longtemps son autorité, s'il avait agi avec sagesse. Mais impatient de briser toutes les résistances, il voulut marcher aussitôt sur l'Harik, se réservant de combattre à son retour les troupes qui avaient rejoint Turki dans le Sedeyr.

Sa résolution téméraire allait le rendre victime d'une de ces

perfidies calculées dont les TVahabites se rendent trop souvent coupables, et que ne saurait légitimer l'amour même de la patrie et de l'indépendance. L'armée égyptienne devait traverser le bras du grand désert qui sépare l'Harik de l'Yémamah, et se termine au nord à la Wadi-Soley. Hoseyn-Pacha chercha des guides, il trouva des traîtres.

Sous prétexte de conduire les troupes par des chemins plus sûrs et plus courts, les Nedjéens les attirèrent au milieu des collines de sable qui s'étendent non loin de l'Harik et les laissèrent mourir de soif dans la brûlante solitude. Quand les paysans des villages voisins vinrent contempler l'œuvre de mort, ils ne trouvèrent plus, -des témoins oculaires me l'ont affirmé, - que des cadavres défigurés par les convulsions d'une horrible agonie.

Les corps qui jonchaient la plaine funèbre étaient au nombre de quatre ou cinq mille; quelques personnes prétendent qu'Hoseyn-Pacha partagea le sort des victimes, d'autres affirment, — et cette opinion me paraît plus vraisemblable, — qu'il réussit à s'échapper avec quelques hommes de sa suite, revint au Kasim et retourna bientôt après en Egypte.

Délivré de son ennemi, le fils d'Abdallah reprit possession de ses États qu'il gouverna plusieurs années dans une paix profonde.

Nous avons déjà raconté1 comment il tenta une expédition contre l'Hasa, comment il fut assassiné par son ambitieux cousin Meshari, et son fils Feysul proclamé roi du Nedjed, grâce à l'énergique intervention d'Abdallah, père de Telal, qui mit à mort l'usurpateur.

Feysul avait trente-trois ou trente-quatre ans lorsque ces événements inattendus l'élevèrent au pouvoir suprême. Ses qualités naturelles qui rappelaient beaucoup plus son père Turki que son grand-père Abdallah, lui permettaient d'envisager sans frayeur les difficultés de sa position. Sa douceur, sa modération, sa prudence, son extérieur agréable et sa parole éloquente lui concilièrent d'abord l'affection de ses sujets. Mais l'influence des doctrines wahabites, l'ascendant que prit sur lui le parti orthodoxe, un penchant inné pour le fanatisme et la superstition, détruisirent bientôt les espérances qui avaient accueilli son avènement. En avançant en âge, Feysul se livra de plus en

1. Vol. I, chap. 3.

plus à ses déplorables tendances religieuses; depuis quelques années, il est devenu l'instrument docile d'une secte ambitieuse et cruelle qui, par les mains de son fils Abdallah, administre le royaume en son nom et arrache à sa débile vieillesse la sanction des mesures les plus oppressives et des plus monstrueuses iniquités. Parfois quelques rayons d'un naturel meilleur percent les nuages de tyrannie et de perversité fanatiques qui ont été accumulés autour de sa décrépitude, preuve évidente qu'en d'autres circonstances, avec une éducation et des conseils plus sages, le fils de Turki aurait pu être un excellent roi, au moins pour le Nedjed.

A peine monté sur le trône, Feysul appliqua tous ses efforts à rétablir l'ordre dans ses États, que la révolte de Meshari avait jetés dans une confusion extrême. Mais ses desseins furent bientôt entravés. Le vice-roi d'Egypte, jugeant l'occasion favorable pour venger les derniers désastres d'Hoseyn-Pacha, et rétablir son autorité dans l'Arabie centrale, envoya contre le Nedjed un nouveau commandant, Kourshid-Pacha, et mit à sa disposition des forces considérables. Le Kasim, qui était resté au pouvoir des Égyptiens, leur livra un passage par lequel ils pénétrèrent dans la Wadi Hanifah. Kourshid-Pacha fondit à l'improviste sur le nouveau souverain, qui ne dut son salut qu'à une fuite précipitée ; plusieurs membres de la famille royale furent faits prisonniers et envoyés au Caire. Le pacha remit alors la vice-royauté du Nedjed entre les mains de Khalid, petit-fils, non pas d'Abd-elAziz, mais d'un de ses frères, puis il retourna dans le Kasim, dont le climat lui convenait mieux que celui de l'Ared.

Feysul, chassé de sa capitale, et n'éprouvant d'ailleurs aucun désir de soutenir, comme son père, une lutte de guérillas contre les envahisseurs, utilisa l'occasion qui lui était offerte de visiter les pays étrangers; après un pèlerinage à La Mecque, entrepris sous un déguisement, il se rendit à Damas, à Jérusalem, et dans plusieurs autres villes de la côte syrienne. Il est triste de voir que les monarques exilés rapportent rarement des fruits de leurs voyages ; soit que leur esprit soit trop préoccupé de griefs réels ou imaginaires, soit que le mauvais génie qui les accompagnait sur le trône les suive aussi dans leurs excursions. Ni Denys le Tyran, dans l'antiquité, ni Charles II, au dixseptième siècle, ni le comte d'Artois dans le nôtre, ne paraissent

être revenus à Syracuse, à Londres ou à Paris, plus sages ou meilleurs qu'ils en étaient partis. Un seul prince, parmi nos ) contemporains, a si bien tiré profit des leçons de l'adversité que le proscrit s'est montré capable de gouverner un grand empire. I Exemple d'autant plus remarquable qu'il est plus rare.

En quittant sa patrie, Feysul n'avait pas encore le cœur complètement perverti, ni l'esprit faussé par les exagérations de sa secte ; mais à Damas, le fanatisme des Hambelites ou des Shafites le pénétra jusqu'à la moelle. Cette influence, qui rapetissa la taille du Nedjéen à celle d'un Wahabite, dura deux ans, au bout desquels un message le rappela dans sa patrie. Khalid, humilié du rôle ingrat que l'Egypte faisait jouer dans sa personne à un Ebn-Saoud, avait depuis longtemps manifesté le désir de déposer un pouvoir dangereux et précaire. C'était une nature amie du calme et dépourvue d'ambition; bien que ses compatriotes eussent gardé un trop vif souvenir des qualités de ses ancêtres pour se soulever contre lui, ils lui surent gré de ses scrupules, et approuvèrent ses velléités d'abdication. Feysul ayant reparu, Khalid quitta le Kasim et retourna en Egypte, où il demeura plusieurs années; il vint ensuite s'établir à La Mecque, et vécut tranquille et respecté jusqu'à ce qu'enfin, en 1861, il eut le privilège, rare parmi les siens, de mourir de mort naturelle dans son lit.

Khourshid-Pacha n'était pas disposé à rester tranquille spectateur du rétablissement de Feysul. Il fondit à l'improviste sur la capitale de l'Ared, pénétra dans le palais avant que le roi eût pu prendre la fuite et emmena en Égypte le malheureux prince, qui voyagea cette fois, non en touriste, mais comme prisonnier de guerre. Mehemet-Ali avait donné l'ordre de le conduire sans délai dans une forteresse située près de Suez, où il demeura jusqu'à l'avénement d'Abbas-Pacha.

Ebn-Theneyan, cousin de Khalid, et comme lui, petit-fils d'Abdel-Aziz, fut nommé par Khourshid-Pacha vice-roi du Nedjed. Très-différent de Khalid, le nouveau souverain, — ou plutôt le nouveau vassal de l'Egypte, — avait hérité de toutes les qualités bonnes et mauvaises des Ebn-Saoud. Beau, généreux, hardi, habile à concevoir un plan, prompt à l'exécuter, il était pourtant de ces hommes * sanguinaires et trompeurs » qui, dans notre siècle aussi bien qu'au temps de David, « périssent avant d'avoir

vécu la moitié de leur vie. Il A peine sur le trône, il gouverna le pays d'après ses vues particulières, sans se préoccuper le moins du monde de ses protecteurs égyptiens. Son premier soin fut de réprimer l'insolence des nomades qui, profitant des troubles de l'empire, étendaient partout leurs ravages. Les tribus les plus puissantes du Nedjed, les Meteyr et les Oteybah, apprirent à craindre son glaive; victorieux des Bédouins, Ebn-Theneyan sévit avec la même rigueur contre les habitants à demi barbares de la Wadi Dowasir qui refusaient de reconnaître son autorité.

Malheureusement des scènes dont la cruauté rappelle les horreurs d'Arcot et de Glencoe, souillèrent des entreprises d'ailleurs légitimes et utiles au pays. Ebn-Theneyan s'occupa aussi d'embellir la capitale et de continuer les travaux commencés par Turki; le palais agrandi reçut dans ses dépendances l'arsenal et le magasin à poudre, dangereux voisinage pour la demeure royale.

Mais, pour de semblables caractères, la prospérité devient un poison funeste; le petit-fils d'Abdel-Aziz ne tarda pas à se montrer aussi despote que Khalid-Pacha; ceux qui encouraient son déplaisir étaient empalés ou brûlés vifs sans subir aucun jugement ; ses sujets, gagnés d'abord par sa mâle beauté, sa générosité fastueuse, son énergie guerrière et la demi indépendance qu'il affectait à l'égard de l'Egypte, finirent par le prendre en haine.

La corde était trop tendue, elle devait se rompre au premier choc.

Ebn-Theneyan administrait le Nedjed depuis cinq ans, lorsque Mehemet-Ali mourut, laissant le royaume à son petit-fils AbbasPacha. J'ai parlé ailleurs des plans ridicules de ce libertin à moitié fou. Il n'eut pas plutôt gravi les degrés du trône que, pour préparer l'exécution de ses projets, il mit en liberté Feysul et les nobles wahabites enfermés avec lui dans la citadelle. Mais n'osant les élargir sans la permission du sultan de Constantinople, permission difficile à obtenir et même à demander, il résolut d'employer la ruse. La garnison de la forteresse fut diminuée, les gardiens se relâchèrent de leur surveillance et l'on fournit secrètement aux prisonniers les moyens de s'enfuir.

Ceux-ci n'eurent garde de laisser échapper une aussi belle occasion; au moment le plus sombre de la nuit, ils escaladèrent les murs de la forteresse et arrivèrent bientôt sains et saufs sur les côtes de la mer Rouge, où, comme de vrais Wahabites, ils rendirent grâces à Dieu et se rirent d'Abbas-Pacha.

Des émissaires de Feysul, se rendirent au Nedjed pour sonder les dispositions du peuple à l'égard de son roi légitime. Leur mission fut couronnée d'un plein succès; dès qu'on apprit à Riad le retour du prince, le sentiment public se prononça en sa faveur.

«• Qu'il vienne, s'écriaient les Nedjéens; Kourshid-Pacha et EbnTheneyan sont également détestés ; dès que Feysul paraîtra, nous nous rangerons autour de son drapeau. » Le malheureux pacha s'aperçut du danger qui le menaçait, il implora l'assistance de son maître, mais Abbas était résolu à trahir sa propre cause.

Kourshid, voyant qu'il n'avait aucun secours à espérer du Caire, évacua le Kasim, et ramena ses troupes en Egypte, abandonnant, cette fois pour toujours, une conquête qui avait coûté tant de soins et d'efforts.

Livrés à eux-mêmes, les Kasimites envoyèrent à Feysul de nouveaux et pressants messages pour le prier de devenir leur maître et seigneur. Ils agissaient aussi follement que les habitants de Sichem, mais nul Joathan ne leur rappela l'ingénieux apologue des arbres et du buisson, si poétiquement raconté par la Bible. L'Abimelech arabe n'hésita pas longtemps; il s'embarqua pour Yamba, et arriva peu de jours après au Kasim, où l'enthousiasme aveugle des habitants lui fournit une nombreuse armée.

Ainsi secondé, Feysul s'avança vers Shakra et somma Ebn-Theneyan de rendre la couronne à son légitime possesseur.

Le petit-fils d'Abdel-Aziz n'était pas homme à se laisser effrayer par une simple menace. Il réunit les chefs locaux de l'Ared afin de prendre avec eux les mesures nécessaires, mais les nobles nedjéens lui dirent en face qu'aucun d'entre eux ne lèverait un doigt pour soutenir sa cause, et ils allèrent dans le Kasim rejoindre les drapeaux de Feysul. L'usurpateur avait néanmoins encore quelques partisans, il se mit à leur tête, et marcha sur Shakra. La défection d'une partie de ses troupes le contraignit à rentrer dans Riad sans avoir livré bataille. Désespérant alors de défendre la capitale, il se renferma dans le palais suivi d'un petit nombre de serviteurs dévoués.

Le fils de Turki, ému de l'accueil empressé des populations, se sentit assez fort pour se montrer clément. Il offrit à son cousin une capitulation honorable, lui promettant la vie et la liberté.

Ebn-Theneyan, qui avait en sa possession toute l'artillerie du

Nedjed, renfermée dans le château, refusa d'accepter les conditions de son rival. Privé de tous les engins qu'un siége exige Feysul ne pouvait songer à prendre d'assaut le palais; il dut se contenter d'établir un blocus rigoureux. Pendant un mois entier le Nedjed eut deux rois ; Feysul renouvelait chaque jour ses sommations, Ebn-Theneyan répondait qu'il abandonnerait le trône seulement avec la vie.

Un soir, peu de temps après le coucher du soleil, l'usurpateur errait silencieusement dans les longues galeries du château; un étroit guichet lui permit de voir sans être vu plusieurs de ses officiers réunis dans une petite chambre, et parlant avec une grande animation. Ebn-Theneyan s'approcha pour entendre, et, comme il arrive toujours en pareille circonstance, n'entendit rien de flatteur. « Dieu, disaient les conjurés, avait abandonné le petit-fils d'Abdel-Aziz; il fallait seconder enfin les desseins de la Providence, livrer le palais à Feysul, et s'assurer les bonnes grâces du roi en lui offrant la tête de son ennemi. 11 Ebn-Theneyan comprit qu'il était irrévocablement perdu; profitant des ténèbres, il s'enfuit par la porte secrète et arriva auprès des remparts de la ville; mais, abattu par le désespoir, il ne chercha pas à gagner la campagne. Près de lui se trouvait la maison d'un noble wahabite, Ebn-Soweylim, celui là même qui périt quelques années plus tard sous les coups des zélateurs, Ebn-Theneyan entra dans le khawah, s'assit en silence, et se voila le visage.

« Ebn Theneyan! est-ce vous? » s'écria l'hôte étonné de cette visite inattendue. Le fugitif ne répondit pas. « Venez-vous demander protection? » demanda Ebn Soweylim, car en Arabie le caractère de suppliant ou mudjir est tellement sacré que nul ne peut refuser son assistance à celui qui l'implore. L'orgueil du malheureux prince se révolta. «Non, » répliqua-t-il. « Quel motif alors vous amène? » Un mot aurait sauvé Ebn Theneyan, il garda le silence. Pour la troisième fois, le maître du logis renouvela sa question, ce fut en vain.

Ebn Soweylim avertit Feysul que l'usurpateur était en son pouvoir. Des soldats, envoyés en toute hâte, trouvèrent le fugitif assis dans la même posture; ils s'emparèrent de lui et l'amenèrent devant le monarque légitime. « Viens-tu réclamer mon indulgence? » demanda Feysul, prêt à se laisser désarmer.

« Non, répondit fièrement le petit-fils d'Adbel-Aziz. Se tournant

alors vers les assistants : « Je vous prends tous à témoin, s'écria le roi, que Dieu m'a livré le traître sans aucune condition! » Il entra triomphalement dans le palais et fit jeter son infortuné cousin dans « la chambre du sang, » où il mourut quelques jours après, de désespoir, disent les uns, par l'effet du poison, prétendent les autres. Son corps repose auprès de celui de Turki dans le grand cimetière de Riad ; quant aux membres de sa famille, ils s'enfuirent dans l'Afladj, et ils y sont demeurés jusqu'à ce jour.

L'autorité de Feysul paraissait fermement établie dans toute l'Arabie centrale. Mais l'Hasa refusait de se soumettre et l'Oman avait secoué le joug wahabite. Dans le nord-est, les belliqueuses tribus des Adjman avaient pris les armes; les Benou-Hadjar, les Benou-Khalid s'étaient joints à elles, et les forces réunies des nomades menaçaient le Nedjed. En un mot, Feysul se trouvait à la tête d'un empire amoindri, qu'ébranlaient jusque dans ses fondements de longues et fréquentes rébellions.

Le sultan, plus habile à se servir des armes diplomatiques qu'à combiner un plan de bataille, n'aimait pas la guerre; de plus, une ophthalmie contractée pendant son séjour en Egypte, menacait de lui faire perdre la vue. Plusieurs de ses compagnons d'exil étaient déjà frappés de cette infirmité que les Nedjéens, dans leur inj ust^ ressentiment contre leurs ennemis, attribuaient à l'effet d'un poison lent administré par ordre du vice-roi.

Toutefois, si Feysul n'avait pas les qualités d'un capitaine, son fils aîné, Abdallah, pouvait suppléer amplement à ce qui lui manquait d'énergie militaire. Quels que soient les vices de ce prince orgueilleux, dissolu, perfide et cruel, on ne saurait sans injustice refuser de louer son courage et de lui reconnaître une habileté de tactique fort rare chez un Arabe. Feysul se consacra donc exclusivement à l'administration intérieure de l'empire, tandis qu'Abdallah se chargeait des expéditions guerrières.

La première fut dirigée contre les Adjmans. Leur nombreuse armée, bien pourvue d'armes et de munitions, s'était rassemblée près de Koweyt, d'où elle s'apprêtait à envahir le Nedjed.

Pleins d'une présomptueuse confiance, ils s'imaginaient remporter une victoire facile. Mais Abdallah fondit sur eux à l'improviste; suivi seulement de trois cents cavaliers, il attaqua leur avant-garde qu'il rejeta en désordre sur les corps du centre. Le

lendemain, les deux partis en vinrent à un combat décisif; l'armée des Bédouins était, selon l'usage, précédée d'une hadyah, c'est-à-dire d'une jeune fille de haute naissance et de grand courage, qui devait encourager les timides et stimuler le zèle des braves; celle qui, en ce jour mémorable, marchait à la tête des Adj mans était, m'a-t-on dit, également remarquable par sa taille élevée, son éloquence et la beauté de son visage. Hélas 1 le cruel Mars ne se laissa pas désarmer par les charmes de la Bellone arabe ; elle périt sous le fer d'un Wahabite et sa mort fut le signal de la déroute des siens. Abdallah poursuivit les fuyards, passa au fil de l'épée les deux tiers des Bédouins Adjmans, soumit enfin, par ce brillant fait d'armes, toutes les tribus du nord.

Le conquérant attaqua ensuite les clans de l'ouest, les Meteyr, les Anezali, les Oteybah, qu'il réduisit promptement à J'obéissance.

L'IIasa dut aussi renoncer à son indépendance, non sans l'avoir énergiquement défendue ; le Katif vit de nouveau flotter sur ses places fortes le drapeau nedjéen. Abdallah, victorieux partout, tourna ses regards vers l'Oman. Plus tard, lorsque nous visiterons les rives du golfe Persique, je raconterai dans tous ses détails cette mémorable campagne, et je ferai connaître la position actuelle du gouvernement omanite vis-à-vis de la cour de Riad.

Vers le même temps, la Waddi-Seleyel fut annexée à l'empire wahabite, je ne saurais dire si ce fut par la voie des armes ou de la diplomatie. Cependant une petite province, bornée d'un côté parla Wadi-Dowasir, de l'autre par le Djebel-Asir, districts à peine moins fanatiques que l'Ared, devait causer peu d'ombrage à Feysul. Peut-être la Wadi-Seleyel, suivit-elle simplement la fortune du Dowasir dont elle est une sorte de dépendance.

Les événements que nous venons de raconter occupèrent environ dix années pendant lesquelles Feysul, qui concentrait toutes ses pensées sur des réformes religieuses et civiles, ne prit aucune part active aux expéditions de son impétueux fils aîné; il se contentait de visiter les provinces conquises après leur soumission, de fixer les taxes, d'organiser l'administration locale.

Quand Abdallah revint de l'Oman, il commença dans le Kasim la funeste campagne dont j'ai donné les détails au quatrième , chapitre de cet ouvrage. Feysul toutefois ne perdait pas de vue

les côtes du golfe Persique, où le commerce et la civilisation avaient accumulé des richesses bien propres à enflammer sa convoitise. Après le simulacre de paix qui fut conclu en 1855 ou 1856 entre l'autocrate nedjéen et Zamil, chef d'Oneyzah, une expédition wahabite s'organisa par ordre de Feysul à Katif, et pour la première fois depuis le nouveau règne, les troupes du Nedjed montèrent sur des navires destinés à conquérir les îles Bahraïn ; je dirai ailleurs quel fut le résultat de leur entreprise.

Le Djebel-Shomer et les provinces qui en dépendent ont été en fait détachées du Nedjed par la vigueur d'Abdallah-ebn-Raschid.

Là encore, Feysul a fait de grands efforts pour semer la discorde parmi les habitants et même entre les membres de la famille royale à l'aide de ses agents hypocrites, dans l'espérance que quelque occasion favorable se présenterait pour intervenir à main armée; ce qui n'est en aucune façon improbable, si les événements continuent à suivre leur cours actuel.

Pendant ce temps, Feysul devenait aveugle, et un embonpoint croissant avec les années, — phénomène pourtant assez rare en Arabie, - le rendait de plus en plus incapable d'un genre de vie actif. La pusillanimité et la superstition qui en est la compagne ordinaire ont tellement étendu sur lui leur empire, que, depuis trois ou quatre ans, il a presque abandonné la direction des affaires à son fils Abdallah. Il partage son temps entre l'oratoire et le harem; et ne se montre jamais en public, si ce n'est pour faire chaque vendredi une visite matinale à la tombe de son père, ou quand quelque événement extraordinaire le contraint à se montrer à ses sujets. Hors des murs du palais, Abdallah gouverne en maître absolu, tandis qu'à l'intérieur, Mahboub et quelques nègres esclaves qui ont le privilège d'approcher du sultan, le dirigent à leur gré. Inaccessible pour le reste de ses sujets, le vieux monarque reçoit en outre les fougueux zélateurs, dont il subit passivement l'influence, adoptant sans opposition les mesures qu'ils lui imposent, fussent-elles les plus désastreuses au bien public. L'avarice, cette passion des vieillards, a aussi étendu sur Feysul l'empire qu'elle exerce souvent à cet âge sur des hommes meilleurs; la dissimulation et la tromperie, sont en quelque sorte devenues, par suite d'une longue habitude, sa seconde nature. En un mot, le bien qui était en lui a presque entièrement disparu, tandis que le cœur, l'intelligence,

la volonté ont fait place à une complète décrépitude, digne apanage d'un despote de soixante-dix ans.

Pour compléter l'esquisse d'Abdallah, l'héritier présomptif de la couronne, nous ajouterons que sa mère (le Livre des Rois, fait toujours connaître les mères des monarques juifs) appartient à la famille des Saoud. Le second fils du roi, qui doit le jour à une femme du clan des Benou-Khalid, ressemble beaucoup plus à sa mère qu'à son père. Tandis qu'Abdallah est, comme Feysul, court, replet, qu'il a la tête forte, un cou de taureau, Saoud est grand, élancé; sa physionomie, agréable et bienveillante, respire l'insouciance commune aux Bédouins. Franc, généreux, passionné pour la pompe, l'équitation, il est l'idole du parti libéral, qui l'a surnommé Abou-hala (littéralement, père de la bienvenue), à raison du Ya-hala (soyez le bienvenu), avec lequel il a l'habitude d'accueillir tous ceux qui l'approchent. Abdallah demeure au contraire le chef du parti orthodoxe qui le regarde comme son plus ferme défenseur.

Les deux frères, presque du même âge, sont, on le comprend, ennemis déclarés, et ils ne peuvent même pas se parler sans entrer en fureur. Feysul a nommé Saoud gouverneur de l'Yémamah et de l'Harik, afin de l'éloigner de Riad où réside Abdallah et de prévenir de trop fréquentes querelles. Les manières affables de Saoud lui ont gagné les cœurs de tous les Nedjéens qui haïssent le rigorisme wahabite. Chacun pense que la mort de Feysul sera le signal d'une lutte acharnée entre le Romulus et le Rémus, ou, si l'on aime mieux, le don Pedro et le don Henri du Nedjed.

L'orthodoxie de Feysul le porte à favoriser l'aîné de ses fils, et à tenir !e second dans l'ombre. Une fois seulement, lors des troubles qui éclatèrent dans le Dowasir, il nomma Saoud chef des troupes envoyées contre les rebelles. Mais il se repentit bientôt de lui avoir donné l'occasion de signaler sa valeur. Saoud, après une brillante campagne, revint à Riad accompagné de deux cents hommes d'élite, tous richement vêtus d'un uniforme écarlate, couverts de broderies d'or, montés sur des chevux du sang le plus pur, dans un appareil enfin également offensantpour la bigoterie et la jalousie d'Abdallah. Saoud fut renvoyé en toute hâte à Salemyah, d'où cependant nous le verrons bientôt revenir.

Le troisième fils du roi, Mohammed, est né d'une épouse nedjéenne ; il ressemble beaucoup à son père, et se montre dé-

voué à son frère Abdallah, sous la direction duquel il commande l'expédition dirigée contre Zamil. Le quatrième, Abder-Rahman, habite encore le harem; c'est un enfant d'une douzaine d'années dont les traits massifs donneraient, je le crains, peu d'espérances à un disciple de Lavater. J'ai parlé de la fille aînée du roi, la princesse sur le retour qui fait auprès de lui l'office de secrétaire.

Elle est très-belle, je n'en doute pas; mais je n'ai jamais été assez heureux pour percer le voile noir qui dérobe ses charmes aux profanes, et lui donne l'aspect peu attrayant d'un monceau de chiffons.

Avant de raconter les relations que nous eûmes avec plusieurs membres de la famille royale, il ne sera pas inutile de jeter un rapide regard sur l'empire wahabite, d'en examiner l'étendue, d'apprécier quelle est sa situation relativement à ses voisins, à I ses alliés, à ses ennemis.

Deux éléments bien distincts composent la population du Nedjed; le premier comprend les purs Wahabites, le second, les habitants qui le sont devenus par prudence et par soumission.

La première classe domine dans l'Ared, le Woshem,leSedeyr, l'Afladj, le Dowasir et l'Yémamah; non que les mécontents y soient rares, mais ils forment une impuissante minorité. Les Nedjéens de ces provinces sont pour la plupart sincèrement attachés à la dynastie des Saoud, quoique par des motifs divers.

L'Ared surtout se distingue par son dévouement envers la famille royale; le patriotisme vient ici s'ajouter à la sympathie religieuse, car les Saoud étaient les chefs respectés du district avant d'étendre leur domination sur le reste du Nedjed. Les dispositions belliqueuses des habitants, jointes à leur pauvreté, rendent d'ailleurs le système actuel fort populaire parmi eux.

Pourtant, même dans ce foyer du wahabisme, il existe des hommes qui aimeraient à réciter moins de prières et à fumer plus de tabac. Ils ne souhaitentpas un changement de dynastie, mais quand la mort de Feysul rendra le trône vacant, ils préféreront Saoud au farouche Abdallah. Les défenseurs de la stricte orthodoxie, représentée par le fils aîné du roi, sont néanmoins en grande majorité dans l'Ared, qui a toujours été la plus importante province de l'empire.

Le sentiment public est à peu près le même dans l'Yémamah, mais il revêt une forme plus douce. Là aussi, les habitants pro-

fessent pour la famille royale un respect, un attachement héréditaires; seulement les partisans d'Abdallah y sont inférieurs en nombre à ceux de Saoud, circonstance qui s'explique par la présence habituelle de ce dernier prince et par l'esprit moins fanatique de la population. L'Ared et l'Yémamah sont essentiellement wahabites.

Les guerres sanglantes, les dissentiments politiques ont au contraire laissé dans l'Harik des traces profondes; beaucoup de familles y gardent une haine implacable contre le wahabisme en général, contre la dynastie actuelle en particulier. L'antipathie populaire était plus vive encore il y a quelques années; aujourd'hui les visites fréquentes de Saoud, sa courtoisie, son affabilité ont calmé les rancunes, et quand la lutte aura commencé entre les deux fils du roi, Abdallah ne verra pas un seul habitant de l'Harik se prononcer en sa faveur.

L'Afladj, stérile et sauvage, renferme une population fanatique et ardente, qui chérit en Feysul le représentant du pur wahabisme.

Dans la Wadi-Dowasir, l'enthousiasme religieux devient plus farouche encore, et la soif du pillage augmente l'attachement de ces sombres sectaires pour un système qui livre à leur rapacité tant de riches provinces. Méprisables et justement méprisés, les Aal-Amar, pour donner aux habitants du Dowasir leur nom véritable,-perpétué par les satires amères de Motenebbi, occupent dans la nation nedjéenne lepremier rang aux yeux des « saints, » le dernier, aux yeux du voyageur impartial. Ils ne comptaient pas autrefois parmi les peuples; depuis qu'ils ont été incorporés à l'empire wahabite, ils ont acquis une importance trop souvent désastreuse pour leurs voisins ; du reste, étrangers aux querelles qui divisent Saoud et Abdallah, ils serviront celui des deux princes qui leur offrira le plus large butin.

Bien différent est le caractère des habitants du Woshem. L'es- prit commercial domine parmi eux, et le wahabisme y trouve moins de sectateurs que dans les autres districts du DjebelToweyk. Cependant leurs dispositions pacifiques les attachent à un gouvernement dont l'existence assure leur fortune, car l'ordre qu'il a rétabli sur les grandes routes attire en foule les pèlerins, fait affluer les marchandises dans les villes et les bourgades, particulièrement à Shakra. En temps de guerre, le Woshem

fournit des subsides plutôt que des hommes, et si la population produit peu de zélateurs, elle renferme aussi peu de mécontents.

Le Sedeyr, la plus vaste des provinces nedjéennes, est en même temps la plus renommée pour ses vertus sociales. Les habitants joignent à la générosité, au courage, à la persévérance des Nedjéens l'esprit ouvert et entreprenant qui caractérise les Shomérites ; enfin ils ne sont pas moins supérieurs à leurs voisins par la beauté physique, la force et l'adresse, que par les qualités morales. Dans leur pays se trouvent les plus anciennes villes arabes, ils comptent parmi eux les plus illustres familles, les plus glorieuses mémoires; ce sont les nobles du Nedjed ; la plupart, wahabites sincères, se montrent fermement attachés aux doctrines de leur secte; dans les districts du nord, cependant, les relations fréquentes avec Koweyt, Zobeyr et le Djebel-Shomer ont quelque peu modifié les opinions religieuses. D'un autre côté, les Sedeyrites ne partagent pas l'enthousiasme des habitants de l'Ared et du Dowasir pour la dynastie des Saoud, beaucoup de leurs chefs regrettent l'indépendance dont ils jouissaient autrefois, et les aspirations du peuple tendent vers un gouvernement indigène; un choc léger suffirait pour détacher la province de l'empire nedjéen, mais elle resterait fidèle aux doctrines wahabites.

Les six districts que je viens d'énumérer renferment relative- | ment très-peu de Bédouins. Ces nomades, dispersés sur l'im- j mense plateau central, sont tous des partisans passionnés de l'anarchie civile et religieuse; soumis ou rebelles selon que legouvernement est fort ou faible, ils se vendent au plus offrant, et deviennent les instruments de l'invasion ou de la révolte, des discordes et des guerres civiles.

L'empire wahabite possède encore trois grandes provinces, l'Hasa, le Katif et le Kasim qui reconnaissent la souveraineté du Nedjed par une excellente raison, c'est qu'elles ne peuvent pas s'en affranchir.

Je me suis assez étendu sur les habitants du Kasim pour que l'on connaisse leurs tendances politiques et religieuses ; la guerre d'Oneyzah les a manifestées clairement. Ils se rallieraient volontiers à un pouvoir capable de les protéger efficacement au nom de l'Hedjaz ou du Caire, du gouvernement ottoman ou

égyptien, car ils sont pour la plupart mahométans, mais en aucune façon wahabites ; le quart d'entre eux n'a même pas de religion positive ni de culte.

L'Hasa et le Katif seront dans un autre chapitre l'objet d'une étude développée. Je montrerai que leur union avec le Nedjed, maintenue par la force, est encore plus incertaine que celle du Kasim. Plus loin, nous verrons l'influence wahabite et nedjéenne sur Bahraïn, la côte persane de Barr-Farris, sur Koweyt au nord et l'Oman au sud, influence de crainte et non d'amour, sauf un petit nombre d'exceptions.

L'Asir est toujours l'allié fidèle du Nedjed, bien qu'il ne lui paye pas de tribut. Je n'ai pas visité ce district montagneux, situé au sud de La Mecque, à peu de distance des rives de la mer Rouge. Mais je l'ai souvent entendu décrire par les indigènes, soit avant, soit pendant mon voyage dans la Péninsule. Le fanatisme de ses habitants paraît égaler au moins celui des Nedjéens, dont ils ont adopté avec empressement les doctrines et les pratiques. Quant aux aptitudes militaires, les Asirites sont moins intrépides sur le champ de bataille et moins tenaces dans leurs résolutions que les Nedjéens; en un mot, ils ont plus de ressemblance avec les races de l'Hedj az, dont ils habitent les frontières. En tout cas, l'importante situation géographique du pays occupé par ces peuplades en fait d'utiles appuis pour une cause mauvaise, car toute armée égyptienne qui envahirait l'Arabie les aurait en flanc.

Afin de ne pas interrompre le récit des événements qui marquèrent la fin de mon séjour à Riad, je dirai ici quelques mots d'une courte excursion que je fis avec Barakat dansl'Afladj. Cette province, qui figure sur la. plupart des cartes à une distance de deux cent cinquante milles environ de l'Ared, lui est en réatité contiguë et le sépare de la Wadi-Dowasir; ses plateaux forment, s'il m'est permis d'employer cette légère métaphore, un arc-boutanl dans la grande muraille du Toweyk; leur hauteur est moindre que celle de la chaîne principale, et au delà, le niveau du sol s'abaisse graduellement, disent les voyageurs, jusqu'aux environs de Kelat-Bisha, puis il s'élève de nouveau du côté du Djebel-Asir. Vers le milieu de novembre, mon compagnon et moi nous sortîmes de Riad par la porte sud-ouest, nous traversâmes la Wadi Hanifah et atteignîmes le soir du même jour le

village de Safra, sur les frontières de l'Ared. Nous avions pour guide un Nedjranien, appelé Bedaa (hérétique), nom mal choisi pour un explorateur du pays orthodoxe par excellence. Celui qui le portait cependant était un gai compagnon, à la face rebondie et aux larges épaules ; marchand nomade de profession, il recherchait le plaisir avec ardeur; souvent il avait fumé une pipe et pris du café dans notre hawah de Riad; c'était lui qui nous avait proposé la présente excursion, et elle s'accordait trop bien avec nos plans pour être refusée.

Quand nous eûmes franchi la Wadi Hanifah, nous entrâmes dans une plaine inégale, coupée de profonds ravins, et dont la formation calcaire rappelle le sol de l'Ared. La route, ou plutôt le sentier, montait et descendait au milieu des roches blanchâtres; çà et là, quelques arbres, de maigres pâturages rompaient la stérile uniformité de la campagne. Les torrents d'hiver suivent pendant plusieurs milles la direction de la Wadi, puis ils se dirigent vers le sud.

Nous reçûmes dans Safra l'accueil hospitalier que l'on rencontre toujours au Nedjed. L'exiguité du village, composé à peine de soixante habitations, nous fournit une excuse convenable pour résister aux instances de notre hôte et repartir le lendemain.

Quelques-unes des maisons sont faites en branches de palmier couvertes de chaume, ce qui est un indice de la chaleur du climat; les murs dont le hameau est entouré, — je ne saurais les appeler des fortifications, - se composent simplement de briques séchées au soleil; ils tombent presque partout en ruines, mais par compensation, la mesdjid a été réparée avec une édifiante sollicitude.

Le matin suivant, nous errâmes pendant plusieurs heures au milieu des collines et des vallées de sable; ce qui ne nous empêcha pas de reconnaître que le niveau général du sol s'incline sensiblement vers le sud-ouest. Nous étions dans l'Afladj ; vers midi, nous arrivâmes au grand village de Meshallah (littéralement cc lieu du pillage a). C'était un nom de mauvais augure pour des voyageurs, mais nous avions pris nos mesures, et, sauf nos tuniques, nous avions peu de chose à perdre. Les fréquents voyages de Bedaa l'avaient mis en relation avec plusieurs des habitants, l'un d'eux nous offrit d'attendre dans sa demeure que la chaleur du jour fût passée, proposition qui fut acceptée avec empressement. La population paraît très-pauvre, les jardins et

les bosquets, quoique d'une grande étendue, donnent de chétives récoltes; le coton est ici l'objet d'une culture particulière, et les champs de millet blanc remplacent ceux de lentille, si communs aux environs de Ri ad. Le costume des hommes et des femmes est le même que celui de l'Ared; la tunique toutefois a moins de longueur, et le lourd couteau appelé berim, pend plus souvent à la ceinture.

De Meshallah à Kharfah nous dûmes suivre une gorge profonde qui portait encore les traces des torrents d'hiver; sur ses bords s'étendent d'excellents pâturages où paissent de nombreux troupeaux, non loin de là quelques palmiers abritent les huttes des pasteurs. Le district renferme très-peu d'habitants, surtout si on le compare à l'Yémamah ou au Sedeyr. La nuit était venue quand nous atteignîmes Kharfah; en conséquence, nous campâmes en dehors des murs sous un bouquet de dattiers. Le gouverneur de la province, qui réside dans la ville, est un habitant de l'Ared, fort connu pour l'exaltation de ses sentiments religieux. Bedaa ne crut pas utile de lui faire visite et nous partageâmes complètement son opinion. Kharfah renferme environ huit mille habitants, dont la moitié à peu près se compose de khodcyryah qui, selon la coutume des nègres leurs ancêtres, remplacent la longue tunique arabe par un morceau d'étoffe fixé à la ceinture. L'hospitalité était mesquine, je remarquai une absence de sociabilité et une rudesse de manières qui me firent songer à la Wadi Dowasir, dont les limites ne se trouvent pas en réalité à plus de quinze ou vingt milles. Nous restâmes à Kharfah une partie de l'après-midi, puis nous reprîmes la route que nous avions suivie en venant.

Dans Safra, Meshallah et Kharfah, la conversation roula naturellement sur la guerre d'Oneyzah, un tiers de la population en état de porter les armes étant déjà partie pour le Kasim. Cependant nous abordâmes aussi une autre question plus intéressante à mes yeux, à savoir le pays lui-même et son commerce avec l'Afladj et l'Yémen. Je recueillis les renseignements qui vont suivre, dont l'exactitude me paraît incontestable pour l'ensemble, bien que je ne prétende pas à la précision rigoureuse des détails.

Le voyageur qui se rend dans l'Yémen parvient après une journée de marche modérée à la Wadi Dowasir, monotone et sa-

blonneuse vallée bornée au nord par le Toweyk, au sud par le Dahna ; sa longueur totale doit être d'environ deux cents milles, car il faut dix jours entiers pour la parcourir. Des villages, composés de misérables huttes faites en feuilles de palmier, sont disséminés sur la route, enfin, l'eau est partout facile à trouver. Je suppose que ce district est une sorte de Wadi Sheran méridionale.

En quittant la Wadi Dowasir, l'explorateur entre dans le Kora, pays presque désert qui est situé près du Taïf et du Djebel Asir. Il a pour capitale Kelaat-Bisha, ville importante placée à deux journées de marche du Dowasir. A soixante milles plus loin, commence la Wadi Seleyel, qui, suivant notre ami Bedaa, est un district très-pauvre, rempli de collines sablonneuses et presque dépourvu d'eau. Près de là s'étend la Wadi Nedjran, pays dont la fertilité rappelle les riches campagnes de l'Yémen; elle est bien cultivée, produit d'excellentes dattes, des céréales en abondance, renferme une population nombreuse et polie; en un mot, cette région offre partout un spectacle de paix et d'abondance.

Les habitants sont shiites pour la plupart, aussi les Wahabites les flétrissent-ils du nom de Keffa 'ou infidèles. Bedaa, une y fois hors du territoire orthodoxe, ne me fit pas mystère de sa religion. Comme l'Hasa et l'Oman, la Wadi Nedjran se rattache à la grande école carmathe, proche parente des sectes persanes et qui se divise en biadites, ismaéliens, druses, etc. Aucune autre colonie carmathe, à ma connaissance, n'existe dans l'Arabie occidentale ; la Wradi Nedjran seule y perpétue le souvenir du grand mouvement religieux qui éclata vers le troisième siècle de l'islamisme. Les marchands de l'Yémen, pour se rendre dans l'Ared, passent ordinairement par la Wadi Dowasir et la Wadi Seleyel, afin d'éviter les difficiles chemins des montagnes, et de ne pas s'exposer à l'intolérance des peuplades du DjebelAsir.

Quant à la route bien connue qui traverse la Wadi Hanifah, le nord de l'Afladj, puis se dirige vers La Mecque en longeant le Toweyk méridional, je puis affirmer qu'elle suit exactement l'itinéraire indiqué sur la carte allemande publiée à Gotha en 1835, d'après les données fournies par Niebuhr, Ehrenberg et Rüppell. Les renseignements que j'ai recueillis moi-même de la bouche des Arabes ne me laissent aucun doute à cet égard.

C'est la grande route de l'Arabie centrale; elle se bifurque à

Shakra, et envoie un de ses embranchements vers Oneyzah.

Un seul chemin mène de Riad aux districts du nord, c'est celui par lequel nous étions arrivés. Il se divise à Zulphah, une de ses ramifications pénètre dans le Kasim, une autre dans le Djebel-Shomer, une troisième enfin conduit à Zobeyr. A l'est de Riad, une seule route est praticable, nous la suivrons bientôt.

Le Nedjed proprement dit se relie donc aux pays voisins et aux provinces des côtes par quatre voies de communication qui correspondent aux points cardinaux et traversent toute une partie du désert. Le chemin que nous avions pris pour venir à Riad est précisément le plus long, le plus difficile, le moins fréquenté, par conséquent le plus instructif et le plus sûr pour un Européen.

Au midi de la Wadi Dowasir, à l'est du Nedj ran, s'étend le grand désert qui borne aussi l'Yémamah et l'Harik, forme, entre le plateau central et l'Oman, une infranchissable barrière à laquelle on pourrait appliquer les admirables stances que la mer inspire à Byron dans le poëme de Child-Harold.

Au résumé, le Nedjed forme un état homogène, fermement administré, dans lequel la centralisation joue un grand rôle, dont l'arbitraire et le fanatisme sont le principal ressort. En l'absence de toute constitution, le bon plaisir du sultan ou de ses ministres est la seule loi du royaume; il ne connaît d'autres entraves que la nécessité des circonstances ou les prescriptions du Coran. L'atmosphère wahabite est un pur despotisme moral, intellectuel, religieux et physi.que. Ce pays est susceptible d'extension territoriale, et par là même dangereux pour les nations voisines dont il a déjà englouti quelques-unes, présageant ainsi le sort réservé aux autres, si une intervention puissante ne met obstacle à ses envahissements. Incapable d'un sérieux développement intérieur, hostile au commerce, défavorable aux arts et à l'agriculture, intolérant et agressif au plus haut degré, il ne saurait exercer une action bienfaisante ni sur lui-même, ni sur autrui. A la vérité, il apporte quelquefois l'ordre et le calme aux provinces conquises, mais c'est une morne tranquillité qui rappelle les paroles de Tacite : Ubi solitudinem faciunt pacem appelZante Les rivalités de famille, les guerres de succession, jointes à la réaction anti-wahabite qui recrute en Arabie de nombreux

partisans, peuvent un jour affaiblir et morceler l'empire nedjéen, elles seront insuffisantes pour le détruire. Ibrahim-Pacha avait compris quel moyen il fallait employer pour délivrer la Péninsule et les contrées voisines d'un fanatisme tyrannique; il commença l'œuvre que son génie avait conçue, mais le caprice et la folie de ses successeurs la laissèrent inachevée. Tant que le wahabisme régnera sur les plateaux de l'Arabie, on ne doit guère s'attendre à voir la civilisation, la prospérité nationale y faire quelque progrès.

Pour compléter cette vue d'ensemble, je joins ici un tableau statistique dont les éléments m'ont été fournis en partie par les registres de l'État, en partie par les habitants des districts que j'ai parcourus. Il contient la liste, le nombre des provinces, des principales villes ou des grands villages, l'estimation approximative de la population, le chiffre des contingents militaires. Un second tableau renferme des indications analogues au sujet des Bédouins répandus sur le territoire wahabite.

Provinces. Villes Population. Contingent ou villages. militaire.

I. Ared 15 110000 6000 II. Yémmamah. 32 140000 4500 III. Harik. 16 45000 3000 IV. Afla(il 12 • 14000 1200 V. Wadi Dowasir. 50 100000 4000 VI. Seleyel 14 30000 1400 VII. Woshem 20 80000 4000 VIII. Sedeyr. 25 140000 5200 IX. Kasim. 60 300000 11000 X. Hasa. 50 160000 7000 XI. Katif 22 100000 » TOTAL. 316 1219000 47300

Deux remarques sont ici nécessaires. D'abord, nous avons pu observer une disproportion notable entre le nombre des habitants et celui des villages. Ce fait s'explique par l'inégalité de grandeur et d'importance que prennent les différents bourgs, selon les conditions politiques de la province à laquelle ils appar-.

tiennent. Ainsi, dans la Wadi Dowasir, qui ne renferme aucune ville considérable, la quantité des centres de population égale presque celle du Kasim, où cependant la fertilité du sol, le développement considérable qu'ont acquis de grandes cités, telles qu'Oneyzah, Bereydah, Henakyah, Rass, fait monter le nom-

bre des habitants à un chiffre triple de celui de la WadiDowasir.

Les contingents militaires n'offrent pas moins d'anomalies, qu'il faut attribuer principalement à des causes locales. Ainsi le Katif, riche et bien peuplé, ne fournit pas un soldat à l'armée nedjéenne, — nous en verrons plus tard la raison, - tandis que l'Ared remplit presque tous les cadres militaires.

Passons maintenant à la population nomade, si peu nombreuse aujourd'hui dans l'Arabie centrale.

Tribus. Population.

I. Adjman 6000 II. Benou Hadjar. 4500 III. BenouKhaJid. 3000 IV. Meteyr 6000 V. Oteybah 12000 VI. Dowasir. 5000 VII. Seba. 3000 VIII. Kahtan 6000 IX. Harb. 14000 X. Anezah. 3000 XI. AI-Morrah 10000 TOTAL. 75200

La force militaire d'une tribu de Bédouins est ordinairement évaluée au dixième de la population totale. D'après ce calcul, 8000 guerriers nomades tout au plus pourraient se ranger sous l'étendard vert et blanc des Ebn-Saoud.

Je rappellerai ici au lecteur que les Benou-Khalid de Syrie et ceux qui figurent sur ce tableau ont une origine commune. il n'en est pas de même des Anezah et des Seba. Les Kahtan et les Al-Morrah sont en réalité beaucoup plus nombreux que nous ne l'avons indiqué, car nous avons compté seulement ceux qui subissent le joug de l'empire wahabite; enfin c'est parmi les Adjman, les Benou-Hadjar et les Benou-Khalid que l'épée d'Abdallah a fait le plus de ravages.

J'ajoute aussi la somme des contributions annuelles que les provinces versent dans le trésor de Riad, indépendamment des impôts extraordinaires. L'estimation est établie d'après les rôles qui se trouvent entre les mains du ministre Djowhar, et la taxe évaluée en réaux, monnaie fréquemment employée au Nedjed et dans un grand nombre d'États de l'Orient pour servir de base

aux calculs financiers. Le réal ou piastre espagnole vaut, sur le marché nedjéen, environ sept francs de notre monnaie.

Provinces. Contributions.

I. Ared 5000 réaux.

II. Yémamah. 6000 III. Harik. 10000 IV. AfIadj. 2000 V. Wadi Dowasir 4000 VI. Seleyel. 3000 VII. W oshem. 6000 VIII. Sedeyr. 7000 IX. Kasim. 120000 X. Hasa 150000 XI. Katif. 50000 TOTAL. 363000

A ce chiffre, il faut joindre le tribut annuel ou blackmail de 8000 réaux (56 000 francs), payé par les îles Bahraïn, et une taxe analogue levée sur les provinces occidentales de l'Oman, * taxe qui s'élève à 20000 réaux (140000 francs). En ajoutant ces sommes aux 363000 réaux fournis par les provinces de l'empire, on aura un total de 391 000 réaux (environ 2 730 000 francs).

Les contributions extraordinaires, le butin enlevé à l'ennemi, les présents, les amendes, s'élèvent à une somme presque égale, et l'on peut sans hésitation évaluer le revenu de la couronne à 4 millions de francs. Comme le Nedjed n'entretient ni armée permanente, ni flotte, sauf quelques misérables vaisseaux dans les ports du Katif, comme Feysul ne s'entoure pas d'une cour fastueuse, il est facile d'en conclure que le gouvernement waha- bite ne court aucun risque de se grever d'une dette nationale.

Je complète ces détails statistiques par une évaluation approximative de la population et des ressources du Djebel-Shomer; j'aurais pu en donner le tableau dans le chapitre consacré à Telal, mais j'ai préféré le mettre ici, afin que mes lecteurs saisissent d'un coup d'œil les différences importantes qui séparent les deux États.

Provinces. Villes Population. Contingent ou villages. militaire.

I. Djebel Shomer. 40 162000 6000 II. D,owf. 12 40000 2500 III. Kheybar. 8 25000 2000 IV. Haut Kasim. 20 35000 2500 V. Teyma 6 12000 1000 TOTAL 86~ 274000 14000

TRIBUS NOMADES SUJETTES DE TELAL.

Tribus. Population.

I. Shomer. 80000 II. Sherarat. 40000 III. Howeytat 20000 IV. Benou-Atyah. 6000 V. Maaz1.,. 4000 VI. Taï. 8000 VII. \Vabhidyah. 8000 TOTAL. 166000

Contingent militaire, environ. 16000 TOTAL GÉNÉRAL de la population. 430000 — Du contingent militaire. 30000

La population nomade, on le voit, tient dans le nord une place bien plus importante que dans le Nedjed. Je n'ai pu obtenir aucune donnée précise sur les revenus de Telal, mais si l'on en juge par le développement du commerce et de l'agriculture dans ses États, on peut les évaluer au quart de ceux de Feysul.

CHAPITRE XII.

COUR DE RIAD. VOYAGE D'HOFHOUF.

Let me have A dram of poison, such soon spreading gear As will disperse itself through ail the veins, And that the trunk may be discharged of breadth As suddenly as hasty powder fired Doth hurry from the fatal cannon's womb.

(SHAKESPEARE.)

Nos premiers rapports avec Abdallah. — Caractère de ce prince. — Une visite aux écuries royales. - Le cheval nedjéen. -- Le premier ministre Mahboub. - L'Égypte et le Nedjed. — Réception du naïb à la cour. —

Une visite matinale des zélateurs. — Manœuvres du naïb auprès du gouvernement de Riad. — La négociation se conclut. — Préparatifs contre Oneyzah. —Correspondance officielle. - Arrivée de Saoud avec le contingent du sud. — Querelles de Saoud et d'Abdallah. — Mon entrevue avec Saoud. — Abdallah devient froid et soupçonneux. — Le traitement par la strychnine. — Abdallah nous demande du poison. —

Scène nocturne dans le palais. — Position critique. — Évasion de Riad.

— Trois jours dans la Wadi Soley. — Voyage avec Abou-Eysa et ElGhannam. — Plateaux du Toweyk oriental. — Puits d'Oweysit. — Le Dahna ou Grand-Désert. — Un moment dangereux. — Le redjmat d'Abou-Eysa. — Les AI-Morrah. — El-Ghannam se sépare d'AbouEysa. — Route du désert. — La Wadi Farouk. — Les hauteurs de Ghar et de Ghoweyr. — Le niveau du sol s'incline vers les côtes. — Sauterelles. — Nous arrivons la nuit à Hofhouf.

Le premier orage s'était dissipé, et tout paraissait nous promettre une résidence calme et paisible dans la capitale, aussi longtemps qu'il nous conviendrait d'y séjourner. La guérison de Djowhar nous avait valu une brillante réputation; chaque jour voyait croître notre clientèle et nous amenait des relations qui promettaient de devenir fort avantageuses. Feysul, dont les

appréhensions avaient un peu diminué, était revenu à son palais, et avait repris assez de courage pour accorder au naïb une audience privée dans le khawah intérieur. Mohammed ne fut pas tr!s-satisfait de cette réception; il ne pouvait comprendre la froideur avec laquelle le « Bédouin », — seul titre qu'il donnât au monarque wahabite, —avait accueilli la longue énumération de ses griefs. Mahboub ne montrait pas non plus beaucoup de zèle à servir ses intérêts. Pour nous, d'accord avec Abou-Eysa, nous avions pris la résolution de ne demander aucune entrevue spéciale à Feysul; le vieillard étant un pur instrument entre les mains de ses ministres et de la faction des zélateurs, notre présence dans son divan ne devait produire aucun résultat utile, et pouvait au contraire donner lieu à des soupçons jaloux, à des conjectures fâcheuses.

Mais Ab iallah, qui ne ressentait pas les craintes séniles dont était agité le cœur de son père, ne nous fit pas attendre longtemps-la faveur d'une audience particulière. Nous avions déjà, on le sait, pris connaissance de la lettre adressée par Obeyd à ce prince, et notre désir de nous lier intimement avec lui ne s'en était nullement accru. En outre, ce que la renommée nous avait appris du caractère personnel et des dispositions de l'héritier présomptif n'était pas de nature à nous attirer vers lui.

Abdallah, en sa qualité de gouverneur, donnait des audiences publiques deux fois par jour; il était même assez accessible dans l'intérieur de son palais, mais nous évitions soigneusement de nous mêler à la foule* qui assiégeait sa demeure, nous estimant fort satisfaits d'apercevoir de loin le prince, sans attirer son attention.

En dépit de cette réserve, nous reçûmes quelques jours après notre arrivée un message par lequel Abdallah nous invitait à 'paraître devant lui. Le porteur de la missive, nommé Abdallah comme son maître, était un vrai Nedjéen, un sectaire sombre et hypocrite. Ses membres grêles, son visage jaune, son front plissé, son regard astucieux, ne lui donnaient nullement la , mine d'un agréable compagnon. Il nous informa que son oncle, — titre poli par lequel il désignait Ab lallah, — se trouvait fort souffrant et désirait au plus tôt consulter un docteur; qu'en conséquence, nous devions aller le visiter sans retard.

Revêtus de nos meilleurs habits, nous nous rendîmes à l'in-

vitation du prince. Nous traversâmes deux cours, puis un vestibule qui conduisait dans le khawah privé. Le château en renferme un autre, destiné à recevoir les étrangers : il est situé dans la seconde cour et grand deux fois comme la chambre des hôtes du palais de Feysul. Celui de l'appartement particulier ne peut guère contenir qu'une vingtaine de visiteurs : il est richement meublé, mais trop sombre. La matinée s'avançait et la chaleur devenait accablante; Abdallah, entouré de trois ou quatre officiers, s'était étendu sur un tapis dans le vestibule ; un grand nombre de serviteurs, les uns blancs, les autres noirs, se tenaient en armes auprès des portes : tous avaient l'air farouche, surtout les Nedjéens.

Les traits d'Abdallah ne manqueraient pas d'une certaine beauté, sans l'expression hautaine, presque insolente qui leur est familière; le prince a aussi une tendance marquée à l'obésité, défaut héréditaire dans plusieurs branches de sa famille. Je lui trouvai quelque ressemblance avec les portraits d'Henri VIII, et les caractères des deux princes n'offrent pas moins d'analogie.

Il nous reçut avec une politesse un peu rude qu'il s'efforça de rendre encourage-mte ; toutefois je reconnus vite que la maladie dont il parlait n'était qu'un prétexte pour satisfJire sa curiosité. On pense bien que je passai sous silence nos relations avec Obeyd et la lettre qu'il m'avait remise. Abdallah nous interrogea longuement sur le Djebel-Shomer, car il savait que nous avions visité Hayel, exprima une haine violente contre Telal, se rnilla des défenseurs d'Onevzah et maudit Zamil. Puis vint une série de questions médicales sur les divers tempéraments, bilieux, sanguin, nerveux, lymphatique. Il se montra fort desireux de connaître le sien, et je m'élevai considérable- ment dans son opinion en lui assurant que c'était une heureuse combinaison des quatre. Il nous adressa des protestations réitérées de bienveillance qui, pour le moment, pouvaient être sincères, car ses soupçons n'étaient pas encore éveillés. Enfin il nous demanda, ou pour parler plus exactement, nous ordonna de venir au palais le matin suivant. Nous devions apporter avec nous nos livres, le prince ayant un grand désir d'apprendre l'art de guérir. « Voilà, pensd-je, un disciple qui promet, » et sans doute le lecteur sera de mon avis.

Il était cependant sérieux dans ses intentions. Quand, le

lendemain, nous eûmes été introduits dans le khawah privé, et qu'il nous eut offert du café et des parfums, il nous retint une heure entière, soit pour lire avec lui mon volume de thérapeutique imprimé à Boulac, soit pour déchiffrer un manuscrit sans date qui faisait partie de la bibliothèque de Son Altesse et contenait des définitions de Galien tronquées et mal comprises, des traités arabes, des recettes pharmaceutiques laissées par le Prophète, recettes propres à donner une pauvre idée du savoir médical de leur auteur; car elles étaient entremêlées de termes botaniques empruntés au persan ou à l'idiome de la HauteÉgypte, et Daniel lui-même aurait été embarrassé d'en démêler le sens. Nous traitâmes ces doctes autorités avec le respect qui leur était dû, en essayant de leur découvrir une signification quelconque. Je ne sais si nous y parvînmes, mais, en tout cas, nous réussîmes à gagner les bonnes grâces du farouche Nedjéen.

A partir de ce jour, les serviteurs du palais eurent pour nous un visage épanoui par le sourire, si c'étaient des blancs, par une grimace, si c'étaient des noirs, car les flatteries pour les gens en faveur sont de tous les pays.

Pendant un mois, nos relations avec le prince continuèrent à être satisfaisantes. Presque chaque jour, nous étions invités à des réceptions générales ou particulières, et nous respirions pendant deux ou trois heures l'atmosphère de la royauté. Son Altesse, qui se montrait très-communicative, parlait politique avec la présomption de l'ignorance, et se raillait des puissances qui, peu d'années auparavant, avaient anéanti l'empire de ses ancêtres, décapité l'un de ses prédécesseurs, envoyé un autre en exil et condamné son père à une longue captivité. Constantinople et Le Caire n'étaient rien aux yeux d'Abdallah; un jour que je lui demandais s'il n'avait pas fait le pèlerinage de La Mecque : « Je le ferai, mais à cheval, » répondit-il, donnant à ses paroles un sens que l'avenir se chargera peut-être de ratifier.

Il m'exposa ensuite ses plans pour l'assaut d'Oneyzah : l'artillerie devait battre les murs en brèche, ou mieux encore, une puissante machine hydraulique dissoudrait les revêtements, qui étaient en briques simplement séchées au soleil. Les victoires qu'il avait remportées sur des Bédouins pillards ou des voisins

paisibles, avaient amené le prince à regarder les Nedjéens comme les premiers soldats, et lui-même comme le premier général du monde. Cependant ce n'était pas là une pure fanfaronnade, car, dans les limites de la Péninsule, Abdallah doit vraisemblablement l'emporter sur n'importe quel ennemi; et l'Égypte n'a pas toujours un Ibrahim-Pacha pour commander ses armées.

J'eus, à cette époque, l'occasion de visiter les écuries royales, occasion que je souhaitais depuis si longtemps. Le cheval du Nedjed, en effet, l'emporte non-seulement sur les races persanes ou indiennes, mais sur toutes celles de la Péninsule ; c'est le vrai cheval arabe, le type pur et sans mélange. J'ai entendu bien des fois des connaisseurs exprimer cette opinion, que je partage complètement, quoique des autorités importantes aient émis, je le sais, un avis contraire. Dans tous les cas, les haras de Feysul sont incontestablement les premiers du Nedjed, et celui qui les a visités a vu les chevaux les plus parfaits de l'Arabie, peut-être du monde.

Une jument ayant été mordue près de l'épaule par un camarade trop impétueux, la blessure, mal pansée, avait fini par produire un ulcère qui déroutait la science des plus habiles vétérinaires nedjéens. Un matin que nous étions, Barakat et moi, assis dans le khawah d'Abdallah, un palefrenier entra pour donner au prince le bulletin journalier de ses écuries. Abdallah me demanda si je voulais entreprendre la cure. Je consentis avec joie à visiter la bête malade, tout en déclarant que je me contenterais d'examiner son mal, et que je ne me chargeais nullement de la guérir. Le prince donna des ordres en conséquence; le jour même, un valet d'écurie nous conduisit au haras royal.

Il est situé vers le nord-est de la ville, à gauche de la route que nous avions suivie pour venir du Djebel-Shomer, et trèsprès des jardins d'Abder-Rahman-le-Wahabite. Les bâtiments, qui occupent une superficie de 150 yards carrés, renferment une vaste cour intérieure dans laquelle les chevaux sont libres de prendre leurs ébats pendant le jour. On les attache le soir dans leurs stalles, les brouillards de la Wadi Hanifah ne permettant pas de les laisser la nuit en plein air; le vent du nord, paraîtil, leur est aussi très-défavorable. Les écuries renfermaient en

ce moment à peu près trois cents chevaux, et j'appris qu'il y en avait autant dans les pâturages.

Aucun Arabe n'imaginerait d'attacher ces nobles bêtes par le cou; une des jambes de derrière est entourée, à la hauteur du paturon, d'une chaîne légère, fermée par un cadenas et attachée à une corde fixée dans le sol par une cheville de fer. Si l'animal était trop impétueux, une des jambes de devant serait attachée de la même manière. Il y a du reste beaucoup moins de chevaux vicieux en Arabie qu'en Europe, ce qui fait que les hongres y sont fort rares. Aucun préjugé ne s'oppose à cette opération, mais on ne la pratique pas, parce qu'elle n'est pas nécessaire et tend à diminuer la valeur de l'animal.

Revenons au haras de Feysul. Jamais je n'avais vu, jamais je n'avais imaginé une si admirable réunion de chevaux. Ils manquent peut-être un peu de hauteur, mais leurs formes exquises empêchent d'apercevoir ce défaut, si défaut il y a. Ils ont les hanches bien pleines, les épaules d'un modèle si pur que, selon les expressions d'un poëte arabe, « on en deviendrait fou d'ad.' miration ; » la cambrure légère de leur dos annonce la merveilleuse souplesse qui chez eux s'unit à la force ; leur tête, large au sommet, s'amincit tellement vers les naseaux qu'ils pourraient « boire dans une pinte, » si les pintes existaient au Nedjed; ils ont les yeux grands, pleins d'intelligence et singulièrement doux, l'oreille petite et d'une extrême finesse; leurs jambes, qui paraissent faites de fer forgé, sont d'un brillant irréprochable et laissent pourtant apercevoir les saillies des muscles ; leur sabot arrondi est parfaitement approprié au sol dur du Nedjed; la queue, fièrement rejetée en arrière, décrit une courbe gracieuse ; ils ont une robe soyeuse et brillante, une crinière longue sans être trop touffue ; enfin toute leur allure semble dire : « Regardez-moi, n'ai-je pas bon air? » La couleur dominante est le gris ou l'alezan doré; quelques-uns sont bai-clair, blancs, noirs, gris de fer, on n'en rencontre aucun qui soit bai-brun, pie ou pommelé. Les chevaux nedjéens ont une élégance, une harmonie de formes que l'on chercherait vainement ailleurs ; mais ce qui constitue, selon moi, leur caractère distinctif, c'est le modelé parfait de l'épaule, la plénitude des hanches, l'admirable brillant de la jambe.

Il est inutile d'ajouter que bien souvent déjà j'avais pu étudier

les chevaux arabes. Le Djebel-Shomer en élève de très-beaux, que les rois et les princes européens achètent à des prix fabuleux. Ces animaux proviennent pour la plupart' d'une jument shomérite et d'un étalon nedjéen, jamais,—du moins à ma connaissance, — ils ne sont de pure race nedjéenne. Ils ont moins d'élégance et l'on peut reprocher à presque tous quelque léger défaut; enfin leur taille est plus variée, quelques-uns ont seize paumes, les autres quatorze. Chacun connaît les classifications généalogiques qui les divisent en Manakis, Siklawis, Harndanis, Toreyfis, etc. J'avais moi-même dressé une liste de ces noms pendant un voyage fait quelques années auparavant dans le désert syrien, parmi les Bédouins Rualas. Aucune différence notable n'existe entre les renseignements que je recueillis alors et les détails donnés par les voyageurs européens; les nomades ne manquèrent pas non plus de me raconter leurs vieilles légendes sur les écuries de Salomon; mais je crois que les généalogies, et plus encore l'antique origine qu'on leur attribue, sont des fables inventées par les Bédouins poïir augmenter le prix de leurs chevaux. Je n'ai jamais entendu parler dans le Shomer de siklawis, de delhamis, de manakis ; les écuries de Salomon n'y sont pas plus connues que celles d'Augias. Au Nedjed, on m'assura que nul ne s'occupait de la généalogie, et que l'on s'inquiétait seulement de savoir si le père et la mère de l'animal n'avaient aucun défaut. cr Quant à Salomon, ajouta le palefrenier, il aurait plutôt pris nos chevaux que nous les siens, » remarque qui ne manque pas d'une certaine vraisemblance historique. En un mot, le métier de maquignon demande au Nedjed à peu près autant de science que dans le Yorkshire, mais pas plus.

La pure race nedjéenne, autant que j'ai pu m'en assurer, existe uniquement dans le Nedjed, encore n'y est elle pas com.mune. Les chefs seuls, ou les riches Arabes, possèdent ces magnifiques animaux; jamais ils ne sont vendus, et Quand je demandai comment il était possible de les acquérir : cc Il faut les recevoir à titre de don, les obtenir par héritage ou bien les enlever dans un combat, » me fut-il repondu. Les contrées voisines n'ont d'autre moyen de se procurer les chevaux du Nedjed que de les conquérir par les armes; encore cela est-il fort rare ; si parfois une politique prudente conseille d'en envoyer quelques-uns en Egypte, en Perse ou en Turquie, jamais on ne

donne les juments, et l'on a soin de choisir les moins beaux étalons.

Abdallah, Saoud et Mohammed ont chacun une écurie particulière qui renferme environ une centaine de chevaux. Après beaucoup d'enquêtes et de recherches, nous finîmes, mon compagnon et moi, par conclure que le nombre total de ces animaux dans le Nedjed ne dépasse pas cinq mille. On les réserve pour le combat et la parade, - ce qui n'empêche pas les cavaliers d'être fort rares'dans les armées wahabites,—et l'on se sert de chameaux pour les voyages ou les travaux pénibles.

On a raconté beaucoup de curieuses histoires sur la prétendue familiarité des Arabes avec leurs montures; à sa naissance, le poulain est reçu dans les bras des assistants, qui se garderaient de le laisser tomber à terre; il partage les jeux des enfants, boit et mange avec son maître, on le soigne tendrement quand il est malade, et sans doute, lorsque l'occasion s'en présente, il rend le même service aux membres de la famille. Que le cheval arabe soit plus doux, j'ajouterai même plus intelligent que son frère « de la joyeuse Angleterre, » malheureux prisonnier renfermé dans une étroite et sombre cellule, je l'admets volontiers; il ne saurait, hélas! en être autrement. La liberté dont jouit le quadrupède nedjéen, ses rapports fréquents avec l'homme, développent avantageusement ses instincts généreux; cependant les Arabes ne se croient obligés, ni de laisser leur jument mettre le nez dans leur potage, ni de remplir auprès d'elle l'office de sage-femme quand elle est dans une situation intéressante. Je ne prétends pas dire que les anecdotes rapportées par un grand nombre d'auteurs soient absolument fausses; mais je n'ai jamais été témoin d'aucune scène semblable et je n'en ai même jamais entendu parler. Pour mon compte, le seul hommage que je puisse rendre à l'intelligence et à la sociabilité des chevaux arabes, c'est de reconnaître qu'ils mangent dans la main et viennent vers celui qui les appelle avec une docilité dont les esprits invisibles n'ont pas fait preuve quand j'ai essayé de les évoquer. Il me faut donc, jusqu'à plus amples informations, ranger les autres qualités qu'on leur attribue parmi les fables auxquelles le désert a souvent donné naissance.

Après m'être promené au milieu de ces magniiiques animaux, en compagnie des palefreniers, grands appréciateurs de tous

les mérites hippiques, j'examinai la jument gris de fer dont il s'agissait, j'en vis une autre qui était privée d'appétit, je prescrivis un traitement inoffensif, puis je partis en jetant un long regard de convoitise sur les écuries, où cependant je fis plus tard d'assez fréquentes visites, motivées par mes fonctions de docteur.

Plus loin, quand je franchis les limites orientales du Toweyk, je vis la race arabe décroître rapidement en beauté, en grandeur et en force. Les spécimens que je rencontrai dans l'Oman ressemblaient considérablement aux chevaux hindous ; mais dans les districts orientaux de l'Arabie, les dromadaires suppléent à la disette des solipèdes.

Les chevaux du Nedjed sont surtout renommés pour leur vitesse et leur résistance à la fatigue ; courir vingt-quatre heures par monts et par vaux, sans boire ni se ralentir un instant, est assurément un mérite ; mais soutenir le même effort et la même privation sous le soleil brûlant de l'Arabie pendant quarante-huit heures consécutives, c'est, je crois, un privilège particulier aux animaux de race arabe. Ils ont de plus une délicatesse, je ne dirai pas de bouche, car il n'est pas rare de les monter sans mors ni bride, mais de sensibilité, qui les rend dociles à la pression de la cuisse et du genou, au plus léger mouvement du licol, au moindre appel du cavalier. Je me suis souvent servi de chevaux arabes, et sans selle, sans rênes ni étriers, je les ai fait tourner sur eux-mêmes, partir au grand galop, puis je les ai arrêtés court; les intelligents animaux exécutent la volonté de leur maître avec une telle promptitude que le cavalier et sa monture semblent ne plus former qu'un seul être, comme le centaure de la fable. Ce résultat est dû en grande partie à l'habile système de dressage employé dans la Péninsule; ici, la vitesse d'un cheval serait peu appréciée, si elle ne se joignait à la souplesse et à la douceur, car soit à la parade, soit sur le champ de bataille, il importe plus à un Arabe de manœuvrer aisément sa monture, que d'aller en avant avec la rapidité d'une flèche. Il en est de même pour le djerid, ce tournoi de l'Orient qui diffère peu dans le Nedjed de ce que j'ai vu en Syrie et en Egypte. J'ajouterai que sur les plateaux pierreux du Djebel Toweyk, les chevaux sont toujours ferrés, mais fort grossièrement; on pare à peine le sabot, et l'on y enfonce inva-

riab'ement six gros clous ; si la corne n'était pas excellente, les maréchaux-ferrants nedjéens rendraient boiteux plus d'un magnifique coursier.

Je quitte avec regret un sujet aussi intéressant, mais les limites de cet ouvrage ne me permettent pas de parler plus longuement du généreux animal que Cowper appelle « le plus « noble des deux, » quand il le compare à son maître. La saillie du poëte est ici injuste; si méchant que l'homme soit devenu, si bas qu'il soit tombé, il y a toujours en lui quelque vertu par laquelle il se rachète, quelque qualité qui lui donne droit à l'estime et à l'amour. Les Wahabites ne sont pas un peuple modèle, leur cour est loin d'être exemplaire; cependant, ils portent gravée sur le front la noblesse de l'origine humaine; - faits à l'image de Dieu, ils ne peuvent effacer entièrement par leurs vices le modèle primitif d'après lequel ils ont été créés.

Tandis qu'en pàrtageant mes soins entre les bipèdes et les quadrupèdes, je gagnais les bonnes grâces d'Abdallah, Mahboub, curieux de connaître les deux docteurs syriens, dont son père, le grand trésorier Djowhar, parlait avec tant d'éloges, eut la condescendance de nous faire en personne une visite, bien que notre réserve habituelle nous eût empêchés de lui présenter nos hommages. Le premier ministre Mahboub dans notre demeure ! Vraiment, oui ! Et quel premier ministre encore !

Heureusement pour moi, Abou-Eysa me l'avait plusieurs fois dépeint, sans quoi j'aurais commis quelque lourde méprise; mais Barakat ne pouvait en croire ses oreilles quand il apprit que notre visiteur était la principale colonne de l'empire wahabite.

Né d'une esclave géorgienne donnée à Feysul par Abbas Pacha, Mahboub, alors âgé d'environ vingt-cinq ans, paraissait si jeune, avait si peu l'air d'un Nedjéen, ou même d'un Arabe, que je demeurai frappé d'étonnement Son teint blanc, ses cheveux fins et doux, ses yeux bleus, ses membres bien proportionnés, tout en lui reniait la prétendue paternité du nègre Djowhar, à moins que les assertions de mes livres médicaux, confirmées par mon expérience personnelle, ne soient complétement mensongères. En réalité, tandis que le langage officiel, dont j'imiterai la' prudence, désigne le grand trésorier comme père de Mahboub, chacun dit tout bas que Feysul a des droits bien plus réels à ce

titre. Il est inutile d'entrer dans le détail des mystères et des scandales de la cour, si toutefois il est possible au Nedjed de produire du scandale. Le lecteur devra me croire sur parole quand je lui aftirmerai que Feysul, premier maître de la belle esclave géorgienne, est assurément le père de Mahboub.

Le jeune ministre est habile et hardi, cela ne fait pas le moindre doute; il a aussi un goût prononcé pour la littérature, un désir de s'instruire qui indiquent son origine caucasique.

Mais il y joint un orgueil insolent, une tyrannie sanguinaire, enfin une légèreté de manières et de langage qui forment un étrange contraste avec la gravité nedjéenne; ces défauts, dus à sa naissance et à son éducation, sont voilés en partie par l'indépendance de pensées, le ton de franchise, la gaieté cordiale qu'il tient sans doute de sa mère, car son père, quel qu'il soit, n'aurait pu les lui donner. Enfin, Mahboub est remarquablement beau, il a le visage d'un Géorgien, et plus d'une fois, en conversant avec lui, je me rappelai l'Arnold de Byron. A l'âge où les Anglais de bonne famille étudient encore dans les écoJes, tout au plus servent en qualité de compte ou de midshipman, ce jouvenceau caucasien mène le vieux despote nedjéen par le nez, se fait craindre de son terrible fils, abaisse à ses pieds courtisans et zé ateurs, et dispose presque seul des destinées de l'Arabie centrale.

Sa première visite fut caractéristique. Laissant de côté l'étiquette, il se montra très-familier, nous adressa vingt questions dont il attendait à peine la réponse, passa rapidement en revue nos livres, notre pharmacopée, notre costume, nos personnes, but à la hâte une tasse de café, nous assura de son patronnage, puis, nous serrant la main à la manière européenne, il se retira.

Abou-Eysa, dont Mahboub était le principal appui, et dont la fortune se trouvait maintenant liée à la mienne, désirait vivement que cette première entrevue fût suivie de relations fréquentes; de mon côté, j'étais curieux d'étudier un personnage aussi important et aussi extraordinaire ; en conséquence, dès le lendemain, je me rendis au palais accompagné d'AbouEysa.

Mahboub était assis dans le divan de Djowhar. Il reçut le guide avec la familiarité d'un ancien protecteur et m'honora

bientôt d'une égale bienveillance. Ses questions m'apprirent qu'il me faisait l'honneur de m'attribuer une naissance semblable à la sienne, c'est-à-dire qu'il me supposait né en Egypte d'une femme géorgienne. Une telle supposition avait à Riad une portée particulière et elle exerça une grande influence sur les événements qui marquèrent notre séjour dans le Nedjed.

L'Egypte est pour l'empire wahabite tantôt une ennemie redoutable, tantôt une alliée suspecte. En ce moment, le soupçon l'emportait sur la crainte ; mais les deux sentiments existaient néanmoins. Le Nedjed a peu de chose à apprébender de laPerse, , les armées du Shah oseraient à peine traverser le Golfe ; l'invasion ne saurait venir directement non plus de Constantinople, les troupes turques trouveraient dans les déserts qu'il leur faudrait parcourir une barrière infranchissable ; si elles essayaient de la forcer, bien petit serait le nombre des soldats qui atteindraient le Djebel Toweyk. Pour les nations plus éloignées, elles sont toutes, à l'exception d'une seule, enveloppées d'un épais nuage, et l'expérience a depuis longtemps appris aux Orientaux que si l'Occident fait parfois gronder son tonnerre, ce signe précurseur n'est jamais suivi d'une tempête sérieuse. Le golfe Persique seul, qui s'ouvre sur la mer des Indes et rapproche ainsi les côtes wahabites du grand empire « sur lequel le soleil ne se couche jamais », cause à Feysul quelques alarmes. Il redoute, non sans raison, le voisinage de ces marchands qui sont devenus les conquérants et les maîtres de l'Inde. L'Egypte toutefois lui inspire des craintes plus vives : « ce qu'un homme a fait, il peut le faire encore ; » la bannière de Saint-Georges sera peut-être un jour arborée sur les rives du golfe Persique, mais les étendards victorieux d'Ibrahim ont déjà flotté aux brises de la Wadi Hanifah. Aussi tout Égyptien, médecin, pèlerin ou marchand, devient à Riad l'objet d'un respect apparent et d'un soupçon réel ; c'est un homme que l'on ne saurait malmener, et dans lequel, cependant, on n'a nulle confiance, un hôte dangereux qu'il faut subir, car on n'ose s'en débarrasser par les procédés sommaires souvent en usage au Nedjed.

Mahboub croyait fermement que nous étions des espions envoyés par le gouvernement égyptien pour le tenir au courant des affaires du Kasim et du siége d'Oneyzah. La conjecture n'était pas dénuée de vraisemblance, la route que nous avions suivie,

les livres que nous possédions, le fait même de notre science médicale relativement supérieure, ma prononciation, tout tendait à confirmer cette idée. Le premier ministre n'exprimait pas ouvertement ses suppositions, mais il n'était pas difficile de découvrir la pente de ses pensées, la franchise et l'abandon habituel de ses manières le rendant peu propre à la dissimulation. De plus, Mohammed, frère cadet d'Abdel-Latif, prétendait m'avoir rencontré en Egypte, il disait connaître l'histoire de ma vie passée, mes intentions actuelles ; tout cela était un tissu de mensonges contre lequel je m'empressai de protester, mais il n'était pas facile de détruire l'impression produite par ces fables.

Après notre rencontre chez Djowhar, Mahboub me reçut dans son appartement, où je passai souvent plusieurs heures. Sa bibliothèque était la plus riche que j'eusse encore vue dans la Péninsule; elle se composait des meilleurs poëtes arabes, entre autres Ebn-el-Atihyah, Motenebbi, Aboul-Ola, Hariri, etc.; puis venaient de nombreux traités sur la législature et la religion, écrits par des auteurs hambelites et malékites, des commentaires du Coran, des relations de voyage d'une authenticité plus que douteuse, des ouvrages de géographie, d'après lesquels le monde se divise en sept régions, dont la plus importante, la plus peuplée, la plus étendue est naturellement l'Arabie. Enfin je trouvai chez Mahboub un manuscrit fort intéressant pour moi; c'était l'histoire de l'empire wahabite. Une sorte d'avant-propos qui renfermait l'abrégé des annales de la Péninsule avant l'hégire, semblait avoir été copié presque mot pour mot dans les œuvres d'Aboul-Feda; puis à partir des guerres de Kalid-ebnel-Walid, l'auteur s'occupait exclusivement du Nedjed. J'ai rapporté déjà les faits les plus saillants de son récit, d'autres trouveront place encore dans le cours de cet ouvrage. Les contrôles de l'armée, la correspondance oftjcielle, les registres de comptabilité financière étaient réunis dans un cabinet particulier, mais les portes en demeuraient souvent ouvertes et je pus consulter ces documents, auxquels j'ai emprunté la statistique qui termine le précédent chapitre. Mahboub ne voyait pas grand inconvénient à me laisser prendre des notes ou copier quelques passages de ses manuscrits; malheureusement la plus grande partie de mon journal fut perdue dans les aventures qui troublèrent la fin de mon voyage.

Le premier ministre tint quelques-unes des promesses qu'il nous avait faites. 11 eut soin que nous fussions abondamment pourvus de viande et de café, seul luxe du Nedjed; il nous donna aussi une somme d'argent assez considérable que j'acceptai avec empressement dans l'espoir de diminuer ses soupçons.

Ce fut en vain. Ses yeux se fixaient sans cesse sur moi avec l'expression inquiète d'une personne qui aperçoit sous des eaux profondes un objet suspect qu'elle cherche vainement à distinguer; toutefois la sympathie que lui inspirait notre parité supposée d'origine l'inclinait vers la bienveillance.

Pendant ce temps Mahboub et Abdallah s'égayaient sans pitié aux dépens du naïb qui, en retour, les raillait et les méprisait.

Désespérant d'intéresser Feysul à sa cause, l'envoyé persan résolut d'essayer sur Abdallah le pouvoir de son éloquence. Après avoir revêtu son costume le plus magnifique, il se présenta au palais de l'héritier présomptif. Admis aussitôt dans le khawah, il y trouva le prince étendu à la façon des Bédouins, c'est-à-dire sur le ventre; un coussin soutenait ses coudes, et, dans cette gracieuse posture, il avait tout l'air d'un dogue qui appuie son museau sur ses deux pattes de devant pour regarder un visiteur importun. « Soyez le bienvenu, » dit l'aimable hôte à l'ambassadeur en lui faisant signe de s'asseoir. Puis après l'avoir examiné en silence de la tête aux pieds : « Est-ce que votre barbe est teinte? » demanda le prince. Il est bon de dire ici qu'aux yeux des Wahabites l'usage des teintures capillaires est une offense envers Allah, qui seul a le droit de co orer comme il lui plaît les cheveux de ses créatures. Le naïb, très-mécontent, avoua cependant d'un air calme qu'Abdallah avait deviné juste, et demanda pourquoi une pareille question lui était adressée. « Parce que nous trouvons cette pratique extrêmement blâmable » répondit le fils de Feysul. A cela le naïb répliqua sèchement qu'en Perse on avait une autre opinion. « Êtes-vous sunnite ou shiite? » demanda ensuite l'héritier présomptif de la couronne. Le Shirazite, qui ne possédait pas une forte dose de patiencej fut poussé à bcut. « Je suis shiite, mon père était shiite, mon grand'père était shiite, nous sommes tous shiites! » répondit-il avec emportement; « mais vous, Abdalla.h, qui êtes-vous, êtes-vous prince ou chapelain? » Tout cela était débité dans un arabe barbare qui rendait la colère impossible. « Je suis prince » répondit Abdallah,

en le regardant avec fierté. « Vos questions, répondit le Persan, me faisaient penser que vous étiez chapelain; si vous l'êtes, allez à la mosquée, c'est une place beaucoup plus convenable qu'un palais pour quelqu'un qui tient des propos comme les vôtres. »

Abdallah éclata de rire et eut recours à une apologie pire que sa faute, en aliéguant son ignorance des usages diplomatiques et des égards dus aux ambassadeurs, puis il changea de conversation. Le prince nedjéen n'agissait ainsi ni par grossièreté, ni par étourderie; son impertinence était le résultat d'un calcul, ayant pour but d'amener le naïb à souhaiter lui-même l'arrangement conçu d'avance par Feysul et son fils. Le Persan fut pris d'un nouvel accès de fureur contre les Bédouins, et AbouEysa eut beaucoup de peine à l'empêcher de quitter aussitôt la capitale.

Le naïb ne fut pas plus heureux avec Mahboub, auquel il fit plusieurs visites officielles, dans l'espérance qu'il disposerait le vieux roi en sa faveur; jamais il ne l'aborda sans entendre quelque offense à l'adresse desshiites. Ces derniers, entre autres idées singulières, ont un respect superstitieux pour les noms écrits d'Allah et des saints; ils regardent la destruction volontaire de ces mots comme un crime abominable. Un jour que le naïb se trouvait dans le divan, Mahboub reçut des lettres commençant par la formule ordinaire : (t Au nom de Dieu. » Le ministre les lut, laissa le Persan y jeter un coup d'œil, puis il les déchira et les jeta au feu. Pour détourner Mahboub de commettre ce forfait, Mohammed-Ali eut recours à des instances aussi vives que celles d'Elnathan, de Dalaïas et de Gamarias quand ils supplièrent le roi Joakim de ne pas brûler le livre du.prophète Jérémie. Sa pieuse intervention étant demeurée sans effet, il se

sentit presque défaillir à la vue de l'horrible profanation. Mais une épreuve plus pénible encore lui était réservée. Il possédait une coupe d'argent admirablement ciselée, sur laquelle l'artiste persan avait gravé les cinq noms chers aux shiites : Mahomet, Ali, Fatime, Hassan et Hoseyn. Un jour que le naïb l'avait emportée au palais, dans l'intention d'éblouir par son luxe (t les barbares indigènes, » Mahboub prit le vase, le retourna en tous sens et s'écria en apercevant les caractères tracés sur le bord : « Quelles sont ces inscriptions abominables? » Puis il jeta la coupe loin de lui d'un air indigné. On devine sans peine les sen-

timents du malheureux naïb. Il était curieux de l'entendre raconter lui-même, tantôt en mauvais arabe, tantôt en élégant hindoustani, ces divers incidents, pendant que nous fumions tranquillement un narghileh dans son khawah.

Un événement comique amena quelques jours après une crise heureuse dans les affaires du naïb, et le délivra des outrages prodigués à ses convictions shiites. J'ai raconté déjà que, matin et soir, on fait dans les mosquées l'appel des fidèles, et que les absents sont exposés à recevoir des exhortations d'une nature fort pressante. Ni le naïb, ni Barakat, ni moi, nous ne nous croyions cependant soumis aux mêmes règles que les Wahabites, aussi n'étions-nous pas fort assidus à la prière. Un matin le zélateur chargé de veiller à l'édification de notre rue, se mit en tête que les » infidèles » devaient, pour ne pas causer de scandale, agir comme les vrais musulmans. « Cum Romse (ueris, romano vivitur usu. » Il fit donc mettre nos noms sur la liste, l'iman les lut avec les autres, mais il va sans dire que personne n'éleva la voix pour y répondre.

Le zélateur indigné rassembla une foule pieuse, armée de bâtons, et un peu avant le lever du soleil il s'arrêtait devant notre demeure, la première de sa tournée. La porte était heureusement fermée au verrou, car Barakat, Abou Eysa et moi, nous fumions la pipe du matin à côté d'une tasse d'excellent café. Le guide, en entendant le coup de marteau dont sa mauvaise conscience lui révéla aussitôt le motif, fut extrêmement effrayé, sachant par expérience que le fanatisme wahabite, quand une fois il a pris l'éveil, est un dangereux ennemi. Pâle comme la mort, il nous conseilla de ne pas répondre à la sommation et de nous blottir dans une pièce reculée; mais Barakat, au contraire, résolut de faire face au danger; il alla droit à la porte ; l'ouvrit et s'avançant au dehors, il la referma vivement derrière lui, sans laisser aux visiteurs le temps d'entrer. Le colloque suivant s'engagea ensuite dans la rue : « Pourquoi n'étiez-vous pas aux prières ce matin?

- Nous avons déjà dit nos prières; nous ne sommes pas des athées?

- Pourquoi n'avez-vous pas répondu à l'appel de vos noms?

demanda le zélateur, supposant d'après le tour équivoque de la réponse que nous devions avoir été à la djamia.

— Nous pensions que vous autres Wahabites, vous aviez des

cérémonies particulières qui ne regardent pas les étrangers; pouvons-nous connaître tous vos usages? » répliqua Barakat sans se déconcerter.

— Quel homme. était à votre droite pendant la prière?

demanda l'inquisiteur.

— Quelque Bédouin, je pense; est-ce mon affaire de connaître tous les Bédouins de Riad?

— Et qui était à votre gauche ?

— Le mur. »

Ces derniers mots furent prononcés d'un air si naturel d'innocence et de tranquillité que les porteurs de gourdins ne savaient que faire. En vrais Arabes, ils laissèrent à mon compagnon le bénéfice du doute, et s'éloignèrent non sans recommander l'exactitude aux offices religieux. — a Si Dieu le veut, » répondit Barakat d'une manière vague, mais orthodoxe.

En quittant notre demeure, la sainte cohorte se rendit à celle du naïb. Un violent coup de marteau fit accourir Ali, le jeune domestique, qui, avec une imprudente confiance, ouvrit la porte tout au large. Les Persans à Riad, n'ont pas à attendre de merci.

« Jetez-le à terre, battez-le, purifiez sa peau ! » cria-t-on de de toutes parts, et l'assaillant le plus proche saisit le shiite étonné pour lui infliger le châtiment légal.

Mais Ali était un grand et vigoureux garçon que l'on ne pouvait facilement terrasser; par un violent effort, il réussit à se dégager de l'étreinte des pieux exécuteurs, et se précipita dans l'intérieur de la maison en appelant de toutes ses forces son frère Hasan à son aide. Ce dernier s'avança, tenant un pistolet de chaque main; tandis qu'Ali saisissait un poignard et le brandissait d'un air menaçant; le vieux naïb, arraché à son sommeil, sortit en robe de chambre, et appuyé contre la rampe de l'escalier, accabla les intrus de malédictions et de menaces persanes. Les zélateurs tournèrent les talons et s'enfuirent en désordre; Ali et Hasan les poursuivirent le pistolet, au poing jusque dans la rue, battant l'un, donnant des coups de pieds à un autre, culbutant un troisième au milieu de la poussière.

Le naïb s'habilla aussitôt et se rendit au palais pour demander justice de l'acte d'agression dont il avait été l'objet.

Notre affaire s'étant terminée d'une manière pacifique, nous

ne crûmes pas devoir l'accompagner; il partit avec Abou-Eysa, qui était chargé de plaider notre cause. Ordre fut donné aux zélateurs de ne pas se mettre en peine de notre conduite, et Mahboud, pour réparer autant que possible l'offense faite à l'ambassadeur persan, lui épargna désormais les boutades et les railleries qui l'avaient si fort blessé.

Disons tout de suite comment se terminèrent les aventures de de Mohammed-Ali au Nedjed. Après un mois d'allées et de venues, de promesses et de déceptions, il se trouvait exactement au même point que le jour de son arrivée ; Abou-Eysa lui dit alors clairement,—plusieurs fois déjà il le lui avait inutilement donné à entendre, — que dans la capitale wahabite, l'argent est le seul éperon capable de faire avancer le coursier de la diplomatie, et que s'il voulait avoir une réponse favorable, il fallait se résoudre à quelque sacritice.

Ces réponses sonnaient mal à l'oreille du naïb, qui était avare comme la plupart de ses compatriotes. Il fallut néanmoins s'exécuter. Le lendemain le fusil à deux coups était déposé chez Abdallah, le samovar chez Mahboub, et un rubis discrètement offert à Feysul, prenait place parmi les joyaux du vieux des-.

pote. Je crois même que sa fille, son secrétaire intime, eut aussi part aux largesses du naïb. L'effet fut magique. A l'instant même, le roi signa une lettre d'excuses adressée à la cour de Téhéran, et dans laquelle on rejetait sur le guide Abou-Boteyn, « maintenant réfugié au milieu des infidèles d'Oneyzah, » toute la responsabilité des dommages supportés par les pèlerins persans. Aussitôt que Dieu l'aurait livré à la vengeance des vrais croyants, le traître serait chargé de fers et envoyé en Perse, à moins qu'il n'eût été tué auparavant, comme on pouvait charitablement l'espérer. Nulle allusion ne fut faite à Mohanna; d'indemnités et de réparations, pas un mot, seulement on promit de rendre ce qu'Abou-Boteyn restituerait quand on serait parvenu à l'arrêter.

Pour fermer la bouche au naïb et empêcher des représentations. trop vivés au sujet de la spoliation dont ses compatriotes avaient été victimes, on résolut de lui faire quelques présents. Un cheval efflanqué qui, à Bombay aurait à peine valu deux cents roupies 1, un chameau de peu de valeur, trois ou

1. Environ quatre cent cinquante francs.

quatre manteaux d'étoffe commune fabriqués dans l'Hasa, tel fut le gâteau jeté dans la gueule du cerbère iranien pour l'empêcher d'aboyer. Le naïb était mauvais juge en fait de cheval ou de chameau ; et quant aux manteaux, d'une étoffe nouvelle pour lui, ils furent jugés magnifiques. En retour d'une si large libéralité, il donna sa parole que les pèlerins persans continueraient à suivre la route du Nedjed, assurant ainsi à Feysul une source abondante de revenus. Ce fut, depuis le commencement jusqu'à la fin, une sale affaire; elle ne fit honneur ni au roi nedjéen, ni à ses ministres, ni surtout à l'envoyé qui avait abandonné les droits de ses compatriotes, trahi les intérêts de son gouvernement pour un vieux cheval, un chameau étique et quelques misérables habits.

Comme complément du traité, Abou-Eysa fut, à l'exclusion de tout autre compétiteur, nommé chef des pieuses caravanes qui passent par le golfe Persique pour se rendre dans l'Hedjaz ; cette mesure avait du moins l'avantage d'assurer pendant la route de bons traitements aux malheureux shiites, en même temps qu'elle procurait à notre ami des émoluments assez larges pour lui permettre de satisfaire ses habitudes coûteuses et sa générosité presque prodigue.

Mohammed-Ali avait encore une question à résoudre; c'était de décider par quel chemin il retournerait en Perse. L'hiver approchait, la route de terre, qui traverse les plateaux du Djebel Toweyk, l'exposait à souffrir beaucoup du froid; d'autres raisons d'ailleurs se joignaient à celle-là pour lui faire préférer la voie du golfe Persique. Mais il était fervent shiite, et comme tel, incapable de prendre la moindre résolution sans avoir consulté les grains de son rosaire. Trois fois il renouvela l'épreuve, et trois fois les perles lui répétèrent qu'Allah lui ordonnait de prendre la route des montagnes, il se décida donc à la suivre, quoiqu'il dût en résulter pour lui un surcroît de fatigues et de dépenses.

Mes lecteurs savent peut-être que les Persans, et en général tous les shiites, ne sauraient rien faire, pas même boire une tasse de thé ou allumer une pipe, sans consulter leur chapelet ; coutume ridicule, justement réprouvée par les Wahabites qui, dans leur haine profonde pour la magie, les talismans, l'art divinatoire, les sortilèges, condamnent aussi les présages, l'inter-

prétation des songes, les bons et les mauvais jours, etc. Je suis heureux d'avoir à rendre aux Nedjéens ce témoignage qu'ils ont banni la plupart des superstitions si fréquentes chez les autres Orientaux.

La dernière semaine de novembre, peu de jours avant notre départ, le naïb prit avec sa suite la route du Sedeyr; et l'année suivante j'appris à Bagdad que lui et les siens étaient heureusement arrivés au terme de leur voyage.

Les deux mendiants de la Mecque, nos compagnons- depuis Hayel, reçurent chacun une chemise et deux réaux ; munis de ces magnifiques présents, ils crurent pouvoir diviser leurs fortunes; l'un se dirigea vers Bassora, où il revêtit le large turban des Seyid, l'autre suivit la direction de l'ouest, et alla je ne sais où.

Pendant les quarante jours que nous venions de passer dans la capitale du Nedjed, on avait continué avec ardeur les préparatifs qui devaient mener à fin le siége d'Oneyzah. Jusque-là, voulant se borner à une guerre d'escarmouches, Feysul n'avait envoyé contre la malheureuse ville que la moindre partie de ses troupes ; son intention était d'affaiblir l'ennemi par le blocus et des attaques continuelles, puis de rassembler toutes les forces du royaume pour frapper un coup décisif. Le commandement de l'expédition devait être confié à l'invincible et sanguinaire Abdallah.

Le jour désigné approchait; l'Yémamah et l'Harik, le Soley et le Dowasir envoyaient leurs contingents; les levées de l'Hasa, l'artillerie du Katif allaient arriver, les bataillons redoutés de l'Ared se réunissaient; quelle chance de salut restait à la ville assiégée, privée de tout secours extérieur, et menacée d'une si formidable agression?

Zamil comprit que sa perte était certaine. Le shérif de la Mecque abandonnait la cause d'Oneyzah, et l'Egypte était pour elle, comme autrefois pour les Hébreux, un roseau brisé.

Les Kasimites envoyèrent au roi du'Nedjed des lettres suppliantes, dans lesquelles ils promettaient de se soumettre et de payer le tribut, renouvelaient leurs protestations d'orthodoxie, faisaient appel à la fraternité qui doit unir tous les musulmans, enfin rendaient Feysul responsable devant Dieu de tous les maux qui allaient suivre, si leur prière était repoussée. Le

vieux sultan se sentit ému, il aurait volontiers accueilli l'humble demande dont le refus troublait sa conscience. Mais l'ambition de Mahboub avait décrété la chute d'Oneyzah, car la ruine de cette ville augmenterait l'importance de l'empire wahabite et par suite celle du ministre ; de son côté, le féroce Abdallah, enivré d'avance par la gloire du triomphe, fermait l'oreille aux paroles de paix comme ce général qui, dit-on, avait dans sa poche le traité d'Utrecht, lorsqu'il livra la bataille de Nimègue ; enfin les zélateurs assiégeaient le monarque indécis, lui conseillant la sévérité prescrite par le Prophète dans le fameux chapitre du Coran intitulé « Repentir, » chapitre qu'il faudrait plutôt désigner sous le nom de « Vengeance, » selon la remarque judicieuse d'Abou-Bekr. Cédant à l'influence de ceux qui l'entouraient, Feysul envoya enfin son ultimatum.

« Consentez à livrer Zamil, El-Kheyat et les autres chefs de la révolte, disait le message royal, à cette, condition seulement, je traiterai de la paix. » La mort était préférable à de pareilles conditions, les habitants d'Oneyzah ne firent aucune réponse.

J'ai vu de mes propres yeux, dans le cabinet de Mahboub, la lettre des Kasimites, et la réponse de Feysul.

Abdallah, au comble de ses vœux, commença en toute hâte ses préparatifs de départ. Pendant ce temps, le roi donna l'ordre à son second fils Saoud d'amener les troupes de l'Harik.

pour les joindre au corps d'armée dont son frère allait prendre le commandement. Le jeune prince vint bientôt, suivi d'environ deux cents cavaliers ; le reste de ses hommes, au nombre de deux mille, étaient montés sur des chameaux. L'arrivée de Saoud fut célébrée par une audience publique, la seule que pendant mon séjour dans le Nedjed, Feysul ait donnée à ses sujets. C'était une scène digne de tenter le pinceau d'un peintre.

Le vieux despote aveugle, décrépit, obèse, avait cependant un air imposant avec sa longue barbe blanche, son large front, son attitude soucieuse, son costume d'une austère simplicité ; Tépée ornée d'une garde d'or qui pendait à sa ceinture était le seul luxe qu'il se fût permis. Près de lui se tenaient les ministres, les officiers du palais, une foule de nobles et richescitoyens. Le défilé des troupes commença. Enveloppé d'un magnifique cachemire et d'un manteau brodé d'or, Saoud, en uniforme de hussard, marchait à la tête de ses cavaliers ; ceux-ci por-

taient, comme leur chef, un costume aux couleurs éclatantes; ils avaient la lance sur l'épaule, le sabre battait à leur côté, un mousquet pendait à leur selle et le poignard effilé de l'Harik complétait cet attirail imposant. Saoud descendit de cheval et baisa la main de son père : « Que Dieu protége le roi 1 qu'il donne la victoire aux vrais musulmans 1 » criait le peuple, et tous les visages s'enflammaient d'un sauvage enthousiasme. Feysul, se levant alors, plaça son fils auprès de lui. Quelques instants plus tard, tous deux entraient ensemble au château, tandis que les troupes gagnaient leurs quartiers.

Abdallah seul avait refusé d'assister à la solennité. Bien qu'il se réjouît de réaliser enfin ses plans de guerre et de conquête, sa haine jalouse s'irritait des honneurs rendus à son frère. Le lendemain Feysul, qui aurait voulu rapprocher ses deux fils, engagea Saoud à faire les premières dé marches. « Je suis l'hôte étranger, répondit le prince, et Abdallah demeure dans la ville, c'est son devoir.de venir d'abord. »

Le roi insista en vain. Furieux d'une telle résistance, il se leva, soutenu par deux esclaves, et fit à Saoud un geste menaçant.

« Vous pouvez frapper, vous êtes mon père, répliqua celui-ci avec fermeté, mais je n'irai pas chez Abdallah. » Les nègres s'interposèrent, et Feysul, honteux de son emportement, laissa partir son fils sans ajouter une seule parole.

Quelques heures plus tard, le sultan aveugle" monté sur un cheval que ses serviteurs menaient par la bride, traversait la rue qui conduit du palais à la demeure d'Abdallah. Il raconta au prince ce qui venait de se passer, et le supplia d'accomplir son devoir en faisant la première visite; mais il trouva son fils aîné aussi intraitable que Saoud. Après beaucoup d'inutiles prières : « C'est ma faute, dit enfin Feysul. Pour l'amour de vous, j'ai mal agi envers votre frère, pourtant il a raison et nous avons tort. Il est temps de réparer notre faute; venez avec moi au palais, nous nous rendrons ensemble chez lui, ma visite colorera la vôtre, et vous m'épargnerez le chagrin de votre désunion. » Abdallah ne pouvait refuser plus longtemps, les politesses prescrites par l'étiquette furent échangées entre les deux frères et le danger d'un second scandale public se trouva éloigné. Mais Mahboub avait été instruit de l'aventure.

« Comprenez-vous maintenant, dit-il à Feysul, le véritable état

des choses ? Par Allah ! vous serez à peine descendu dans le tombeau que le cliquetis des épées retentira depuis l'Ared jusqu'au Sedeyr. » Feysul soupira profondément. Quel remède existe-t-il contre une rivalité transmise des mères aux enfants, et envenimée par la perspective d'une couronne ?

Trois jours après l'arrivée de Saoud, un de ses officiers, grand et beau jeune homme, vint avec une extrême politesse, me prier d'aller sans retard auprès de son maître qui, disaitil, souffrait d'une violente douleur. Le prince m'accueillit avec la bienveillance et la bonne humeur qui lui sont ordinaires.

Quand je m'informai de son mal, il partit d'un grand éclat de rire- « Je me porte aussi bien que vous, répondit-il, c'était simplement un prétexte pour vous faire venir chez moi. » L'en tretien, commencé sur ce ton familier, se prolongea longtemps ; Saoud' exprima une grande sympathie pour l'Egypte, car étant l'ennemi d'Abdallah et sentant que bientôt il aurait à soutenir une lutte contre ce rival redoutable , il voulait se ménager l'appui d'un gouvernement hostile à son frère, chef du parti ultrawahabite. Pendant le reste de mon séjour à Riad, il me manda fréquemment et me témoigna une bienveillance peut-être sincère, ma prétendue origine égyptienne le disposant en ma faveur, tandis qu'au contraire, elle excitait ia défiance d'Abdallah.

D'un autre côté, mes succès médicaux et le bon accueil que je recevais à la cour, provoquaient la jalousie, une observation prolongée éveillait le soupçon ; le ciel, si serein jusqu'alors, s'obscurcit peu à peu, et plusieurs signes précurseurs annoncèrent l'approche de la tempête. Nous aurions pu la détourner peut-être, si nous avions été prudents, malheureusement la vérité m'oblige à convenir que plus d'une fois je me rendis coupable de témérités inutiles.

Un soir, par exemple, Abdallah m'importunait de ses instances pour obtenir un remède contre le mal de dents, dont il souffrait beaucoup. J'en proposai deux ou trois, il ne les approuva point. Enfin, j'insinuai que j'en savais encore un autre, d'une efficacité souveraine, mais qu'il fallait employer dans le plus grand secret. « Quel était-il? » demanda le prince avec empressement. « Il consiste, répliquai-je, dans l'emploi de quelques feuilles de tabac que l'on applique sur la dent

malade, puis on fume un instant pour rendre l'action du remède plus prompte. » Le Wahabite fronça le sourcil sans répondre, et je compris que j'avais été trop loin.

Une autre fois il me reprocha de ne pas prêter assez d'attention aux maladies de ses chevaux. Vainement j'essayai de lui faire comprendre qu'un médecin n'est pas un vétérinaire; en réalité, je craignais de commettre quelque bévue fatale à ses juments ou à ses poulains. Abdallah ne voulant rien entendre, je coupai court à l'entretien par ces paroles : cc Votre Altesse voudra bien se souvenir que je suis venu dans sa capitale pour soigner des ânes, et non pas des chevaux. »

La plaisanterie fut médiocrement de son goût, un rire sombre effleura ses lèvres et il parla d'autre chose.

Ce n'est pas tout. Le prince avait coutume de me retenir passé minuit, m'obsédant de ses questions scientifiques, car il prétendait m'obliger à lui faire un cours médical, sans toutefois payer d'honoraires. Un soir que je me trouvais très-fatigué, et que j'aurais de beaucoup préféré mon lit à la société d'Abdallah, je résolus de me délivrer de son exigence. Je laissai donc sans réponse plusieurs de ses demandes. « A quoi pensezvous ? » me dit-il avec étonnement. Je m'excusai d'abord, puis j'avouai que je songeais à l'histoire du calife Haroun-el-Rashid et de son bouffon Abou-Novvas. Abdallah, comme tous les Arabes, n'aimait rien tant que les légendes. Il demanda aussitôt à connaître celle-ci. Je lui appris alors que le célèbre calife avait la mauvaise habitude, non-seulement de se coucher fort tard, mais encore de choisir pour compagnon de ses veilles Abou-Novvas, qui se serait volontiers dispensé d'un tel honneur. Une nuit qu'Haroun parlait avec animation tout en se promenant à grands pas, Abou-Novvas immobile et silencieux, semblait absorbé dans des réflexions peu agréables. « A quoi pensez-vous, » demanda le calife. « A rien, » répliqua le bouffon.

Une seconde question n'obtint pas de réponse plus satisfaisante.

A la troisième seulement, Abou-Novvas leva la tête, et regardant en plein visage le souverain de Bagdad. « Je pensais à la brute (j'emploie cette expression pour remplacer un mot arabe mal sonnant aux oreilles des maris) qui ne veut ni se mettre au lit, ni me permettre d'y aller moi-même. »

Abdallah tressaillit; pendant quelques instants, il demeura

partagé entre le rire et la colère. « Vous êtes libre, » dit-il enfin.

Cette fois son mécontentement avait failli éclater, et le cadi Abdel-Latif, avec quelques individus de la même trempe, saisit l'occasion, comme je l'appris plus tard, d'éveiller ses soupçons.

La singulière façon dont l'orage s'annonça, caractérise bien cette cour hypocrite et perfide.

Si un étranger pénètre difficilement dans Riad, il éprouve bien plus de peine encore à en sortir, et le renard de la fable se serait probablement tenu à respectueuse distance de cet antre royal. Deux moyens sont en usage dans la capitale du Nedjed pour empêcher le départ de ceux que l'on regarde comme suspects ; le premier, le plus expéditif, est celui dont on a dit : « La pierre du tombeau n'a pas d'amis. » Toutefois ce procédé sommaire demande au moins un prétexte ou une excuse, et les liens de l'hyménée pouvant à la rigueur enchaîner tout aussi bien, ce fut à ce dernier parti qu'Abdallah résolut de recourir.

Un émissaire du prince, le visage éclairé d'un mauvais sou- , rire, vint un matin à notre demeure. Son maître l'avait chargé pour nous des compliments les plus gracieux et d'un présent qu'il nous priait d'accepter. C'était une somme assez forte, double au moins de celle que je recevais ordinairement pour honoraires. Quand le messager fut parti, Abou-Eysa qui asssistait à l'entretien me dit : « Soyez sur vos gardes, tant de générosité me semble de mauvais augure. »

Le jour même, Abdallah me fit appeler; après une foule d'éloges et de promesses, il prétendit qu'il ne pouvait permettre à un médecin si utile de quitter le pays, et que je devais me fixer dans la capitale, où il m'assurerait toutes sortes d'avantages. Il avait résolu, ajoutait-il, de me donner une maison et un jardin, avec un revenu convenable, et une jolie compagne; il termina en m'engageant à me rendre sans retard sur les lieux, pour voir la demeure et en prendre possession, si elle me convenait.

Je me défendis de mon mieux, parlant d'un voyage que j'avais l'intention de faire à la côte pendant l'hiver; j'alléguai tour à tour différents prétextes, mais tous mes efforts furent inutiles, les instances du prince n'en devinrent que plus pressantes. Afin 'de le satisfaire, je consentis à aller voir la maison. Quant à la

charmante épouse qui m'était promise, la loi mahométane me fournissait une excuse sans réplique, mais pour la faire comprendre au lecteur il me faudrait plus d'espace que celui dont je puis disposer. Restait l'offre de.l'habitation et du revenu ; sur ce point, Abdallah ne s'attendait pas à une aussi sérieuse résistance, et je ne sais s'il est au monde un code de lois qui puisse fournir un prétexte plausible pour refuser de bonnes rentes.

Aussi donna-t-il l'ordre à un de ses serviteurs de me faire voir la maison le lendemain matin.

Elle était agréablement située, et embellie par un petit jardin; un véritable docteur arabe aurait, pour employer l'expression vulgaire, happé l'amorce à l'instant même. Cependant il s'agissait ici pour moi de la terrible question s to be or nor to be, » et quand on ne peut tourner les difficultés, il faut les aborder de front.

Dans l'entrevue qui suivit, je dis à Abdallah que nous étions fort sensibles à ses offres gracieuses, mais que des engagements antérieurs impossibles à rompre nous forçaient de nous rendre dans la province d'Hasa ; que du reste le prince devant commander en personne l'expédition contre Oneyzah, nous ferions mieux d'attendre son retour avant de nous installer définitivement dans la capitale, où nous rencontrerions peut-être en son absence de nombreuses difficultés ; bref, nous ne pouvions passer l'hiver dans le Nedjed, mais nous espérions l'année prochaine faire à Riad une visite nouvelle et plus longue. Le refus, malgré les ménagements de la forme, devait déplaire; il fit naître chez Abdallah un mécontement visible et une méfiance secrète.

La saison d'hiver commençait, nous étions dans la troisième semaine de novembre; un orage, le premier dont nous eussions été témoins dans l'Arabie centrale, futsuivi d'un refroidissement notable dans la .température de la Wadi Hanifah. La pluie qui tombait à flots remplissait le lit desséché des torrents, et convertissait en petits lacs les dépressions du sol. Aucun des courants néanmoins ne paraissait destiné à se jeter dans la mer, car cette partie du Nedjed est complétement fermée à l'est par la chaîne du Toweyk. Les habitants saluaient avec joie les larges ondées, présage d'abondance pour la récolte prochaine; à Oneyzah, ces mêmes pluies eurent eu aussi un excellent effet, mais d'une nature que mes lecteurs ne devineraient guère, je pense,

si je ne leur venais en aide. Les armées belligérantes, commandées par Zamil et Mohammed-ebn-Saoud, étaient rangées en face l'une de l'autre, et la bataille allait commencer, quand l'orage éclata, éteignant les mèches dans les deux camps, et empêchant les mousquets de partir. À cette nouvelle, AbouEysa me dit en riant : « Lorsque vous serez de retour en Europe, ne manquez pas de citer ce fait, il donnera une idée de la guerre en Arabie. ® Les affaires du naïb étaient presque entièrement réglées, et Abou Eysa avait reçu sa patente. Nous nous préparions à partir pour les provinces de l'est; cependant nous n'avions pas encore fixé le jour de notre départ, quand l'explosion soudaine du déplaisir royal mit fin à notre indécision.

J'avais soigné un vieillard, ancien chef de la ville dont l'affection nécessitait l'emploi d'un remède énergique. Pour le soulager, j'avais eu recours à un agent thérapeutique très-violent, la strychnine, et le succès avait dépassé mes espérances. L'amélioration ainsi obtenue ne pouvait pas être durable, mais les Nedjéens ne s'occupent que de l'effet présent et le haut rang du

malade appelait sur lui l'attention. Chacun parlait de son merveilleux rétablissement, la nouvelle en arriva même jusqu'au palais.

C'était le jour où Abdallah, cédantaux- instances de son père, venait de visiter Saoud ; la haine des deux frères, avivée par le voisinage, se cachait à peine, ou pour mieux dire ne se cachait pas, sous les formalités de l'étiquette. Les intrigues, les complots, les projets de vengeance se tramaient sourdement derrière les murailles silencieuses du palais, l'assassinat même n'aurait surpris personne. Mahboub, toujours odieux à Abdallah, lui inspirait en ce moment une aversion plus grande que jamais; il était facile au ministre de prévoir quels périls l'attendaient quand le pouvoir absolu serait remis entre les mains d'un prince dont il avait tant de fois traversé les desseins. Il faisait donc cause commune avec'Saoud, et allumait ainsi dans le cœur d'Abdallah des passions qui ne demandaient que l'occasion d'éclater. Les nobles de la ville, les étrangers eux-mêmes, prenaient parti pour l'un ou l'autre des deux frères, et la présence de Feysul, bien qu'elle empêchât la lutte de se produire ouvertement, était insuffisante à réprimer les menées secrètes.

Les lectures d'Abdallah lui avaient appris à connaître les propriétés toxiques de plusieurs médicaments, en particulier de la strychnine; sans avoir jamais entendu parler des exploits de nos grands criminels européens, il était parfaitement capable de les imiter. Il avait appris le 17 novembre là cure passagère qui faisait l'admiration de.Ia ville; le lendemain il m'envoya chercher, me témoigna le regret que causait ma résolution de quitter la ville et me pria de lui laisser au moins, — pour le plus grand avantage des habitants de Riad, — quelques-uns de mes médicaments, surtout le remède qui venait de déterminer une si prompte guérison.

En vain je lui représentai que les drogues pharmaceutiques, entre des mains inexpérimentées, sont inutiles et même dangereuses; Abdallah rejeta mes excuses et finit par dire que je pouvais garder mes autres médicaments si bon me semblait, mais qu'il lui fallait de la strychnine, et qu'il la payerait n'importe quel prix.

Ses intentions devenaient évidentes; néanmoins, feignant de ne pas comprendre son projet infernal, j'insistai sur les propriétés dangereuses de la substance qu'il me demandait. Le prince n'osa s'expliquer plus clairement et me laissa partie.

Le lendemain, il revint à la charge, sans obtenir plus de succès. Enfin, dans une troisième entrevue, qui eut lieu le 20 novembre, il avoua qu'il avait résolu de se défaire d'un ennemi, me pressa de lui remettre le poison et déclara qu'il n'admettrait ni retards, ni faux-fuyants.

Il était en ce moment assis au fond du khawah, je me tenais auprès de lui, de sorte que les serviteurs réunis à l'autre bout de la pièce, ne pouvaient entendre nos paroles. Je jetai un regard autour de moi pour m'assurer qu'aucun d'eux ne s'était rapproché, puis, quand un nouveau refus de ma part eut été suivi d'une demande plus formelle encore, je me penchai vers l'oreille d'Abdallah, et lui dis avec fermeté : « Je sais à qui vous destinez ce poison; je ne veux pas devenir le complice de vos crimes et en répondre devant Dieu. Vous n'aurez pas ce que vous demandez. » Son visage devint littéralement noir et gonflé de rage ; jamais je n'ai vu d'homme qui ressemblât si parfaitement à un démon.

Il hésita un moment, puis maîtrisant sa fureur, il se mit à par-

1er de choses indifférentes,. Quelques minutes après il se leva et je retournai à ma demeure.

Abou-Eysa, Barakat et moi-, nous tînmes alors conseil pour examiner ce qu'il y avait à faire. J'avais encouru la haine du prince, cela était certain, il ne fallait pas attendre qu'elle éclatât. Cependant nous nous exposions à de graves périls si nous quittions Riad trop précipitamment, et sans en avoir obtenu l'autorisation. Nous jugeâmes qu'il valait mieux attendre quelques jours, éviter d'attirer sur nous l'attention, faire nos adieux au palais, obtenir de Mahboub quelques paroles favorables, — ce qui n'était pas difficile, — puis disparaître sans bruit. Mais la Providence en avait ordonné autrement.

Le lendemain, à une heure assez avancée de la soirée, nous nous entretenions des préparatifs de notre voyage avec des amis, bons compagnons qui n'avaient aucune horreur de la fumée du tabac, quand un coup frappé à la porte annonça l'arrivée d'Abdallah, non le prince, mais son homonyme et son serviteur de confiance. * Qui vous amène à une pareille heure? »

demandai-je, peu charmé de cette visite inattendue.

« Le roi, — on donne déjà ce titre à l'héritier du trône, — m'envoie vous chercher, ) répondit-il d'une voix brève.

« Barakat doit-il m'accompagner?

— Non, c'est vous seul que le roi demande.

— Faut-il emporter mes livres ?

— Cela n'est pas nécessaire.

— Attendez au moins quelques minutes que nous vous préparions une tasse de café. »

Aucun Arabe ne peut refuser une pareille offre sans manquer à la politesse la plus élémentaire. Je profitai du répit qui m'était accordé pour échanger quelques paroles rapides avec Barakat et Abou-Eysa. Il fut convenu que mes amis congédieraient nos visiteurs et se tiendraient prêts à tout événement, cette nocturne ambassade nous paraissant cacher une menace, peut-être un danger. Pourtant, comme mon compagnon n'avait pas été mandé avec moi, je pensais n'avoir à craindre aucune violence immédiate.

Je suivis avec le royal messager les rues sombres et silencieuses conduisant au palais d'Abdallah. Quand nous y fûmes arrivés, mon guide parlementa quelques instants avec les gardes,

puis il entra pour annoncer au prince mon arrivée, tandis que j'essayais de me calmer en aspirant dans la cour l'air frais de la nuit. Un nègre arriva bientôt et m'introduisit dans le khawah.

Aucune autre lumière que les lueurs vascillantes du foyer n'éclairait la vaste pièce ; leurs reflets rougeâtres prêtaient à la sccne un aspect sinistre. Abdallah, silencieux et farouche, était assis à l'extrémité de la salle ; en face de lui se tenaient AbdelLatif, quelques zélateurs et plusieurs dévots Wahabites. Un seul visage ami se trouvait au milieu de la sombre assemblée, c'était celui de Mahboub, mais les traits du ministre avaient une expression de gravité peu ordinaire. Une douzaine de serviteurs armés, nègres et arabes, étaient réunis à l'entrée du khawah.

Quand j'entrai, personne ne s'avança pour me souhaiter la bienvenue. Je saluai Abdallah qui, sans répondre, me fit signe de m'asseoir à quelque distance de lui sur le même divan. On pense bien qu'en ce moment je n'ambitionnais pas l'honneur d'un voisinage trop rapproché.

Après quelques instants de silence, Abdallah, tournant vers moi son regard féroce : cc Je sais la vérité sur votre compte, ditil ; vous n'êtes pas des médecins, vous êtes des chrétiens, des espions, des révolutionnaires venus ici pour ruiner la religion et l'État. Vous méritez la mort, et je vais à l'instant ordonner votre supplice. »

« Gens qu'on menace vivent longtemps, » pensai-je. Le regardant avec calme en plein visage, je répondis froidement : « Istaghfir Allah; » littéralement : priez Dieu qu'il vous pardonne. Cette phrase est la formule ordinaire usitée en Arabie pour faire comprendre à quelqu'un l'inconvenance de ses paroles.

Une audace si peu attendue frappa le prince de surprise.

« Pourquoi cela? » demanda-t-il.

« Parce que vous avez dit une chose insensée. Que nous soyons chrétiens, cela est possible ; mais nous accuser d'être des espions, des révolutionnaires, quand toute la ville nous connaît et sait que nous exerçons tranquillement la profession de docteurs !

Vous parlez de nous mettre à mort, vous ne le pouvez pas, vous ne l'oserez pas. »

« Je le pourrai et je l'oserai. Qui m'en empêcherait? Vous apprendrez bientôt que je suis le maître. »

— Non, vous ne l'oserez pas, » repris-je, tout en me disant intérieurement qu'après tout il était bien capable d'accomplir sa menace ; « je suis depuis plus d'un mois l'hôte de votre père et le vôtre. Quel crime avons-nous donc commis pour justifier cette inqualifiable violation des droits de l'hospitalité? Elle vous couvrirait de honte aux yeux du peuple. »

Abdallah réfléchit un moment, puis relevant la tête : « Personne né le saurait, répliqua-t-il enfin. Il m'est facile de vous faire disparaître sans exciter aucune rumeur dans la ville. J'ai des serviteurs fidèles qui arrangeront les choses de manière à ce

que mon nom ne soit pas même prononcé. »

L'avantage commençait à être de mon côté, je voulus le poursuivre et répondis avec un rire tranquille : « Ceci non plus n'est pas eît votre pouvoir. Ne suis-je pas connu de votre père, de votre frère Saoud, de tout le palais? Ma présence ici n'est-elle sue de personne? Et parmi ceux qui nous entendent, êtes-vous sûr que tous vous garderont le secret? ajoutai-je en jetant un.

regard sur Mahboub. Abandonnez donc un projet aussi déraisonnable, je ne suis ni.un enfant ni un idiot. »

Le prince répéta ses menaces, mais d'une voix moins assurée.

« Vous tous qui êtes ici présents, je vous prends à témoins, » m'écriai-je, élevant la voix de manière à être entendu d'un bout à l'autre de la salle. « S'il arrive malheur à mon compagnon ou à moi avant que nous ayons atteint les côtes du golfe Persique, c'est Abdallah qu'il faudra en accuser. Notre sang retombera sur sa tête et les conséquences de son crime lui seront plus fatales qu'il ne peut le prévoir. » Abdallah ne fit aucune réponse. Un silence profond régnait dans le khawah; Mahboub tenait ses yeux dirigés vers le foyer ; Abdel-Latif, sans prononcer une parole, promenait sur tous les assistants son regard sinistre.

a Apportez le café, dit enfin le prince à ses serviteurs. Une minute ne s'était pas écoulée qu'un esclave nègre parut. Il tenait à la main une seule coupe, et sur un signe de son maître, il me la présenta. Cette distinction, si contraire aux coutumes du Nedjed, prêtait aux plus fâcheuses conjectures, mais je réfléchis que la principale cause de la colère d'Abdallah étant précisément le refus de lui donner du poison, il n'en possédait -probablement pas. Attachant donc sur le despote wahabite un

regard plein de fermeté, je pris la tasse et en avalai le contenu, après avoir prononcé le « bismillah » d'usage. Puis je dis à l'esclave : cc versez encore une fois. » Quand la coupe fut vide : « emportez maintenant le café) ajoutai-je avec calme.

Mon sang-froid eut l'effet que j'en attendais, Abdallah se sentit vaincu; se tournant vers Abdel-Latif, il s'entrttint avec lui des dangers auxquels les machinations pertides des infidèles exposaient le pays. Le cadi et ses compagnons applaudirent à ses paroles; l'histoire du faux derviche massacré sous les murs de Dereyah, celle d'un autre voyageur, — j'ignore lequel,— qui reconnu pour un espion, était parvenu à s'enfuir, furent commentées de mille manières. Mahboub prit à son tour la parole et tourna en ridicule les craintes des zélateurs. « La chose est invraisemblable, conclut-il, mais quand elle serait vraie, quel mal pourrait-il en résulter? D Me mêlant alors à la conversation, je rappelai la conduite honorable et inuffensive que nous avions tenue à Riad; je parlai des services rendus et me plaigne amèrement de n'obtenir en retour que malveillance et persécution. M'appuyant enfin de l'autorité du Coran, je citai loi ce textes qui flétrissent les accusations téméraires et enjoignent aux musulmans fidèles de ne condamner personne sans une complète évidence. Abdallah évita de répondre directement; quant à ses satellites, ils ne pouvaient soutenir une imputation abandonnée par leur maître.

Ce qui m'amusait le plus dans cette aventure, c'était de voir que j'échappais au prince précisément parce qu'il avait deviné trop bien et frappé trop juste. Au fond du cœur, il n'avait pas changé d'opinion, mais un instant, je le maîtrisai et je m'assurai le temps nécessaire pour la fuite.

L'entretien se prolongea quelques instants -encore; je gardai ma place afin de mieux montrer la sécurité de l'innocence jusqu'à ce que Mahboub me fît signe de me retirer. Je pris congé d'Abdallah et quittai le palais sans être accompagné. Il était près de minuit, pas une lumière ne brillait aux fenêtres, nul bruit ne se taisait entendre dans les rues désertes, le ciel était sombre et, pour la première fois, j'eus la pénible conscience de mon isolement. Je tournai la tête pour voir si aucun poignard ne se cachait dansl'ombre, mais le péril n'était pas si proche. J'atteignis

sans mauvaise rencontre l'allée tranquille et la porte basse à travers les fentes de laquelle un rayon de lumière indiquait la veille pleine d'anxiété de mes compagnons. En me revoyant sain et sauf après une pareille conférence, leur joie fut inexprimable.

Notre plan fut bientôt arrêté. Nous quitterions Riad seulement dans un jour ou deux afin de ne pas encourager nos ennemis à nous poursuivre en montrant des alarmes trop vives.

Jusque-là, nous nous abstiendrions de visites au palais, de promenades dans les jardins et nous garderions le logis autant que possible. De son côté Abou-Eysa se procurerait des dromadaires qu'il amènerait dans une cour voisine de notre maison, afin de pouvoir les charger promptement quand le moment du départ serait arrivé.

Une caravane se préparait à quitter Riad quelques jours plus tard pour se rendre dans la province d'Hasa. Abou-Eysa fit savoir à qui voulait l'entendre qu'il souhaitait d'être choisi pour guide; quant à nous, on supposait que nous devions suivre la route du Sedeyr, celle-là même qui, après tant d'hésitations, avait été prise par notre ami le naïb. Mobeyrik, serviteur noir d'Abou-Eysa, s'occupa en diligence de procurer aux chameaux une nourriture qui les rendît capables d'une marche forcée ; pendant ce temps, nous donnions comme d'ordinaire nos consultations médicales, en ayant soin toutefois de ne pas sortir.

Chacun au palais s'occupait des préparatifs de la guerre, les troupes de l'Harik se mettaient en route pour Oneyzah, et Abdallah attendait d'un moment à l'autre l'arrivée de l'artillerie que Mohammed-es-S'edeyri devait amener de l'flasa. Au milieu de ce mouvement, on n'avait pas le loisir de s'occuper de nous; un moment de calme suivait les premiers coups de foudre, il fallait en profiter pour nous assurer un refuge avant que la tempête éclatât avec une.nouvelle violence.

Dans l'après-midi du 24, trois des dromadaires d'Abou-Eysa furent amenés dans notre cour; nous fermâmes Ja porte extérieure, puis nous nous mîmes en devoir de les charger. Nous attendîmes ensuite l'heure où la voix du muezzin appelle à la prière tous les Wahabites, sans excepter même les sentinelles qui gardent les portes de la ville. Dix minutes après, supposant tous les habitants de Riad réunis dans les mosquées,

nous sortîmes de la maison. Mobeyrik s'assura que personne ne se trouvait dans la rue, et amena les chameaux. Abou-Eysa nous accompagnait. Nous gagnâmes par des ruelles détournées la porte de Riad la plus rapprochée de notre habitation, et nous nous félicitions déjà d avoir échappé à tous les regards, quand nous aperçûmes un Nedjéen attardé qui se rendait à la mesdjid. En passant près de nous, il nous demanda si nous n'allions pas à la prière. « Nous en venons, » répondit Abou-Eysa sans hésiter; et notre homme, craignant d'avoir encouru la colère des zélateurs, poursuivit précipitamment son chemin. Une demi-heure après, nous étions à l'abri derrière une petite chaîne de collines, où nous attendions que le soleil eût complètement disparu et que CI l'aile noire de la nuit » comme disent les poëtes arabes, se fût étendue sur la ville et sur la campagne.

Nous respirâmes longuement comme des hommes qui viennent de s'échapper d'un sombre cachot, puis nous rendîmes grâces à Dieu. Quand les dernières lueurs du crépuscule se furent éteintes et que nous n'eûmes plus à craindre les questions des passants, nous allumâmes du feu, bûmes une tasse de café qui acheva pour le moment de relever nos espérances, et fumant joyeusement nos pipes, nous rîmes à notre tour d'Abdallah et de Feysul. �

Pourtant je dormis peu cette nuit-là. Des pensées tristes et absorbantes me revinrent à l'esprit. A travers les ombres de la vallée, j'entrevoyais les sombres murailles de la ville ; je songeais aux hommes qu'enfermait celte enceinte, à l'influence qu'ils avaient exercée déjà, qu'ils exerceraient sans doute encore sur la Péninsule entière. Quelle tyrannie 1 ruelle et puérile 1 Quel fanatisme fougueux et aveugle! Une nouvelle fontaine versait les eaux amères de l'islamisme ; que de zèle, de courage et de persévérance allaient être fatalement dirigés vers un but funeste! Nous avions passé cinquante jours sous le toit de gens qui, s'ils avaient connu nos véritables intentions, ne nous auraient pas laissé vivre une heure; enfin, soupçonnés, accusés, jugés, presque condamnés, nous avions échappé aux périls qui avaient causé la mort de plus d'un voyageur; nous étions maintenant presque en sûreté, nous avions franchi la porte de la cité redoutable que sans doute nous ne devions jamais revoir.

Mais d'autres difficultés restaient à vaincre. 11 fallait sortir du

Nedjed sans éveiller l'attention et mettre le désert entre nous et la cour wahabite ; il n'était pas moins nécessaire d'éviter qu'Abou-Eysa, dont les intérêts dépendaient complètement du gouvernement nedjéen, fût compromis par notre fuite. Une séparation apparente devenait donc indispensable jusqu'à ce que nous pussions nous réunir sans péril et compléter ensemble nos explorations.

En conséquence, il fut convenu qu'Abou-Eysa retournerait à la ville avant le lever du soleil, et qu'il attendrait tranquillement le départ de la caravane marchande dont j'ai parlé. Elle devait, disait-on, quitter Riad sous trois jours au plus. En attendant, notre ami se montrerait comme de coutume aux palais de Feysul et d'Abdallah, et affecterait une ignorance complète s'il était questionné sur notre compte. Pour nous, sous la conduite de Mobeyrik, nous gagnerions la wadi Soley, où nous demeurerions cachés dans un endroit convenu jusqu'à ce qu'AbouEysa vînt nous y prendre.

Aux premières lueurs de l'aube, le guide prit le chemin de la ville, tandis que Mobeyrik, Barakat et moi, juchés sur nos dromadaires, nous nous dirigions vers le sud-est, en ayant soin de nous abriter derrière les collines de sable qui nous cachaient la vue de Riad. Nous traversâmes un terrain bas et accidenté qui était en quelque sorte une continuation de la wadi Hanifah, jusqu'à ce qu'enfin, après quatre heures de marche, nous nous trouvâmes devant les portes de Manfouhah, ville .considérable entourée de jardins qui, pour l'étendue tt la fertilité, ne le cèdent en rien à ceux de Riad; mais ses fortifications, jadis puissantes, ont été depuis longtemps démantelées ou abattues pour satisfaire la jalousie de la capitale. Manfouhah appartenait à l'Yémamah, et reconnaissait pour chef Daas, premier rival d'Ebn-Saoud. Sous le rapport du climat, elle l'emporte sur Riad, en raison de sa situation plus élevée, qui la préserve des vapeurs malsaines ; mais au point de vue militaire, elle est inférieure, car elle est moins bien protégée et capable d'une résistance moins longue. Quand nous eûmes dépassé Man olJhah, la route que nous parcourions s'abaissa de nouveau et nous entrêmes dans la wadi Soley, longue vallée qui commence au désert entre l'Harik et l'Yémamah, et qui se prolonge au loin vers le nord, jusqu'aux pla-

teaux du Toweyk, au-dessus d'Horeymelah, juste derrière le Djebel Atalah.

Après avoir suivi divers détours, nous atteignîmes la retraite qu'Abou-Eysa nous avait désignée. C'était une sorte d'excavation sablonneuse, enfouie au milieu des collines et des broussailles ; elle ne renfermait pas d'eau ; mais nous avions dans nos outres une provision qui pouvait durer trois jours. Nous mîmes pied à terre pour attendre, dans la solitude et l'anxiété, l'arrivée de nos compagnons. Deux jours se passèrent fort tristement. Un paysan égaré s'approcha de nous, et parut fort surpris de trouver un campement dans un endroit aussi singulier. Quelquefois, pendant que nos dromadaires restaient accroupis au milieu des arbrisseaux, nous gravissions les hauts rochers calcaires du Toweyk afin de jeter un regard rapide sur le pays environnant et de voir les montagnes d'Harik, dont la chaîne vaporeuse se dessinait vaguement au sud ; quelquefois encore nous poursuivions les nombreuses troupes de gazelles, sans désir d'en prendre aucune, mais simplement afin de nous distraire de nos inquiétudes. Les heures cependant nous semblaient interminables. Le troisième jour, notre impatience et notre angoisse furent au comble quand le soleil, atteignant la fin de sa course, s'abaissa sous l'horizon sans que nous eussions vu paraître personne. La nuit devenait noire, nous nous assîmes découragés auprès d'un petit feu, qu'attisait l'air vif de la nuit.

Tout à coup nous aperçûmes notre ami; les questions et les réponses se croisèrent, la tristesse fit place au rire et à la joie.

Abou-Eysa nous apprit comment le jour même où nous l'avions quitté, il s'était rendu auprès d'Abdallah, dont les premières paroles avaient été : « que sont devenus ces deux chrétiens? » A quoi le guide avait répondu qu'il nous croyait sur la route de Zobeyr. Il avait donné le même renseignement à Mahboub, qui s'était aussi informé de nous. Chacun se livrait sur notre compte à une foule de commentaires ; les uns disaient que nous étions envoyés par le gouvernement de Constantinople, les autres par le pacha d'Egypte, personne heureusement n'avait deviné en nous des Européens. La caravane campait à une distance d'un ou deux milles., nous devions la rejoindre le matin suivant.

Le 28 novembre, dès que les premiers rayons du soleil, voilés

par un léger brouillard, parurent à l'horizon, nous partîmes pour aller trouver nos compagnons de route. Ils étaient nombreux, mais j'épargnerai au lecteur l'ennui d'une description minutieuse, car ils différaient peu des Arabes que nous avions déjà rencontrés; je ne saurais pourtant passer sous silence trois Nedjéens, natifs de la wadi Dowasir, qui nous fournirent, à Barakat et à moi, un .curieux sujet d'études. L'un était un metowa aveugle, ignorant, fanatique et avare au delà de tout ce qu'on peut imaginer; le second, qui appartenait au même district, reflétait fidèlement les vices orthodoxes de son pasteur ; enfin le troisième était, je n'en doute pas, protégé par un bon ange, comme le page de Falstaff, mais le diable lui tenait encore plus fidèle compagnie. Le reste de la caravane se composait de marchands qui parlaient uniquement de leurs affaires ; aucun Bédouin ne voyageait avec nous, et nous ne le regrettions nullement.

Nous traversâmes" ce jour-là les plantations voisines de Salemyah, gros village qui fut autrefois la capitale de l'Yémamah et la résidence du chef Daas. Cette ancienne bourgade est aussi appelée Khordj, nom que les Arabes étendent au district entier.

L'habitude d'employer la même dénomination pour désigner la capitale d'une province et la province elle-même, produit souvent beaucoup de confusion dans la géographie arabe. Ainsi Sham s'applique tantôt à Damas, tantôt à la Syrie. Teyma, Nedjran, Djowf, Hasasont des expressions tout aussi équivoques.

Enfin, le retour fréquent des appellations descriptives, comme Rowdah (jardin), Kelat (château), Thenyat (défilé), Akhaf (colline de sables), achève de rendre la nomenclature arabe une des plus pauvres et des plus obscures qui existent.

Saoud, le second fils de Feysul, habite ordinairement Salemyah, quand toutefois il n'est pas à Houtah dans l'Harik, ce qui lui arrive souvent. Le district de Khordj est le plus fertile de l'Yémamah, on l'appelle le paradis du Nedjed; la végétation cependant diffère peu de celle de la wadi Hanifah, si ce n'est par son abondance. Le cotonnier seul vient y rompre l'uniformité des bois de dattiers, des champs de maïs ou de millet. J'ai déjà parlé des tendances politiques et religieuses de la population, j'ajouterai qu'on rencontre dans l'Yemamah plus de douceur et de sociabilité qu'à Dereyah et à Riad. Les habi-

tants, aujourd'hui wahabites sincères, étaient autrefois les partisans dévoués du malheureux Moseylemah.

A mon grand regret, nous passâmes devant le village sans y entrer; bientôt après, tournant vers le nord, nous nous engageâmes dans une gorge profonde du Toweyk, puis nous montâmes sur un plateau élevé où de maigres pâturages, à peine suffisants pour donner une teinte verdâtre au sol calcaire, nourrissent des moutons qui ressemblent à des chèvres, ou, si l'on aime mieux, des chèvres qui ressemblent à des moutons ; la tristesse du spectacle qui nous entourait me rappelait les paysages de l'Ecosse, moins les sapins qui font ici défaut. Nous fûmes longtemps à traverser cette solitude, enfin, vers le soir, nous atteignîmes un groupe de puits nommé Lakeyat, où nous campâmes pendant la nuit.

Le lendemain, collines et vallées, arbres et buissons, tout était enveloppé d'une couche de vapeurs, qui aurait mieux convenu au comté de Surrey qu'à l'Arabie. La brume laiteuse était si épaisse que nous perdions notre chemin et que nous marchions au hasard, poussant des cris, dirigeant nos chameaux tantôt d'un côté, tantôt de l'autre au milieu des buissons et des broussailles; enfin le soleil échauffa l'atmosphère , le brouillard disparut et nous permit d'apercevoir, à quelque distance sur notre droite, la route que nous devions suivre. Nous venions à peine de la rejoindre, que nous vîmes une masse noire qui s'avançait vers nous. C'était le premier détachement des troupes de l'Hasa, il se composait d'environ quatre ou cinq cents hommes et se rendait à Riad. En vrais Arabes, les soldats montraient un noble mépris de l'ordre et de la discipline ; ils galopaient, s'arrêtaient, chantaient, criaient, se dispersaient ou se rassemblaient selon leur fantaisie. Ils nous apprirent que leur général, Mohammed-es-Sedeyri, avait déjà quitté l'Hasa avec l'artillerie et le principal corps d'armée afin de se rendre au Nedjed; pour eux, ils l'avouaient sans honte ni détour, ils auraient beaucoup mieux aimé demeurer tranquillement dans leur pays que d'aller combattre les partisans de Zamil ; la contrainte seule, et non leur ardeur guerrière, les poussait vers Oneyzah. Nous leur souhaitâmes en riant une moisson de lauriers, ils rirent à leur tour, répondirent par un hourrah et continuèrent leur route.

Peu après, nous nous arrêtâmes quelques instants pour jouir de la magnifique vue que nous offrait l'Harik, dont nous étions séparés seulement par un bras de sable. Les montagnes de cette province, qui me parurent de formation granitique, -le lecteur se rappellera que je ne suis, hélas, ni géologue ni botaniste, — forment à l'est et à l'ouest une chaîne isolée, d'environ soixante milles de longueur. Entouré par le désert, l'Harik a nécessairement une température torride, son nom, qui signifie « embrasé » en porte témoignage, et le teint bronzé des habitants prouve que cette dénomination n'a rien d'excessif. Nous étions trop éloignés pour apercevoir distinctement les villes et les châteaux, mais un de nos compagnons, qui paraissait connaître parfaitement le pays, nous indiqua la position de la ville d'Houtah, capitale du district. Je considérais aussi avec surprise combien le Djebel-Toweyk se termine brusquement à l'entrée du Dahna; il s'abaisse en formant une rapide série de gradins escarpés, dont le dernier plonge perpendiculairement dans l'océan de sable.

La chaîne est calcaire en grande partie, cependant on y trouve en quelques endroits du minerai de fer et de cuivre. AbouEysa me montrant du doigt une montagne qui, d'après son apparence, devait renfermer ce dernier métal, me fit observer que les Européens ne manqueraient pas de l'exploiter, s'ils pénétraient en Arabie.

Le pays que nous traversions offrait une scène pittoresque ; des collines et des vallons, de jolis bois de sidr, des bouquets de markh, récréaient agréablement notre vue; nous arrivâmes ensuite au pied d'une haute falaise blanchâtre fort semblable à celle de Douvres ; mais les rochers, au lieu d'être baignés par la mer, surmontent une large vallée remplie d'arbres, dont le sol creusé de l'est à l'ouest, porte les traces de plusieurs torrents impétueux qui l'ont sillonné pendant l'hiver; leur lit était maintenant à sec. Nous fîmes halte en ce lieu et nous y passâmes la nuit, « fatigués par le souffle importun de l'âpre novembre, » à peine moins rigoureux ici que sur les rives de l'Ayr, bien que nous fussions sous le 25° de latitude et non sous le 56°.

Avant que la lumière des étoiles s'évanouît dans le ciel froid du matin, nous étions debout et en marche, car un long chemin nous restait à parcourir. Après avoir un peu parlementé,

si je puis m'exprimer ainsi, avec la montagne, nous la gravîmes par un sentier sinueux fort difficile pour nos pauvres chameaux, et au sujet duquel les Arabes que nous interrogions pour savoir s'ils aimaient mieux le monter que le descendre, répondaient par deux mots équivalents à l'italien : Maledello Vottimo. Au lever du soleil, nous nous trouvions sur le dernier plateau du Toweyk, ce long mur calcaire qui borne et couvre le Nedjed à l'est; au delà s'étend le désert. La perspective qui s'ojivrait maintenant devant nous était fort étendue, et nous étions parvenus à une si grande hauteur que les plaines environnantes nous semblaient la surface d'une mer paisible : nous n'apercevions autour de nous ni hommes ni bêtes, ni arbres ni arbustes, rien que de la marne et des cailloux; un vent glacial et un soleil ardent avaient desséché ce triste plateau. Après trois heures de marche, nous commençâmes par degrés à descendre; vers midi, nous arrivâmes sur le bord d'une singulière dépression, immense bassin naturel taillé dans le roc calcaire, avec des sentiers ressemblant à des tranchées profondes. Au fond de cette vallée se trouvaient une douzaine de puits, si abondamment alimentés qu'il n'est pas rare de voir leurs débordements couvrir tout l'espace environnant et former un petit lac, dont l'eau limpide est agréable à boire : ce sont les dernières sources que l'on rencontre avant d'atteindre la province d'Hasa. Vers ces puits (auxquels leur position géographique a valu le nom d'Oweysit, diminutif d'owset, centre), convergent plusieurs routes : celle d'Harik au midi; de l'Yémamali et du Nedjed méridional à l'ouest; de Djebrin et de la wadi Soley au nord-ouest. Un étroit sentier, qui n'est guère fréquenté que par les marchands de bestiaux, suit la crête de la montagne dans toute sa longueur, puis vient rejoindre la voie de Koweyt et de Zobeyr; enfin la route de l'est, que nous allons prendre, conduit à Hofhouf. C'est ici que viennent s'abreuver tous les troupeaux du district.

Nous fîmes halte pour remplir nos outres et préparer le café; après quoi, avec l'ardeur d'hommes qui se sont résolus à une tâche difficile, nous remontâmes sur nos dromadaires et nous sortîmes de la vallée conique par son ouverture orientale. Le reste du jour, nous continuâmes à descendre sa large pente, dont la monotonie et la nudité me rappelaient les plateaux

caillouteux voisins de Maan, du côté opposé de la Péninsule, que nous avions traversés juste sept mois auparavant. Le soleil se coucha, la nuit vint, et beaucoup d'entre nous auraient été lieureux de se reposer, si Abou-Eysa n'avait pas émis un avis contraire. Nous nous trouvions maintenant à quelques centaines de pieds au-dessous du dernier plateau de la montagne ; l'air devenait lourd et chaud; et bientôt nous remarquâmes que le sol, qui avait été jusqu'alors ferme sous nos pieds, se couvrait d'un sable fin sillonné de rides d'abord légères, puis de plus en plus profondes. Quelques instants après, les chaînes et les ondulations bien connues qui caractérisent le désert se déroulèrent devant nos yeux. Nos montures labouraient péniblement la molle surface. La nuit était sombre ; la douteuse clarté des étoiles permettait à peine de distinguer des monticules qui, semblables à des fantômes, se dressaient de tous côtés ; mais nous n'apercevions aucun sentier, aucun signe qui pussent nous faire reconnaître notre route.

C'était le Dahna, ou désert rouge, épouvante des Bédouins eux-mêmes, qui ne s'y engagent pas sans éprouver une crainte trop bien justifiée par de terribles catastrophes. Le sable est si léger, les coups de vent qui soufflent dans ces solitudes sont si capricieux, amoncelant aujourd'hui de vastes collines, les effaçant demain pour creuser à leur place de profondes vallées, que les caravanes les plus nombreuses peuvent périr sans laisser derrière elles aucune trace de leur passage; une chaleur torride, une lumière éblouissante, la soif, la fatigue, se réunissent pour troubler et abattre le voyageur; perdant sa route et sentant le péril, il erre avec désespoir au milieu de la plaine immense qui va devenir son tombeau. Aussi les légendes arabes représentent le Dahna comme hanté par des génies malfaisants, qui dévorent les hommes ou les entraînent dans leurs antres maudits. Cependant' pèlerins, marchands, messagers, troupes de soldats, tous ceux enfin qui se rendent du Nedjed aux côtes du golfe Persique doivent traverser ce désert, en suivant un itinéraire déterminé; car, dans les autres directions, le Dahna est impraticable. Pour diminuer les dangers du voyage, Abou-Eysa, montrant un esprit d'initiative et de dévoûment social bien rares en Orient, a fait construire à ses frais ce que les Arabes appellent un Tedjm, c'est-àdire une grossière pyramide de vingt-cinq à trente pieds de haut,

destinée à servir de point de reconnaissance stable au milieu de la surface mobile et trompeuse du désert. Les déplacements de sable produits par les vents et les tempêtes sont rarement assez violents pour ensevelir ces sortes de constructions ; mais quand bien même ils les couvriraient pendant un jour ou deux, une seconde tempête ne tarderait pas à dépouiller de son léger manteau le géant de pierre. Plus d'un voyageur, sauvé de la mort par ce redjm, a béni le nom d'Abou-Eysa. En outre, l'exemple de notre guide ayant excité une honorable émulation chez Abou- Dahir-el-Gh ann am, en compagnie.duquel nous nous trouvions en ce moment, et que ses affaires obligeaient souvent à traverser le désert, le riche marchand a fait construire une seconde pyramide, qui a reçu le nom de Redjmat-el-Ghannam, comme la première celui de Redjmat-Abou-Eysa. En dépit de ces intelligents efforts, la traversée du Dahna continue à être des plus hasardeuses, et peu s'en fallut que notre caravane n'ajoutât une nouvelle page au long chapitre des catastrophes dont le désert rouge a été le théâtre.

Nous avancions depuis quatre heures au milieu des ténèbres; les vagues de sable contre lesquelles il nous fallait lutter à chaque pas ralentissaient notre marche; hommes et bêtes étaient épuisés de fatigue, quand une violente altercation s'éleva entre Abou-Eysa et El-Ghannam, qui chacun proposaient une route différente. Nous nous arrêtâmes un instant et levâmes les yeux, comme si nous avions pu juger lequel des deux avait raison. Je n'oublierai jamais l'impression que j'éprouvai alors.

Au-dessus de nos têtes se déployait la sombre immensité du ciel parsemée d'étoiles d'une grandeur et d'un éclat inconnus ailleurs qu'en Arabie : ici, grâce à la pureté de l'air dégagé de vapeurs, les constellations de troisième ordre brillent comme en Europe celles du premier; devant nous, derrière nous, à droite, à gauche, s'élevaient les formes blanches et indécises des collines ; sous nos pieds, le sable profond : partout un silence qui semblait appartenir à quelque monde étrange et fantastique où- l'homme ne devait pas s'aventurer. Abou-Eysa étendait le bras pour indiquer un chemin, El-Ghannam un autre, et chacune de ces directions paraissait également dépourvue de passage ou d'issue. Bientôt cependant Abou-Eysa coupa court à la discussion ; élevant la voix, il donna l'ordre à tous de le suivre ;

et malgré l'opposition de Ghannam, il nous mena dans une sorte de vallée située sur la gauche, où quelques buissons diversifiaient la monotonie du désert. Là nous mîmes pied à terre pour prendre quelques heures de repos.

Le lendemain, nous continuâmes notre route, guidés par le seul Abou-Eysa, auquel nous avions unanimement confié le soin de nous conduire. J'avoue qu'il me fut absolument impossible de découvrir à quel signe il reconnaissait son chemin; tenir le visage constamment tourné vers la direction voulue, quand ni les yeux ni les oreilles n'apportent aucun secours, est, je suppose, une de ces facultés latentes de la nature humaine que développent seules une nécessité impérieuse et une longue habitude. Nous rencontrâmes vers le milieu du jour quelques Bédouins Al-Morrah, seuls habitants du désert; ils menaient des troupeaux de chèvres vers les herbages desséchés et les buissons rabougris qui leur fournissent une maigre subsistance.

Par un privilége spécial, les pauvres animaux peuvent se passer de boire pendant quatre ou cinq jours; quand enfin la soif devient trop impérieuse, les pasteurs les conduisent sur le versant du Toweyk, à quelque puits saumâtre, ignoré du reste des mortels. Jamais je ne vis créatures humaines d'apparence plus sauvage que ces Al-Morrah; leurs cheveux formaient sur leur tête des boucles laineuses, leur visage était d'une laideur repoussante ; ils avaient pour vêtements de misérables haillons et jetaient sur nous des regards farouches. Mais l'éloquence singulière de leur parole relevait ces êtres dégradés ; leur dialecte, tout différent de celui du Nedjed, me surprit d'abord; quand je parvins à le comprendre, je reconnus qu'il appartient à l'arabe primitif, dont les Proverbes de Meidani offrent encore des exemples. Ce langage est plus pittoresque, plus riche que celui du Coran, qui a enfermé l'arabe moderne dans le moule invariable de son exacte précision, de ses cadences monotones. Ses racines et ses terminaisons semblent prouver qu'il a, comme le rapporte la tradition, une origine antérieure à l'époque d'Ismaël et à l'immigration des tribus septentrionales. Les AI-Morrah forment un clan nombreux; quelques-uns subissent l'influence wahabite, payent la taxe et récitent tant bien que mal les prières prescrites par le Coran; mais la plupart passent pour d'abominables infidèles et offrent une ressemblance frappante,

sous le rapport des mœurs et de la religion, avec nos anciens amis les Sherarat. Leur teint est presque aussi foncé que celui des nègres ; ils n'ont pour armes que des lances et des couteaux : ce sont enfin de véritables sauvages, qui ne conservent d'autre trace de leur origine que l'éloquence naturelle aux Arabes. Du reste, je les ai toujours trouvés bons et- hospitaliers, quoique rudes et pillards, comme tous les Bédouins.

L'immense désert sur lequel ils sont répandus couvre au moins un quart de la Péninsule, depuis le Nedjed jusqu'à l'Hadramaut; ils ne l'occupent pas tout entier, on le pense bien, mais ils ont la libre possession des pâturages, des arbrisseaux, des palmiers nains qui entourent les puits maigrement approvisionnés d'une eau bourbeuse. Ces oasis, assez nombreuses pour empêcher un nomade égaré de mourir de faim, ne peuvent cependant servir à tracer une route régulière au milieu du Dahna central. Le large bras de sable que nous traversions part du sud, sépare le Djebel-Toweyk de l'Hasa et se termine dans la plaine de Zobeyr, au delà de Koweyt.

Abou-Eysa demanda aux Bédouins quelques renseignements sur la route que nous devions suivre. Cette circonstance nous permit de prendre un instant de repos, sans toutefois descendre de nos montures. Une heure après, nous aperçûmes le redjm élevé par notre guide. Certains désormais que nous étions sur la bonne voie, nous hâtâmes notre marche afin de sortir au plus tôt de cette région désolée. Vers le soir, nous aperçûmes dans la direction de l'orient une multitude de points noirs qui, de loin, ressemblaient à des fourmis. C'était le principal corps d'armée de l'Hasa; les troupes s'avançaient avec lenteur, traînant péniblement au milieu des sables deux lourds canons envoyés pour le siége d'Oneyzah. Je comptai environ sept ou huit cents hommes ; ils passèrent à une distance d'un quart de mille, mais aucun de nous n'eut la curiosité de faire un détour pour échanger avec eux quelques paroles.

Après le coucher du soleil, nous atteignîmes le second redjm ou cairn, si toutefois on peut appeler cairn un amas de pierres sous lequel personne n'est enseveli. Ici l'aspect du désert commence à changer, le sable mêlé de cailloux enfonce moins sous les pieds des chameaux. Nous fîmes halte pour préparer notre souper, je devrais dire plutôt notre déjeuner, car nous

n'avions pris encore aucune nourriture. Chacun se réjouissait de sortir bientôt du désert; malheureusement le succès d'AbouEysa, l'habileté avec laquelle il nous avait conduits, éveillèrent dans le cœur d'El-Ghannam le fâcheux sentiment qui, surtout en Arabie, « suit le mérite comme l'ombre accompagne le corps. » La prédominence de cette sombre passion altère, je dois en convenir, le parallèle que j'ai établi ailleurs entre l'Angleterre et l'Arabie ; si les Anglais et les Européens, en général, sont susceptibles d'envie, ils ne sauraient ressentir cette passion au même degré que les Orientaux. Quoi qu'il en soit, une rupture ouverte éclata entre les deux chefs ; le chemin étant désormais facile à reconnaître, Ghahnam chercha le moyen d'envenimer la querelle. On échangea des paroles assez vives, et une « yoiom » (collision) paraissait sur le point d'éclater. Sur ces entrefaites, Barakat et moi, nous jugeâmes à propos d'intervenir; nous suggérâmes à Abou-Eysa, qu'il était préférable de marcher en avant avec nous et tous ceux qui voudraient le suivre, afin de compléter son triomphe sur El-Ghannam, en arrivant le premier à Hofhouf. Detto, tatto, nous partîmes avec deux ou trois membres de.la caravane, laissant là nos adversaires stupéfaits.

Le sol, qui se composàit en proportion égale de cailloux, de marne et de sable, s'abaissait vers l'Orient ; sa blancheur stérile, qui n'était interrompue çà et là que par des bandes de buissons bas et épineux, brillait jusqu'à l'extrême horizon. Abrités par une touffe d'arbrisseaux, nous nous reposâmes pendant quelques heures, et le lendemain nous eûmes à traverser une plaine extrêmement monotone qui, pour le niveau et le caractère, ressemblait exactement à celle que nous avions parcourue la veille. Quelques pèlerins, qui nous prirent pour des brigands, et faillirent mourir de peur, tant nous avions mauvaise mine, furent notre seule rencontre pendant quarante lieues de marche. Pour des villages, de l'ombre ou des puits, il est inutile de dire qu'il n'en fut pas question; heureusement la chaleur était beaucoup plus supportable pendant cette partie du trajet qu'elle ne l'avait été au milieu des sables.

Enfin, d'abruptes collines calcaires et d'étroites gorges resserrèrent notre route; nous descendîmes au fond d'une dépression du sol, où nous trouvâmes un grand arbre solitaire; couvert de plus d'épines que de feuilles. « En ce lieu, nous

dit Abou-Eysa, Ibrahim Pacha a fait creuser un puits jusqu'à soixante pieds au moins de profondeur, dans l'espérance de rencontrer l'eau, mais son attente a été trompée. » L'aride cavité, aujourd'hui à moitié remplie de pierres et de sable, rappelle encore le souvenir de sa tentative; s'il avait réussi, la difficulté des communications entre le Nedjed et la côte orientale serait devenue beaucoup moindre.

Un peu plus loin, nous entrâmes dans la wadi Farouk.

Cette grande vallée, suivant le phénomène qui se reproduit presque invariablement en Arabie, pour les plaines comme pour les montagnes, s'étend dans sa longueur du nord au sud; son type général est celui du Dahna, dont elle forme en quelque sorte un rejeton parallèle. Large et profonde, elle renferme un labyrinthe de collines de sable, au milieu desquelles les voyageurs sont presque aussi exposés que dans le Dahna à perdre leur chemin et quelquefois même la vie.

Mais ce qui a surtout donné à la wadi Farouk une réputation sinistre, c'est la présence des maraudeurs Al-Morrah ou Menasir, tribus avec lesquelles nous ferons, dans la suite de cette relation, plus ample connaissance. « La bourse ou la vie, chiens que vous êtes, » voilà l'alternative qui, sur cette route, est souvent posée aux honnêtes gens par quelque hardi pillard. Les Wahabites qui exècrent avec raison tous lés voleurs, — en faisant, bien entendu, exception pour eux-mêmes, — ont, à maintes reprises, essayé de purger la wadi des malfaiteurs qui l'iufestent; ils n'ont pu y parvenir jusqu'à ce jour, et les Al-Morrah en restent les maîtres.

Vers le coucher du soleil, ayant franchi la dangereuse vallée, nous commençâmes à côtoyer les montagnes qui bordent l'Hasa.

Car le désert est séparé de la mer par la chaîne abrupte et nue qui longe presque toutes les côtes de l'Arabie; cette chaîne part d'Akabah au nord-ouest, suit la mer Rouge, s'étend vers Aden et Nakab-eI-Hadjjar, en face de l'océan Indien, puis elle atteint le Ras-:-el-Hadd, et côtoie le golfe Persique jusqu'à son extrémité septentrionale ou peu s'en faut. Sa hauteur estpresque' partout assez faible et ne dépasse guère mille pieds ; mais sur certains points, dans l'Oman, par exemple, elle atteint une altitude de six mille pieds au-dessus du niveau de la mer, tandis que ses sommets s'élargissent pour former un vaste district. En

face de la, Wadi Farouk, les montagnes s'élèvent, d'après mes observations approximatives, à quatorze cents pieds environ au-dessus du niveau de l'Océan, et à quatre cents pieds audessus du désert, qui serait ainsi lui-même plus haut que le rivage d'un millier de pieds. Les montagnes contiennent çà et là du calcaire, mais elles se composent principalement, je crois, de granit et de grès, avec une faible proportion de quartz et de basalte. Leurs flancs sont quelquefois creusés en cavernes; et leur aspect a un singulier caractère d'étrangeté et de désolation.

Depuis quatre jours nous n'avions pas rencontré de puits ; aussi Abou Eysa souhaitait avec ardeur de voir arriver la fin du voyage.

Poussés par un semblable motif, El Ghannam et ses compagnons qui venaient, non sans peine, de nous rejoindre, pressaient le pas de leur monture; nous avions fait la paix, et nous gravissions ensemble les collines dorées par les rayons du soleil couchant. A la nuit nous atteignîmes les sommets les plus élevés, appelés Theneyat-Ghar, du nom d'un petit village enfoui dans les rochers. De là, nous apercevions les plaines de l'Hasa, auxquelles les pâles reflets de la lune donnaient l'apparence d'une vaste mer de lait; après une heure de halte pour le repas du soir, nous continuâmes notre route au milieu des rocs et des gorges profondes, jusqu'à ce qu'enfin prenant un sentier sinueux tracé sur le versant abrupte de la montagne, nous descendîmes d'une hauteur de mille pieds environ et nous nous trouvâmes dans l'Hasa.

Nous aspirions avec joie l'air chaud et humide de la côte, le sol n'enfonçait plus sous les pas de nos dromadaires, et les pauvres animaux, qui redoublaient maintenant de vitesse, semblaient comprendre que leurs fatigues allaient finir. Dans notre impatience d'arriver à Hofhouf, nous passâmes, sans nous y arrêter, devant le village de Ghoweyr, situé au pied des montagnes, et devant celui de Shaabah, qui s'étend à cinq milles de là. Nous serions tous en effet entrés avant l'aube dans la capitale, si un incident assez singulier n'avait retardé la plus grande partie de nos compagnons.

Nous venions de quitter les rochers qui cachaient à nos yeux, peut-être pour toujours, le désert et les provinces de l'Arabie centrale, quand nous aperçûmes sur le revers d'une colline de

large\> taches dont la couleur noire formait un contraste frappant avec celle du sol blanchi par les rayons de la lune; au même instant un bruit, semblable au bourdonnement des frelons, frappa nos oreilles, et lis dromadaires se mirent à bondir comme s'ils avaient été subitement frappés de vertige. Ce qui causait tant d'épouvante à nos montures, était tout simplement un essaim de sauterelles qui, se rendant au Dahna, faisait halte en cet endroit. Le campement des voyageuses s'étendait fort loin, et nous venions de troubler leurs avant-postes. Engourdies par l'air froid de la nuit, elles gisaient sur le sol, attendant que la chaleur du matin leur rendît la vie et le mouvement. Nos dromadaires remplissaient en cet instant l'office du soleil, et il serait difficile de dire lesquels étaient plus terriiiés, d'eux ou des sauterelles. C'était vraiment un spectacle risible que de voir un si gros animal trembler de peur devant un insecte inoffensif, mais rien ne saurait égaler la couardise du « vaisseau du désert. »

Si les chameaux étaient effrayés, leurs maîtres poussaient des cris de joie. Les sauterelles sont en Arabie un aliment très-recherché, une véritable friandise; dans ce pays, on n'adresse pas au ciel des prières moins ferventes pour obtenir d'abondants essaims de ces insectes, qu'en Syrie et dans l'Inde pour en être préservé. Cette différence s'explique par plusieurs raisons, dont la principale se trouve dans la diversité même des espèces. Les sauterelles de l'Arabie centrale diffèrent complètement de toutes celles que j'ai vues ailleurs. Dans le nord, elles sont petites, d'un gris pâle, et offrent assez de ressemblance avec nos cigales.

Jamais, que je sache, les Bédouins ou les paysans de la Syrie, de la Mésopotamie et de l'Irak ne les mangent, et je ne les crois pas mangeables si ce n'est dans les cas de faim excessive. Comme les abeilles, elles ont une reine dont la taille est en proportion de sa majesté, et qui ne prend aucune part aux travaux de l'essaim. Les sauterelles d'Arabie, au contraire, sont des insectes d'un brun rougeâtre, d'une grandeur double ou triple de leurs homonymes du nord, et qui ressemblent à de grosses crevettes.

Je n'ai pas entendu dire qu'elles aient de reine, circonstance qui tendrait à les faire ranger dans l'espèce arbah de la Bible, décrite par Salomon à l'avant-dernier chapitre des Proverbes.

Les Arabes les désignent indifféremment par les noms de

djandeb et de djerad, mais je crois que le premier de ces termes est plus généralement usité.

On prétend que frite ou bouillie, cette sauterelle a un goût délicieux, et l'on en fait une consommation considérable. Je ne pus cependant me résoudre à goûter du mets entomologique dont nos amis les Arabes se montrent si avides. Barakat seul se laissa gagner par leurs instances, mais il eut lieu de s'en repentir, et ne renouvela pas l'expérience. Les plats de sauterelles, d'une saveur huileuse fort désagréable pour des palais inexpérimentés, ne lui avaient guère semblé meilleurs que le caviar aux gens qui en mangent pour la première fois.

L'essaim que nous venions d'apercevoir était pour nos Arabes un présent du ciel qu'il ne fallait pas dédaigner. Oubliant la soif et la fatigue, ils saisirent qui un manteau, qui un sac, qui une tunique, et les lancèrent sur les malheureuses créatures destinées à former le repas du matin. Quelques-unes s'enfuirent en bourdonnant à travers nos jambes, les autres furent soigneusement enfermées dans les morceaux d'étoffe qui avaient servi à les prendre. Des habitants du comté de Cornouailles ont moins d'empressement à retirer les épaves d'un riche navire naufragé sur la côte que Ghannam et ses compagnons à se jeter sur les sauterelles. Pour Barakat et moi, la chasse offrait un médiocre intérêt; nous n'éprouvions pas non plus grand désir de transformer nos lubits en carnassières pour ce gibier vivant.

Heureusement, Abou-Eysa, élevé dans le nord de la Syrie, partageait nos préjugés; quittant donc nos amis les Arabes qui étaient trop affairés pour remarquer notre départ, nous poussâmes nos dromadaires dans la direction d'Hofhouf.

Treize ou quatorze milles nous en séparaient encore ; nous passâmes auprès d'un petit village nommé Eyn-Nedjm (Fontaine de l'Étoile) qui dessinait sa noire silhouette sur les blancs rochers de Ghoweyr. Là se trouvait il y a quelques années une source thermale sulfureuse, renommée pour la cure des maladies cutanées, et aussi, ce qui me semble plus difficile à croire, pour son efficacité contre la paralysie. Quelques guérisons accidentelles auront fait attribuer aux eaux une propriété qu'elles ne possèdent pas. Quoi qu'il en soit, Eyn-Nedjm était pour les Arabes une panacée universelle. On avait élevé une coupole au-dessus de la source, et construit des bains à côté.

Les malades s'y rendaient en foule, et souvent y recouvraient la santé; aussi le village était-il devenu un lieu de réunion fort à la mode. Sa prospérité attira l'attention soupçonneuse du gouvernement de Riad; environ trois années avant l'époque de notre voyage, Feysul avait donné l'ordre de détruire la coupole, ainsi que les bains et de combler la source, car a il ne fallait pas, dit-il, que le peuple prît l'habitude de placer sa confiance dans une fontaine au lieu de la mettre en Dieu seul, et se rendît par là coupable d'idolâtrie. » Le décret impérial fut exécuté dans toute sa rigueur, mais la fontaine filtre lentement au milieu des monceaux de décombres, attestant à la fois la bonté du Créateur, la stupidité des Wahabites et le malheur d'un pays gouverné par des fanatiques. C'est là, du reste, une histoire aussi vieille que le monde, et l'Arabie n'est pas la seule nation qui en fournisse des exemples.

Plus loin nous rencontrâmes un autre petit village, dont j'ai oublié le nom. Enfin, un peu avant l'aube, nous aperçûmes confusément la longue masse noirâtre des bois de dattiers qui environnent IIofhouf. Laissant sur notre droite une forteresse solitaire et quelques jolies villas, nous suivîmes les sentiers tracés au milieu des champs de riz et nous entrâmes dans la ville, dont les portes ne sont pas gardées. Quelques minutes plus tard, nous arrivions devant la maison d'Abou-Eysa, après laquelle nous soupirions avec tant d'impatience.

1 Kôt ou forteresse.

1' Résidence de Belal.

'2 Donjon.

3 Place.

"k Keysaryah.

5, 5, 5, 5 Quartierdu Rifeyah.

6, ti, G, 6 Quartier du Naather.

7 Mosquée.

8 Maison d'Abou-Eysa.

9 Porte méridionale.

10 Porte septentrionale.

11, il, 11, Il Autres portes.

12, 12, 12, 12 Fossé.

13 Colline et vieux fort.

14 Fort de Khoteym.

15 Autre colline isolée et fort.

CHAPITRE XIII.

D'HOFHOUF A KATIF.

Hardly the place of such antiquity Or note, of these great monarchies we find Only a fading verbal memory; An empty name in writ is left behind.

(FLETCHER.)

La maison d'Abou-Eysa. — Caractère général des habitants de l'Hasa. —

Leur aversion pour les Wahabites. — Le mouvement carmathe en Arabie. — Histoire de l'Hasa. - Notre demeure à Hofhouf. — Description de la ville. — Le Kôt. - Le Keysaryah. — Le Rifeyah. — Le Naathar. - Les fortifications d'Hofhouf.— Sources thermales. - Tremblement de terre. — Végétation. — Déclin de l'agriculture, de l'industrie et du commerce. — Les Nabathéens. — Littérature de l'Hasa. —

Costumes et parures. — Parties de plaisir. — Notre genre de vie à Hofhouf. — Conspiration anti-wahabite. —Espions nedjéens. — Une foire.

— Mebarraz. — Le château. — Intérieur d'une maison. — Les jardins et les champs de culture. — Omm-Sabaa.— Les eaux de l'Hasa. - Les femmes d'Hofhouf. — La monnaie arabe. — Projets de voyage dans l'Oman. — Départ d'Hofhouf. — Districts septentrionaux de l'Hasa.— Le Djebel-Mushahhar. — Les Bédouins. — Les montagnes du Katif. Un aqueduc. — Ville de Katif. — Le château. — La côte. — Le port. —

La marine de Feysul. — Le gouverneur de Katif. — Le palais de Karmout. — Ruines aux environs de Katif. — Un souper persan. — Les Nedjéens à Katif. — Nous nous embarquons pour Moharrek.

Il était encore nuit noire. Un profond silence régnait dans la rue et dans la maison devant laquelle nous venions de nous arrêter. Nul autre que le maître du logis ne pouvait prendre la liberté de se présenter à une pareille heure. Comme AbouEysa n'était pas attendu, il lui fallut frapper longtemps à coups redoublés pour se faire entendre ; enfin la voix joyeuse d'une

femme répondit à l'appel de notre guide, la porte s'ouvrit, et nous entrâmes dans un sombre couloir qui conduisait au khawah. Nous bûmes à la hâte une tasse de café, puis nous nous retirâmes pour goûter un repos dont nous avions grand besoin.

Notre séjour à Hofhouf ne fut marqué, il est vrai, par aucune aventure dramatique ; notre vie ne fut pas mise en péril; nous ne fûmes pas obligés de nous soustraire par la fuite à la haine d'un sombre despote, mais nous eûmes occasion d'étudier une province d'un caractère entièrement nouveau. Abou-Eysa, désireux de servir nos projets, nous facilitait les moyens de visiter le pays sans courir de périls. Ses conseils et sa prudence nous mirent à l'abri des embarras qui avaient accompagné la première partie de notre voyage. Les habitants de l'Hasa sont d'ailleurs très-différents des Nedjéens et même des Shomérites. Comme tous les peuples que de fréquents rapports rapprochent des étrangers, les Arabes de la côte ont l'esprit plus libre de préventions et d'intolérance. Habitués à voir sans cesse des voyageurs venus de Bassora, de Bagdad, de Barhaïn, et même de pays plus éloignés, ils n'éprouvent pas, quand ils rencontrent des hommes dont la religion, les usages et le costume diffèrent des leurs, l'étonnement et l'aversion que ne manqueraient pas de ressentir les habitants des provinces centrales. L'expérience, le meilleur des maîtres, diminue leur fanatisme et leurs préjugés nationaux. Un commerce suivi avec des peuples de races différentes a toujours, si je ne me trompe, produit cet excellent effet de disposer à la bienveillance envers les diverses branches de la grande famille humaine, sans affaiblir en rien l'amour de la patrie ; il rend l'homme plus sociable et ne détruit pas les liens qui l'attachent au sol natal.

L'histoire des États qui se sont adonnés au commerce, soit qu'on la consulte dans les anciennes chroniques, soit qu'on l'étudié dans le grand livre de l'univers, prouve d'une manière évidente le fait que je viens d'énoncer.

En dehors de toute influence extérieure et accidentelle, les habitants de l'Hasa ont peu de penchant pour l'intolérance et l'austérité wahabites. La doctrine nedjéenne y compte à la vérité des partisans, mais seulement dans une faible minorité dont le joug est odieux; par une réaction naturelle, la masse de la nation s'éloigne chaque jour d'un système contre lequel protestent

son caractère et son expérience. Le mahométisme lui-même, quoiqu'il paraisse généralement adopté, ne pénètre pas au fond des cœurs et des consciences.

Quelle est donc la croyance dominante dans l'Hasa? Il n'est pas facile de répondre à cette question, surtout si l'on veut le faire en termes intelligibles pour le lecteur ; car il faudrait d'abord me livrer à des recherches historiques trop minutieuses pour trouver place dans cet ouvrage. J'essaierai cependant de tracer une rapide esquisse de l'état religieux et moral du pays.

Depuis l'époque du grand schisme qui, au premier siècle de l'hégire, partagea le monde mahométan en deux sectes distinctes, — les sunnites ou orthodoxes, les shiites ou partisans d'Ali, faction imbue d'une doctrine particulière et mystique, — l'Hasa s'était rallié à ce dernier parti et avait suivi la fortune des califes fatimites, en même temps qu'il subissait l'influence de leur esprit. Mais pendant que les armées des Ommiades exerçaient sur les shiites de Coufa et de Bassora une sanguinaire répression, l'Hasa, protégé par le désert, gardait son indépendance, ses usages et sa foi. Il devint le refuge des disciples de Moseylemah, des troupes fugitives d'Abou-Naamat-el-Katari, des soldats de l'héroïque Shebib-Abou-ed-Dokhak, des compagnons d'Ata-el-Khorassani, — plus connu sous le nom de Mokanna ou le Prophète Voilé, — de plusieurs autres illustres vaincus qui, tous venaient y cacher leur haine contre l'islamisme, et leur aversion plus violente encore pour la domination mahométane.

La différence d'origine poussait d'ailleurs les habitants de l'Hasa à se séparer du grand empire dont les Hedjazites avaient été les fondateurs. Les premiers colons qui eussent peuplé les côtes du golfe Persique étaient des Benou-Khalid et des BenouHadjar, tribus kahtanites, peu disposées par conséquent à faire cause commune avec les Arabes, que l'histoire ou le mythe désigne comme les descendants d'Ismaël. A ces deux clans, il faut ajouter la nombreuse famille des Fezara, Nedjéens bannis des provinces centrales à la suite de guerres longues et sanglantes, et tout aussi éloignés que les Kahtanites de fraterniser avec les habitants de l'IIedjaz. Enfin, les tribus de Kelb, de Beli, de Tenoukh, de Kodaa, les plus nobles et les plus belliqueuses des familles kahtanites, occupaient toute la

côte orientale, depuis le Katar jusqu'à Bassora. Elles avaient été les dernières à embrasser l'islamisme, les premières à s'en détacher. Voisines de la Perse, elles avaient respiré l'atmosphère de son étrange mysticisme, et cela, dès les temps les plus reculés, autant qu'on en peut juger par les clartés douteuses que la légende répand sur ces premiers âges. En un mot, l'Hasa et l'Oman, forteresses du sabéisme, n'avaient jamais pleinement adopté la foi mahométane, et l'arbre planté par le Prophète n'avait pas jeté dans les provinces orientales de profondes racines.

Une grande fermentatio.n d'idées, beaucoup de troubles partiels avaient marqué les deux premiers siècles de l'islamisme; toutefois, comme il n'en résulta aucune conséquence immédiate, je les passerai sous silence pour arriver au grand mouvement religieux suscité par Abou-Saïd-el-Djenabi, plus célèbre sous le nom d'El-Karmout, d'où nous avons tiré le mot Carmathe. Le calife de Bagdad, Matedab-Illah, envoya vainement, vers l'année 287 de l'hégire, ses meilleures troupes et ses plus habiles généraux pour étouffer l'incendie qui menaçait de dévorer l'islamisme. Les armées musulmanes furent taillées en pièces par les Carmathes furieux qui, après la bataille de Djebel Moghasi, brûlèrent vifs tous les prisonniers, à l'exception d'un seul qu'ils chargèrent d'annoncer à Bagdad le sort de ses compagnons. Abou-Saïd-el-Karmout, n'étant plus retenu par la crainte des Abassides, fit irruption dans les provinces voisines, et porta ses ravages jusqu'en Syrie. C'est à ce prince que l'on attribue la construction du palais de Katif, qui pendant huit siècles servit de château-fort à ses descendants.

Il eut pour successeur son fils Abou-Tahir-Soleyman, dont la gloire surpassa de beaucoup celle de son père. Alors on vit les guerres terribles qui amenèrent la chute de l'islamisme dans les deux tiers de l'Arabie, en même temps qu'elles mettaient son existence en péril dans le reste de l'Orient. AbouTahir-el-Karmout prit en main l'épée de son prédécesseur Djaounat-el-Katari, premier chef des Kowaridj, choisit pour devise quelques-uns des beaux vers du réformateur, les mêmes dont Ebn-Kallikhan a dit « qu'ils inspireraient du courage aux plus insignes lâches de la terre; » puis, fort de ces talismans invincibles, il retint prisonnier dans Bagdad le calife trem-

blant, menaça la citadelle d'Alep, remplit de cadavres l'enceinte de la Kaaba et le puits de Zemzem. Dans un chapitre précédent, nous avons essayé de faire entendre au lecteur l'écho affaibli d'un chant d'amour arabe; quelques lignes du cri de guerre de Djaounat-el-Katari ne seront peut-être pas déplacées ici, d'autant plus que l'intérêt historique s'y joint au mérite littéraire :

J'ai dit à mon âme, un instant saisie de crainte à la vue des menaçants bataillons : Honte sur toi! Pourquoi tant de frayeur?

Quand tu emploierais toute la puissance de tes facultés pour prolonger seulement d'un jour Ton existence au delà du terme fixé par le destin, tes efforts seraient inutiles.

Les flots de la mort nous environnent de toutes parts, Notre vie en ce monde ne doit pas être éternelle.

De longs jours ne sont pas pour le guerrier un vêtement d'honneur, C'est une robe qui sied seulement aux cœurs faibles et lâches.

La mort est le but de la vie, tous les chemins y conduisent.

La mort est notre reine, son héraut nous somme tous de comparaître devant elle.

Celui qui ne tombe pas sur un champ de bataille devient la proie de la souffrance et de la décrépitude Jusqu'à ce que la mort le retranche du nombre des vivants.

La vie n'est pas un bienfait pour l'homme, elle n'est pas digne de son amour, Car la vieillesse le rend bientôt un objet inutile et méprisable.

Les guerres, les succès, les revers de la puissante secte qui doit son nom à El-Karmout, appartiennent à l'histoire générale, et les annales de l'Orient nous fournissent assez de lumières à cet égard. Il fallait un énergique effort de l'esprit humain pour briser les liens du fatalisme et revendiquer la liberté morale; mais comme il arrive presque toujours en pareille circonstance, on dépassa le but qu'on voulait atteindre. Quand, après une lutte de plus d'un siècle, l'islamisme eut triomphé de ses ennemis, quand la Pierre Noire, puritiée par des flots d'essence de rose, eut été replacée dans la Kaaba, quand la foi unithéiste eut abattu à ses pieds le fier rationalisme, il restait cependant des ruines que ni les lois, ni les gouvernements ne pouvaient réparer : les provinces qui avaient été le berceau, le foyer de la révolte étaient à jamais perdues pour la cause mahométane.

Les montagnes du Valais, les forêts de la Bohême, le nord de la Saxe, les environs de Paris ont offert, dans des contrées plus

rapprochées de nous, un phénomène analogue. En Arabie, les provinces de l'Hasa et du Katif subissant l'inévitable enchaînement des faits, restèrent détachées de l'Islam; leur religion, mélange confus de pratiques sabéennes, de doctrines carmathes et shiites, dégénéra bientôt en naturalisme, — pour désigner sous un nom nouveau une chose fort ancienne, — puis en matérialisme et en. indifférence profonde, tandis que le peuple, selon son usage, y mêlait un grossier fétichisme. La foi chrétienne, bien qu'elle eût fait de rapides progrès aux îles Bahraïn, comptait très-peu d'adhérents sur les côtes du golfe Persique, et l'on ne trouve dans l'histoire de l'Hasa presque aucune trace de son influence.

Cependant l'agriculture, l'industrie, le commerce et les arts se développaient tour à tour, favorisés par les richesses naturelles du pays, par son heureuse position géographique. Les habitants, satisfaits d'avoir secoué le joug de La Mecque et de Bagdad, jouissaient paisiblement de l'indépendance politique et religieuse. Des ruines nombreuses, les unes fort anciennes, les autres de date récente, attestent seules aujourd'hui la longue prospérité de l'Hasa. A sa naissance, le wahabisme eut tout d'abord pour ennemis implacables les princes qui gouvernaient les provinces orientales ; mais les successeurs des chefs carmathes ne purent lutter longtemps contre des forces supérieures, dirigées par un habile capitaine; ceux qui échappèrent au glaive d'Ebn-Saoud se réfugièrent, les uns en Perse, les autres dans le désert de Koweyt, le plus grand nombre, au fond de l'Harik, laissant leur malheureux pays devenir la proie des rudes montagnards nedjéens. L'islamisme devint la religion obligatoire de l'Hasa et du Katif, on rebâtit à grands frais les mosquées, et;, cinq fois par jour, des hommes dont le cœur est plein d'aversion pour le Prophète, sa religion, ses livres sacrés, durent aller au temple et réciter, le visage tourné vers La Mecque, les formules du Coran.

Dès qu'Ibrahim-Pacha eut brisé le colosse nedjéen, l'Hasa, saisissant l'occasion qui s'offrait à lui de revendiquer la liberté civile et religieuse, devint l'allié fidèle de l'Egypte. Mais les nouveaux maîtres du pays, enivrés par le succès, oublièrent en Arabie la modération qui leur avait été enseignée au Caire et introduisirent un système de gouvernement digne plutôt des

anciens Mamelouks que du sage Mehemet-Ali. Ils traitèrent les habitants de l'Hasa en peuple conquis, non en sujets qui avaient reconnu volontairement leur autorité, prélevèrent des taxes exorbitantes, mirent au pillage les maisons des riches, emprisonnèrent les nobles sous de frivoles prétextes; enfin, non contents de ces actes de violence, ils obligèrent les citoyens les plus honorables d'Hofhouf à remplir en public des offices dégradants; plusieurs femmes furent même insultées dans les rues de la ville. La coupe d'oppression était remplie, une insurrection meurtrière chassa les Égyptiens, et la province recouvra pour un temps son ancienne indépendance.

Quelques années plus tard, la dynastie wahabite, restaurée par Turki, reprit sous Feysul son énergie première. Le monarque nedjéen résolut de soumettre l'Hasn, et il accomplit en effet son dessein après une guerre longue et sanglante pendant laquelle, si j'ai bonne mémoire, il seconda en personne les opérations militaires que commandait son fils Abdallah. Les fortifications d'Hofhouf et de plusieurs autres villes furent détruites, les forteresses démantelées, un grand nombre de villages ruinés complètement. En récompense, les anciennes mosquées furent réparées avec soin, on en bâtit de nouvelles, et une couche d'orthodoxie cacha aux regards le peu de fond des croyances religieuses. Cependant, de même que le feu couve sous la cendre, la réaction carmathe brûle secrètement, attendant l'occasion d'éclater en un vaste incendie, capable peut-être de consumer à la fois la réforme wahabite et l'islamisme tout entier. Mais, séparés de l'Egypte par toute la largeur de la Péninsule, hostiles aux Turcs de Bagdad, n'ayant aucun secours à espérer du gouvernement décrépit de la Perse, les chefs de rilasa méditent des plans de révolte dont la puissance du Nedjed rend l'exécution impossible, et cherchent vainement autour d'eux un libérateur capable de les affranchir.

Ces détails suffisent pour faire apprécier la situation générale du pays ; les renseignements recueillis pendant notre séjour à Hofhouf en confirmeront l'exactitude.

Un excellent déjeuner nous attendait à notre réveil. Il se composait, -luxe inouï, dont nous n'avions vu nul exemple depuis que nous avions quitté le Liban, — de volaille rôtie, de riz, de gâteaux, dus à l'habileté culinaire de la femme d'Abou-Eysa,

Abyssinienne insoucieuse et d'humeur bienveillante, comme la plupart de ses compatriotes. La demeure du guide, tranquille et confortable, était parfaitement appropriée au genre de vie que nous voulions mener; le khawah, meublé avec élégance, ne pouvait contenir à la fois plus de vingt convives; deux chambres avaient été mises à notre disposition par Abou-Eysa : l'une, fort grande, ouvrait sur la cour, l'autre était voisine de la pièce dans laquelle se tenaient d'ordinaire la femme de notre hôte et son fils. Une cuisine et un appartement particulier, dans lequel ne pénétrait aucun profane, complétaient le second étage; audessus se trouvaient trois chambres inoccupées et une vaste terrasse sur laquelle il était fort agréable de se reposer le matin et le soir. Dans la cour, nous pouvions contempler à notre loisir « le chameau patient qui rumine, * comme s'exprime Southey, dans un poëme bien connu où la fécondité de l'imagination rachète l'inexpérience de l'auteur sur beaucoup de points de la vie orientale. Enfin, une tranquillité parfaite régnait dans le voisinage, et nous étions par là même moins exposés aux soupçons.

La ville d'Hofhouf, dont la vaste circonférence renfermait au siècle dernier une population de trente mille habitants, réduite aujourd'hui à vingt-trois ou vingt-quatre mil e, se divise en trois quartiers : celui de Kôt (forteresse), — mes lecteurs de Bombay reconnaîtront le mot exotique importé des rives delà Tapti, — où réside le gouverneur wahabite; celui de Rifeyah, habité par les nobles et anciennes familles; enfin, le Naathar, qui contient à la fois de riches négociants et de pauvres ouvriers. La maison d'Abou-Eysa était située dans ce dernier quartier qui avait l'avantage de se trouver à une grande distance du Kôt et de sa sinistre influence, en même temps que de rester étranger aux mouvements séditieux du Rifeyah, centre de la réaction antiwahabite, dont le nom seul excitait la méfiance et l'aversion des Nedjéens.

La place publique d'Hofhouf, longue de trois cents mètres sur soixante-dix à quatre-vingts de large, forme le point de jonction des trois quartiers; le Kôt s'étend au nord-est, le Rifeyah, au nord-ouest et à l'ouest, le Naathar, à l'est et au sud.

La vaste citadelle du Kôt, protégée par des fossés profonds,

entourée de murailles et de tours d'une épaisseur extraordinaire, date de l'époque carmathe. Elle est presque carrée, ayant un tiers de mille de longueur et un quart de largeur. Sur trois des côtés s'ouvre une porte centrale, le quatrième, tourné vers le nord, est flanqué d'un donjon puissamment fortifié dont la tour est haute de soixante pieds environ. Dans la forteresse habite le gouverneur nedjéen, successeurde Mohammed-es-Sedeyri.

C'est un nègre nommé Belal qui aurait sans doute été un excellent esclave, mais qui, s'il faut en croire la rumeur publique, est un détestable administrateur. Le Kôt renferme aussi la mosquée modèle où les cérémonies du culte s'accomplissent d'après les règles du plus pur wahabisme; non loin de là demeurent les metowas, les zélateurs envoyés de Riad, les fanatiques Nedjéens de l'Ared., du Woshem, de l'Yémamah. Des rues, partant des différentes portes, partagent le fort en quatre rectangles, dans lesquels se presse une nombreuse population; aussi les habitants du Kôt peuvent-ils être évalués à deux ou trois mille.

Sur chaque côté de la forteresse s'élèvent quinze ou seize tours pourvues d'escaliers tournants, de meurtrières et de mâchicoulis Les murailles sont protégées par de semblables moyens de défense; on laisse ordinairement à sec les fossés extérieurs, mais quand les circonstances l'exigent, il est facile d'y amener l'eau des puits voisins.

Le Keysaryah (marché) commence à l'autre bout de la place, c'est-à-dire à l'entrée du Rifeyah. Il affecte la forme d'une longue arcade voûtée que terminent à chaque extrémité des pilastres massifs; les portes qui, dans les autres villes de l'Orient, ferment l'entrée du keysaryah, n'existent pas à Hofhouf; sur les côtés s'élèvent des boutiques destinées à la vente des marchandises précieuses, telles qu'armes, tissus, broderies, bijoux d'or et d'argent. De ce bâtiment partent plusieurs allées, abritées de la chaleur par des feuillages de palmier, et tracées avec une certaine symétrie; les produits de Bahraïn, de l'Oman, de la Perse et de l'Inde sont étalés dans les boutiques avec les articles de manufacture indigène; on y voit aussi des ateliers de forgeron, de charpentier, de cordonnier. Sur la place s'élèvent une multitude de tentes affectées à la vente des dattes, des légumes, du bois, des sauterelles salées et d'autres menus objets. Le

tabac, qui jadis donnait lieu à d'importantes transactions, a été proscrit par les sectaires wahabiles et n'offense plus la vue des orthodoxes; cette marchandise est pourtant l'objet d'un commerce clandestin, et d'après le principe si éminemment vrai que « l'eau volée est douce », les approvisionnements en sont considérables et les acheteurs nombreux. En dépit des influences délétères de la tyrannie et du fanatisme, il règne une grande activité au milieu de la population intelligente et industrieuse d'Hofhouf.

Le Rifeyah ou quartier de la noblesse couvre une superficie considérable, et renferme d'assez jolies habitations. L'élégance comparative de l'architecture à Hofhouf est due à l'emploi de l'arceau qui reparaît ici et donne aux constructions de cette province une légèreté inconnue dans les lourds édifices du Nedjed et du Shomer. Une autre amélioration, c'est que les murs, formés de brique ou de pierre, souvent même de ces matériaux mêlés ensemble, sont en général revêtus d'un beau plâtre blanc, qui rappelle le « chunam » de l'Inde méridionale. Les moulures des portes et des fenêtres produisent quelquefois un effet assez gracieux. Les rues, larges et très-propres, sont beaucoup mieux tenues que celles de Damas et même de Beyrouth. Enfin le Rifeyah jouit d'un air très-salubre. Construit, comme son nom l'indique, sur un terrain élevé, il reçoit la brise de la mer, dont le souffle vivifiant arrive jusqu'ici.

Le Naathar, le plus étendu des trois quartiers, occupe au moins la moitié de la ville; on y trouve tous les genres d'habitations, depuis le splendide palais jusqu'à la misérable cabane.

Là s'élève la grande mosquée construite depuis peu par les ordres de Feysul; les arcades moresques, les portiques légers, les murailles blanches et unies de cet édifice le rendent infiniment supérieur à la Djamia froide et nue de la capitale nedjéenne. Le wahabisme compte cependant peu de sectateurs dans le Naathar; la population se compose en grande partie d'ouvriers et de marchands; on y rencontre aussi beaucoup d'étrangers venus de la Perse, de l'Oman, des îles Bahraïn, ou de l'Harik. L'infortuné voyageur qui, sous le costume d'un derviche, pénétra dans le Nedjed et fut mis à mort sous les murs de Dereyah, occupa pendant quelques semaines une maison de ce quartier. AbouEysa me la montra plus d'une fois. Le malheureux se trahissait

déjà lui-même par le choix de son habitation, car un véritable derviche n'a d'autre demeure que la mosquée : Je suis étranger, mais je ne veux devenir l'hôte de personne; Je suis étranger, mais je ne passerai pas une nuit sous le toit d'une maison ; Je suis étranger, je n'ai ni famille ni enfants, Et cependant je ne franchirai pas le seuil de la demeure d'un homme.

L'étroite Mesdjid, voilà le lieu de mon repos, L'habitation que mon cœur a choisie, son partage pour toujours.

Dans le Naathar, plus souvent que dans les deux autres quartiers de la ville, les maisons sont égayées par de petits jardins, et des arbres, ordinairement des figuiers et des citronniers, étendent sur les rues leur ombre bienfaisante.

Les fortifications d'Hofhouf étaient autrefois imposantes; ce ne sont plus aujourd'hui que des ruines, au milieu desquelles s'élèvent çà et là des tours démantelées, des escaliers qui ne conduisent à rien. Elles sont environnées d'un fossé plein d'eau du côté du Naathar, complétement à sec près du Rifeyah où les conduits qui amenaient l'eau des puits ont été obstrués, soit à dessein, soit par négligence ; au delà des remparts, les jardins et les plantations s'étendent à perte de vue dans la direction du nord et de l'est; du côté du sud et de l'ouest, ils occupent un espace beaucoup moins considérable. Près de la porte méridionale s'élève le fort solitaire que nous avions aperçu lors de notre arrivée. Il est petit, mais disposé de manière à tenir en échec les assaillants qui viendraient du sud et de l'ouest; on l'appelle Khoteym, c'est-à-dire « frein, » nom qui indique suffisamment le but que se proposaient ceux qui l'ont construit; les chefs de l'Hasa le bâtirent en effet vers la fin du dernier siècle pour réprimer les audacieuses incursions des Wahabites qui, franchissant les défilés de Ghoweyr, avaient plus d'une fois menacé Ilofhouf. Hélas! le frein se trouva trop faible, et le château-fort, maintenant démantelé, n'est plus qu'une page de l'ancienne histoire du pays.

Une tour d'observation s'élève à peu de distance. Elle est construite en briques séchées au soleil, et qui, durcies par le temps, ont pris l'apparence de la pierre. Depuis soixante-dix ou quatrevingts ans, les murailles dépourvues de toiture bravent les pluies d'hiver et les vents impétueux du printemps, sans per-

dre un pouce de hauteur, sans que la moindre lézarde se produise sur les côtés.

De cet endroit, le regard embrasse les vastes solitudes qui séparent FtLsa du Katar et forment une limite naturelle entre les États rivaux du Nedjed et de l'Oman. Au sud-est, des collines de sable dérobent la vue du golfe de Bahraïn et du port d'Adjeyr; au sud-ouest s'élèvent les montagnes de Ghoweyr, près desquelles est situé le village d'Eyn-Nedj m. On n'aperçoit pas Shaabah, mais au-dessus de la place qu'il occupe, on distingue les derniers contre-forts de la chaîne côtière qui va en s'abaissant vers l'est pour rejoindre les montagnes du Katar, dont la ligne s'étend presque sans interruption jusqu'à l'Oman.

Dans la direction de l'ouest, on a devant soi une multitude de courants, non plus artificiels, comme au Nedjed, mais d'eaux vives, qui serpentent au milieu de palmiers touffus et entretiennent une végétation demi-indienne particulière à cette portion de l'Arabie. Plusieurs petits villages ornent la plaine dans la direction du nord-ouest sur un espace de cinq ou six milles; enfin l'horizon est fermé par les rochers caverneux du Djebel-el-Moghazi (Montagne des Batailles), où périrent les armées d'Abbas, lieutenant du calife El-Matedad-Illah, envoyé pour combattre Abou-Saïd-el-Djenabi, le premier des rois carmathes. La chaîne de montagnes se prolonge vers le nord à une distance de cent milles, et finit au delà de Wab. De ce côté, les environs d'Hofhouf offrent partout aux regards des champs cultivés et des masses de feuillage, excepté dans les endroits où les eaux, s'échappant des conduits avec trop d'abondance, forment un véritable étang bordé de joncs et de roseaux, parmi lesquels s'ébattent des oiseaux aquatiques. Cette vue, qui me rappelait la patrie, me causa une profonde émotion. Je ne saurais exprimer la joie que j'éprouvais à suivre des yeux les mouvements des innocentes créatures, si rares sur le sol de l'Arabie.

C'étaient, pour ainsi dire, des amis que je retrouvais après une longue séparation. « Que le ciel les bénisse! a m'écriai-je involontairement. Sur le bord des marais et des petits lacs croissent de magnifiques dattiers, chargés des meilleurs fruits de la Péninsule. Un caprice de la nature a jeté au nord-est de la fertile plaine une colline solitaire sur laquelle existent encore les ruines d'une fortification carmathe. Pour me résumer

en quelques mots, l'aspect général d'Hofhouf est celui d'un onyx enchassé dans des émeraudes, et le nom seul de la ville, comme celui de Winchester, suffit à évoquer l'image d'un site riant et enchanteur.

Mais, après m'avoir accompagné si loin, le lecteur commence peut-être à souffrir de la soif, car la chaleur est accablante, bien que nous soyons en décembre, et pas un nuage ne voile l'éclat du soleil. Nous allons donc longer ce champ couvert de hautes herbes, où une demi-douzaine de buffles rafraîchissent au bord d'un étang leur peau noire et calleuse ; un peu plus loin, nous trouverons la fontaine qui alimente le marais. Quoi donc! l'eau est chaude, presque brûlante ! N'en soyez pas surpris ; toutes les sources, tous les puits de l'Hasa présentent la même particularité ; il en est quelques-uns dans lesquels on peut à peine plonger la main ; d'autres ont une température moins élevée, la plupart exhalent une assez forte odeur de soufre. Depuis Koweyt, la plus septentrionale des villes de la province, jusqu'à Shaabah, qui ferme au sud sa frontière, on découvre partout les signes manifestes d'un feu souterrain. La saveur sulfureuse disparaît dans le Katar et sur les côtes du golfe Persique vers le Ras-Mesandum, mais on la retrouve dans le Batinah ou district inférieur de l'Oman. J'ai déjà parlé des bains thermaux d'EynNedjm, nous visiterons plus tard les sources non-moins remarquables d'Omm-Sebaa. Les roches sont presque toutes composées de tuf et de basalte, preuve évidente de leur formation ignée. Enfin, les habitants m'apprirent que de légers tremblements de terre, phénomène entièrement inconnu dans le IlautNedjed, se produisent ici fréquemment. Il y a environ trente ans, une secousse d'une violence extraordinaire, dont plusieurs maisons d'Hofhouf gardent encore les traces, jeta l'effroi dans la ville. Peut-être était-ce le contre coup de la terrible catastrophe qui, en 1836, ensevelit les habitants de Safed sous les ruines de leur bourgade, détacha les énormes pierres de Kelat-Djish (Djiscala) et faillit renverser les remparts d'Alep. L'Hasa, situé le long du golfe Persique, appartient, en effet, à la grande vallée qui, plongée en partie au-dessous du niveau du golfe, s'élève ensuite pour former le lit du Tigre et de l'Euphrate, et qui partant des plages de l'Oman et du Beloutchistan, se prolonge jusqu'aux montagnes de l'Arménie où les tremblements de terre

ne sont que trop communs. La remarquable uniformité du climat montre d'ailleurs que cette immense région appartient à la même vallée qui s'étend sous forme d'entonnoir, depuis les tropiques jusqu'au 37e degré de latitude nord, et se distingue par une élévation de température excessive. Cette circonstance explique comment le simoun, inconnu au sud de la Syrie et de la Palestine (je ne ferai pas à mes lecteurs l'injure de croire qu'ils le confondent avec le shilouk ou sirocco de Malte et de l'Italie), souffle parfois à Mossoul, et comment en été le thermomètre atteint à Bagdad une hauteur qui frapperait de surprise les Hindous eux-mêmes. Selon toute vraisemblance, la formation de la vallée n'est pas moins uniforme que son climat, et les faits cités plus haut paraissent confirmer ma théorie. Toutefois, n'ayant pas assez de science pour approfondir la question, je laisse aux géologues le soin d'apprécier la valeur de mes aperçus.

Les productions de l'Hasa sont nombreuses et variées; des arbres nouveaux rompent la monotonie de la végétation arabe, qui dans le Shomer et le Nedjed ne présente aux regards fatigués du voyageur que des palmiers et des ithels, des ithels et des palmiers. Le dattier, qui arrive ici à son plus grand développement, forme encore, il est vrai, le trait dominant du paysage ; mais le nabak, avec ses feuilles rondes, son fruit pareil à une petite pomme sauvage, devient dans l'Hasa un arbre magnifique; le papayer s'y mêle parfois aux plantes des côtes de Bombay. Les habitants cultivent l'indigo, sur une trop .petite échelle toutefois pour répondre aux demandes du commerce, le coton est l'objet d'une exploitation beaucoup plus vaste que dans l'Yémamah, les rizières donnent d'abondantes récoltes et l'on rencontre souvent des champs de cannes, quoique les Arabes ne sachent pas en extraire le sucre ; on apporte au marché les tiges savoureuses que les acheteurs dégustent à loisir dans leurs maisons. Le blé, le maïs, le millet, les haricots, les radis, les oignons, en un mot, toutes les espèces de légumes et de céréales, l'orge exceptée, couvrent la plaine, et sous une meilleure administration , pourraient rapporter dix fois davantage. Malheureusement les taxes arbitraires prélevées par le gouvernement de Riad découragent l'agriculture aussi bien que le commerce.

Voyant un jour de vastes terrains qui restaient en friche, tan-

dis qu'un léger travail aurait suffi pour les rendre fertiles, j'en demandai la raison : « Mieux vaut, me répondirent les paysans, « laisser la terre à Dieu qui l'a faite, que la cultiver pour en« richir le trésor de Feysul. »

Mais si le paysan a raison de se plaindre, que dire du marchand? Depuis des siècles la province d'Hasa était le siège d'une active exportation, elle envoyait les produits de son industrie dans l'Oman, la Perse et l'Inde, à Bassora et à Bagdad, voire même à Damas, en dépit de l'éloignement et des haines politiques. Nul n'était en état de rivaliser avec elle pour la fabrication des manteaux délicatement brodés qui, sous le rapport du goût et de l'élégance, n'ont de rivaux que dans les tissus du Kachemyr. On emploie pour les faire une laine d'une exquise finesse qui, habilement mélangée de soie, produit une étoffe aussi belle que solide ; les bordures, formées de fils d'argent et d'or, entremêlés de vives couleurs, surpassent en richesse les plus magnifiques dessins de la Perse et de la Syrie.

Les dagues, les poires à poudre, les narghilés ciselés par les habiles artisans de l'Hasa, ne craignent pas la concurrence de Damas et de Bagdad ; les vases et les ustensiles de cuivre manufacturés à Hofhouf sont également recherchés, et certainement il serait difficile de trouver au nord de Bassora des cafétières d'une forme aussi gracieuse. Ces objets, de même que les dattes appelées khalas, si fort appréciées depuis Bombay jusqu'à Mossoul, donnaient autrefois lieu à un commerce étendu. L'Hasa recevait en échange des tissus grossiers, de la coutellerie, des sabres, de la faïence, de la soie, des fils d'or et d'argent, etc.

Aussi la richesse de ses marchands était devenue proverbiale et les ruines des édifices construits à cette époque attestent son ancienne opulence. Le wahabisme a mis bon ordre à cet état de choses ; tandis que, d'un côté, il s'engraisse de la substance même du pays, de l'autre, son fanatisme aveugle fait une guerre insensée à tout ce qu'il lui plaît de flétrir sous le nom de luxe et dé mollesse; il proscrit le tabac, la soie, la parure, poursuit enfin de mille vexations le trafiquant peu orthodoxe qui préfère un vaisseau à une mosquée, des balles de marchandises au Coran. Dans son zèle pieux, il voudrait ruiner une profession indigne des disciples du Prophète, et pour arriver à un but aussi désirable, il suit, le système que nous avons

déjà vu pratiquer dans le Kasim. Toutes les fois qu'une guerre est résolue, une levée de troupes ordonnée, les premiers appelés à porter les armes sont les commerçants, les industriels, les ouvriers ; quand nous arrivâmes à Hofhouf, la moitié des habitants les plus considérables avaient dû quitter leurs affaires, sacrifier leur fortune pour une guerre dont le seul effet sera de les river plus fortement au joug wahabite.

Le climat de l'Hasa est beaucoup moins favorable à la santé que celui des montagnes ; un médecin a donc de meilleures occasions d'y gagner de riches honoraires, d'autant plus que la valeur relative de l'argent n'est pas aussi élevée, et que l'esprit cultivé des habitants leur permet d'apprécier l'utilité de la science médicale. Les Arabes de cette province sont en général de taille moyenne, ils ont des membres bien proportionnés, mais leur teint est un peu blême, et leur développement musculaire inférieur à celui de la plupart des habitants de la Péninsule ; leurs traits réguliers sont moins accentués que ceux des Nedjéens et ne portent pas l'empreinte du type juif; il y a au contraire en eux quelque chose qui rappelle la race du Guzzerat. Ils aiment passionnément les lettres et surtout la poésie, soit celle qui adopte le rhythme arabe, soit celle qui suit les règles de la versification nabathéenne.

Ce dernier mode de composition, dont le Nedjed possède de nombreux spécimens, s'emploie ici beaucoup plus fréquemment que la forme arabe dont il diffère par la mesure et la rime ; la première varie jusque dans la même pièce, et les secondes, au lieu d'être suivies, sont croisées. En un mot, ce genre de poésie présente une grande analogie avec la ballade anglaise ordinaire, et il est comme elle, populaire dans le pays.

Quant à l'époque de son introduction en Arabie, aux circonstances qui l'ont accompagnée, aux raisons qui lui ont fait donner le nom de nabathéen, je n'ai rien pu en découvrir, comme il n'arrive que trop souvent pour les recherches historiques chez les Orientaux. Cependant cette forme particulière de littérature, dont on trouve les premières traces dans le Nedjed, et qui a une grande vogue dans l'Hasa, domine tout à fait dans l'Oman; le nabti, pour donner à la poésie nabathéenne son nom local, est exclusivement employé par les auteurs du Batinah et du Djebel-Akhdar.

« Que sont les habitants de Bahraïn? » disait le féroce Hedjadj au malheureux annaliste arabe Eyoub-ebniel-Kirryah, lorsqu'il le tenait suspendu entre la vie et la mort. « Des Nabathéens transformés en Arabes, » répondit l'historien. « Et que sont les habitants de l'Oman? » lui fut-il demandé ensuite. « Des Arabes transformés en Nabathéens. » Ce dialogue du plus haut intérêt, mais que sa longueur ne me permet pas de reproduire ici, avait lieu, s'il faut en croire Ebn-Kallikan, vers la quatre-vingtquatrième année de l'hégire, ce qui assurerait à la race nabathéenne et à son influence sur la côte orientale de la Péninsule une date assez ancienne. En outre, si l'on se rappelle que les Nabathéens ou « Nabat » rendaient aux astres les honneurs divins, et que l'Hasa et l'Oman étaient le siège principal de la religion sabéenne au temps de Mahomet, on aura une preuve nouvelle de l'influence du peuple dont nous parlons.

Chacun a ses théories, et j'espère que ce privilège ne me sera pas refusé. Quels étaient ces Nabathéens dont on retrouve les traces depuis le Jourdain jusqu'au Tigre, depuis le nord de la Mésopotamie, — où les Sabéens de Mardin les représentent encore, - jusqu'au Ras-el-Hadd? A quelle famille de l'humanité appartiennent-ils? Les principes les plus élémentaires de l'étymologie sémitique suffisent à réfuter la ridicule conjecture qui les identifie avec les « Nebadjoth » de l'Écriture. La double différence de voyelle et de consonne qui existe dans les mots « Nabat » et « Nebadjoth » dément de la manière la plus formelle toute communauté d'origine, sans parler de plusieurs autres preuves évidentes pour un esprit réfléchi. Il faut abandonner ces théories hyperbibliques,—je ne sais de quel autre nom les appeler, — à ceux qui font descendre d'Agar.

l'esclave d'Abraham, les Benou-Hadjar de l'Hasa, et lisent le Pentateuque tout entier sur les rochers du Sinaï ; ce sont là des rêves de l'imagination qui ne supportent pas une critique sérieuse. Quelques savants inclinent à croire que les Nabathéens sont issus des Chaldéens; d'autres les regardent comme une nation particulière. Makrizi, dans l'un de ses ouvrages, les classe au nombre des Persans.

Quant à moi, je verrais dans le mot Nabathéens, moins le nom d'un peuple qu'un terme de convention. Les Syriens et les Arabes appellent ainsi toutes les populations qui habitent la

vallée du Tigre et de l'Euphrate, quelle que soit leur origine ; sous cette dénomination, on comprend donc des dynasties, des races parfaitement distinctes, mais assez homogènes pour paraître former un seul corps. Quelques mots feront comprendre ma pensée.

Le monde oriental se divisa dès l'antiquité la plus reculée en trois branches, séparées les unes des autres par les mœurs et la religion autant que par leur situation géographique. A l'ouest, les Syriens, les Juifs et les Arabes conservaient, en dépit de différences assez sensibles, plusieurs traits qui accusaient la fraternité de leur origine : « facies non omnibus una, nec divcrsa tamen. » A l'est, les Persans et les Mèdes, faciles à distinguer des races occidentales, s'unissaient bientôt pour former un puissant empire. Une troisième famille, qui n'offrait avec les deux premières aucune ressemblance, habitait le vaste district arrosé par le Tigre et l'Euphrate. 'Bien qu'elle fût divisée en fractions nombreuses, ses membres se reconnaissaient à l'analogie de leurs croyances, de leurs mœurs, de leurs institutions. Hostiles à tous ceux qui étaient descendants ou alliés d'Abraham, ils les combattaient sans cesse, et leur culte, leur organisation sociale, leur gouvernement, devinrent l'antithèse frappante de ceux des peuples qu'ils confondaient dans une égale haine. Avec la suite des âges, le nom de Nabathéens, particulier d'abord à une branche de la famille chaldéenne avec laquelle les Syriens entretenaient de fréquents rapports, s'étendit aux nations d'origine assyrienne et babylonienne, puis à toutes celles dont les coutumes étaient à peu près semblables. Quiconque devint imitateur de la religion chaldéenne fut un Nabathéen aux yeux des Arabes.

L'induction historique, même en l'absence de documents précis, oblige à admettre l'existence d'une colonie chaldéenne, ou peut-être kurde dans les îles Bahraïn, si étroitement unies par leur position géographique et par leur commerce avec les bouches du Shatt-el-Arab. Il n'est pas difficile d'imaginer comment ces colons, répandus sur la côte orientale, ont pu s'avancer jusque dans l'Hasa et même pénétrer dans l'intérieur de la Péninsule. Un peuple organisateur exerce un ascendant inévitable sur un autre plus richement doué par l'imagination, mais inférieur sous le rapport politique, — les Saxons et les Celtes

nous fournissent un exemple semblable en Occident, — et de là vient que l'influence religieuse et sociale acquise par les Nabathéens dans la Péninsule fut bientôt accompagnée d'une modification correspondante de la littérature et de la poésie, qui avaient maintenant à exprimer de nouvelles idées, de nouveaux sentiments. « La poésie est la littérature des Arabes, » disait le savant Asmaï. Elle a donc ressenti profondément l'action nabathéenne et conservé un nom qui d'abord s'appliquait à un peuple, mais qui est aujourd'hui dépourvu de toute signification précise.

De semblables procédés de nomenclature ne sont pas rares de nos jours, surtout en Orient. Ainsi les Arabes et les Syriens, malgré les relations fréquentes qu'ils entretiennent depuis des siècles avec les nations chrétiennes de l'Occident, persistent à désigner les Européens sous le nom générique d'Afrandj, comme ils appelaient il y a sept cents ans les Français des croisades. Il n'y avait cependant pas plus de différence entre les Ninivites et les Babyloniens qu'il n'en existe aujourd'hui entre les Français, les Allemands ou les Italiens. Mais cela importe peu à l'Arabe;'pour lui, ces derniers sont tous des Afrandj. Les Occidentaux, à leur tour, comprennent sous la dénomination universelle d'Arabes les races répandues dans la vaste région qui s'étend depuis Alep jusqu'à Assouan, depuis le Nil et la Méditerranée jusqu'au Tigre et au golfe Persique, quoique l'Egypte, la Syrie, la Perse, l'Arabie soient habitées par des populations fort différentes sous le rapport du caractère, de l'histoire et de la nationalité. Il en a très-probablement été de même du mot Nabathéen, qui, nom propre à l'origine, est devenu dans la suite des âges un terme générique. L'historien Shems-ed-Din-el-Dimishki adopte sans doute une classification semblable quand il nous assure que les Chaldéens, les Djeramihah, les Chananéens étaient tous Sabéens, c'est-à-dire adorateurs des astres. Pourtant la dénomination de Sabaï ou Sabéens avait autrefois une étendue très-restreinte, et ne s'appliquait pas aux peuples que je viens de nommer.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, auquel plusieurs orientalistes distingués ont consacré de longues études; mais au lieu de remplir une page, notre digression prendrait vite les dimensions d'un chapitre, puis d'un volume. Peut-être la

théorie que je viens d'émettre, si imparfaite qu'elle soit, aiderat-elle à trouver la solution d'un problème fort compliqué de sa nature, et rendu plus difficile encore par l'obscurité des annales de l'Orient.

Les confusions de peuples et de races donnent souvent lieu à d'étranges erreurs. L'Europe est inondée de relations dans lesquelles on décrit minutieusement les coutumes des Arabes, leurs qualités bonnes et mauvaises, leurs costumes, etc. Ces détails ont été en grande partie puisés en Syrie ou en Egypte, peut-être à Tunis, dans l'Algérie, le Maroc. Quelquefois un esprit romanesque nous présente comme l'image réelle de la vie arabe, des scènes empruntées aux Bédouins de Palmyre, ou bien l'auteur nous invite à étudier la société arabe dans un divan du Caire. Ces récits peignent peut-être fidèlement les usages des pays qui les ont inspirés, mais ils ne sauraient prétendre à la même exactitude pour la description des mœurs arabes. Un bûcheron de l'Oliio ne ressemble pas plus à un fermier du Yorkshire que les habitants d'Alep à ceux de Riad ou d'.Hayel.

La Syrie, l'Egypte, Palmyre et Bagdad ne sont pas en Arabie; leurs populations, mélange de Kurdes, de Turcomans, de Syriens, de Phéniciens, de Berbères, de Turcs, de Grecs, de Coptes, d'Albanais, de Chaldéens, ont dans leurs veines trèspeu de sang arabe. Elles parlent, il est vrai, l'idiome de la Péninsule, mais ce fait ne leur donne pas plus le droit d'être classées parmi les tribus arabes qu'un habitant du Texas ou du Connaught n'en aurait à se dire Anglais, parce qu'il estropie la langue de Shakespeare. Quant aux portraits que l'on a si souvent tracés des Bédouins, fussent.ils même fidèles, — ce qui arrive rarement, — i-1 ne faudrait pas les donner pour la peinture exacte de la société arabe; autant vaudrait publier les « Pickwick papers » sous le titre de : Scènes in High Life.

Les Bédouins du désert syrien sont des tribus kurdes et turcomanes ; en admettant qu'ils aient du sang arabe, c'est dans de bien minces proportions, à peu près comme si l'on versait quelques gouttes de vin du Rhin dans un grand verre d'eau ; en un mot, ce ne sont pas de vrais Arabes. Ceux-ci se rencontrent seulement au sud de la Syrie et de la Palestine, à l'ouest de Zobeyr et de Bassora. La région comprise entre la mer Rouge et le golfe Persique constitue seule l'Arabie, et même on doit en

exclure la route des Pèlerins, qui est à moitié turque, Médine, qui est cosmopolite, la côte de l'Yémen, qui est. indo-abyssinienne, par-dessus tout La Mecque , rendez-vous des mahométans de.toute race et de tout pays. Mascate et Katif, Aden et Moka ont aussi conservé très-peu de traces des mœurs arabes.

Il est temps de revenir à l'Hasa, que les Nabathéens nous ont fait oublier. Pendant mon séjour à Hofhouf, j'entendis réciter ou chanter des vers nabti, des poésies composées par des auteurs contemporains, et dont plusieurs étaient remarquables par la grâce et l'originalité. Une élégie sur la ruine d'EynNedjm, une ode sur l'expédition de Bahraïn, me parurent avoir une valeur réelle; je l'es copiai ainsi que trois ou quatre chansons d'amour véritablement fort jolies; hélas! quelques mois plus tard, les vagues de l'Océan indien engloutissaient mon trésor. La poésie de l'Hasa est supérieure à celle du Nedjed, mais le langage ordinaire a moins de richesse et de pureté; mélange du dialecte ismaélite de Riad et de l'idiome kahtanite de l'Oman, il n'a les qualités ni de l'un ni de l'autre. Une oreille exercée ne manquerait pas non plus de découvrir au Katif et dans les îles Bahraïn, des désinences et des inflexions empruntées au persan, ce qui est un défaut très-grave chez des Arabes.

L'infériorité des habitants de l'Hasa, sous le rapport linguistique, est au reste largement compensée par le développement de leur intelligence ; leurs relations avec les nations étrangères, bien qu'elles aient corrompu leur langage, ont aiguisé leur esprit, et'pour l'étendue des idées, la pénétration du jugement, ils surpassent de beaucoup' les Nedjéens.

Leur costume pittoresque reposait agréablement nos yeux de l'uniformité fatigante qui caractérise les provinces centrales, du Djowf à l'Yémamah. La longue tunique blanche est ici souvent remplacée par la veste couleur de safran et couverte de broderies en usage chez les Omanites; au lieu de l'éternel ka-

feyah, les habitants d'Hofhouf portent un turban, -tantôt blanc, tantôt de nuances variées; le léger manteau rouge particulier à la côte orientale contraste avec le burnous noir, et les brillantes sandales de l'Oman et des îles Bahraïn forment une chaussure plus commode et plus élégante que les grossiers ouvrages des cordonniers Nedjéens. Enfin une dague recourbée,

ornée d'une garde d'argent, est quelquefois attachée à la ceinture.

Avant d'être soumis aux Wahabites, l'Hasa se faisait remarquer par son goût pour le luxe et la parure; maintenant encore la soie et les broderies s'y rencontrent plus fréquemment qu'il ne conviendrait dans un pays orthodoxe En 1856, vers l'époque de la grande réforme qui fut introduite à Riad par le dévot Feysul, quelques zélateurs se rendirent à Hofhouf; jugeant que les crimes des habitants provoquaient la colère céleste et pouvaient amener le retour du choléra, ils tonnèrent contre les vanités mondaines et les vêtements somptueux.

Mais les foudres de leur éloquence ne suffisant pas à renverser l'arbre maudit du péché, leurs mains et leurs bâtons achevèrent l'œuvre sainte; pendant que les misérables pécheurs de l'Hasa hésitaient à briser leurs coupables jouets, de fervents Nedjéens vinrent en aide aux missionnaires; les vêtements de soie furent mis en pièces, les brodertes d'or jonchèrent littéralement le sol; le tabac, poursuivi avec une égale ardeur, ne trouva de refuge que dans l'intérieur des maisons.

Une autre coutume criminelle, répandue parmi les hautes classes de la société, fut aussi réprimée avec une juste rigueur.

De temps immémorial, les habitants d'Hofhouf, refusant de se croire de simples bêtes de somme, et se jugeant capables par conséquent de jouir de plaisirs plus délicats que ceux qui sont permis par le Prophète à ses sectateurs, avaient coutume d'organiser des parties de campagne quand les affaires leur en laissaient le loisir. Ces vacances, qu'ils prenaient ordinairement en automne, duraient une ou deux semaines. Au nordest de l'Hasa s'élève une longue chaîne, dont les sommets, creusés de larges grottes naturelles appelées « Moghor, » — nom qui s'est étendu à la montagne entière, — offrent des retraites fraîches et commodes pendant les chaleurs de l'été.

Les marchands d'Hofhouf venaient s'y reposer des préoccupations et des fatigues du négoce; la causerie, les contes, les ballades, la musique et la danse égayaient tour à tour les réunions. Mais, il est clair que de tels délassements sont en opposition formelle avec l'esprit de l'islamisme; les Nedjéens voyaient les parties de plaisir du Djebel Moghor avec autant d'indignation qu'en éprouveraient de vertueux presbytériens

si, le dimanche, ils entendaient jouer du violon dans les rues de Glasgow. Feysul lui-même s'en émut; plusieurs des coupables furent arrêtés, d'autres frappés d'une forte amende, et ce qui subsiste de ces divertissements, car ils n'ont pas tous disparu, est le partage d'un petit nombre de privilégiés, qui prennent des précautions infinies pour n'être pas découverts.

Notre séjour à Hofhouf en fournira un exemple.

Je voudrais pouvoir dire que la moralité du moins a profité de ces lois somptuaires et de ces règlements rigoureux. Mais, à en juger par ce que j'ai vu de scandales privés et de désordres domestiques, les saints de l'Hasa ne paraissent pas avoir mieux atteint leur but que leurs frères aînés, les réformateurs de Genève et de Londres, au temps de Calvin et du Parlement-Croupion. Presque toutes les tentatives du même genre ont échoué, et cependant il arrive peut-être plus rarement encore aux gouvernements qu'aux particuliers de mettre à profit les leçons de l'expérience.

Notre grande ambition dans l'Hasa, était, je l'ai déjà dit, d'observer sans être observés, et d'éviter ainsi les incidents et les catastrophes qui auraient pu marquer notre séjour. Nous ne voulions cependant pas mener une vie tout à fait retirée, et par là même livrée à une complète monotonie. Abou-Eysa prit soin de nous mettre en relation avec les familles les plus honnêtes et les plus instruites de la ville, et ma profession médicale n'eut jamais un plus vaste champ pour s'exercer, ni plus de succès que dans Hofhouf. D'aimables invitations, tantôt à dîner, tantôt à souper, nous étaient adressées chaque jour; sur les tables auxquelles nous nous asseyions, le poisson et les crevettes fraîches annonçaient le voisinage de la côte, en même temps que le vermicelle et d'autres pâtes dénotaient l'influence de l'art persan sur la cuisine. L'habitude de fumer dans l'inté-

rieur était générale, mais le narghilé remplaçait souvent et avec beaucoup d'avantage la courte pipe arabe ; quant aux parfums, on ne les apprécie pas moins ici qu'au Nedjed. Les meubles sont plus nombreux et plus élégants que ceux qui ornent les habitations du Sedeyr et de l'Ared; les sièges, les tables à manger, les armoires, les lits me rappelaient les maisons hindoues de Cambaye ou de Baroda. On décore souvent de sculptures les châssis des portes et des fenêtres; enfin, les mu-

railles sont ornées de peintures qui, si elles ne valent pas tout à fait les fresques de Giotto ou du Ghirlandajo, suffisent pourtant à donner aux pièces un aspect plus riant, et si je puis m'exprimer ainsi, plus chrétien que le badigeon gris ou brun des appartements de l'Ared et du Kasim. Après tout) les hommes qui n'ont pas sous une forme ou sous une autre le sentiment de l'art sont-ils beaucoup au-dessus de la brute? Mais je m'arrête, car si je ne faisais pas grâce aux lecteurs des dissertations qui me sollicitent à chaque pas, il lui faudrait autant de temps pour lire la relation de ce voyage que j'en ai mis à l'accomplir.

Ce qui donne aux maisons de l'Hasa une supériorité décisive sur celles de l'Arabie centrale, c'est l'emploi de l'arceau, sans lequel il peut bien exister des bâtiments, mais nul édifice vraiment digne de ce nom. L'arceau de l'Hasa, petit ou grand, n'est jamais, je crois, le segment d'un cercle, mais de deux; il tient le milieu entre le gothique des Tudors et la cc lancette » des Plantagenets. Je n'ai pas vu non plus ici la courbe en forme de fer à cheval qui caractérise ce que l'on est convenu d'appeler l'architecture moresque; l'arceau que l'on rencontre est , simple et large ; on y pourrait tracer un triangle équilatéral, quelquefois obtus, mais jamais aigu. Les habitations sont construites avec plus de régularité que celles du Nedjed, l'air et la lumière y circulent librement; le toit, au lieu d'être une masse de boiseries grossières, supportées par de lourds piliers, prend une forme élégante, fort agréable à F œil d'un voyageur nouvellement arrivé à Riad.

Pendant qu'assis au foyer de ces maisons hospitalières, nous écoutions réciter des poésies et des légendes, interrompues souvent par de joyeuses plaisanteries et des éclats de rire, nous eûmes amplement l'occasion de voir ce que l'on appelle familièrement « le revers de la médaille » ou, comme disent les Arabes « le dessous du tapis. » Si au Nedjed, le nom de Feysul est l'objet de la vénération'publique, on l'accable ici de malédictions; pour la première fois dans la Péninsule, j'entendis cette phrase qui résume avec énergie le sentiment de l'Hasa « Baghadna Allah wal Islam » (haine à l'Islam et à son Dieu), et encore celle-ci : « Tfou ala-l-Muslimin » (maudits soient les musulmans). La formule sacramentelle « La Ilah illa Allah » est ici complétement passée de mode, le nom de mahométan devient

presque une injure, et même, horresco referens, il n'est pas rare qu'on l'associe avec l'injurieuse épithète de « chien. * En même temps, les habitants d'Hofhouf vantent avec enthousiasme la prospérité commerciale de Bombay, et les éloges qu'ils donnent à la ville indienne sont entremêlés de comparaisons peu flatteuses peur le gouvernement wahabite et aussi pour la Turquie; car de fréquents voyages à Bagdad et à Bassora les ont mis en état d'apprécier la véritable valeur de l'administration ottomane.

Souvent, à la faveur de la nuit, les anciens chefs tenaient des

conciliabules secrets, soit dans des maisons écartées, soit autour du foyer toujours allumé d'Abou-Eysa. J'assistai deux fois à ces réunions, et j'appris combien est étendue la conspiration antiwahabite. Elle a son siége dans l'Hasa et l'Oman, recrute dans l'Harik et le Sedeyr des partisans nombreux, Telal-ebn-Rashid est prêt à s'y joindre, presque tous les Kasimites attendent avec impatience le signal de la révolte, et les tribus nomades sont disposées à prendre part au mouvement.

Ceux de mes lecteurs qui connaissent le dévouement profond des Arabes pour les chefs de leurs clans, n'auront pas de peine à comprendre qu'un gouvernement qui a dépossédé, banni ou massacré les plus nobles familles de la- Péninsule, soit devenu l'objet d'une haine mortelle ; jamais un Arabe ne pardonne l'injure faite à ses pères, et la vengeance se poursuit jusqu'à la vingtième génération. A cette cause déjà si puissante, il faut ajouter une antipathie de race héréditaire, l'irritation causée par la conquête, l'aversion innée des Arabes pour le formalisme et les observances minutieuses; on ne sera donc pas étonné des proportions qu'a prises la réaction antiwahabite, il y aurait lieu plutôt d'être surpris qu'elle - n'emb ras sàt pas la Péninsule entière. Les Bédouins, eux aussi, ont de sanglantes représailles à exercer, des droits à reconquérir; si l'amour de la liberté anime les habitants de l'Hasa et du Kasim, la passion du pillage et du désordre enflamme les Adjman et les Benou-Khalid; on peut donc, dans le cas d'une insurrection, compter sur leur appui. Mais, pour des raisons que nous avons expliquées déjà, particulièrement dans le cinquième chapitre, leur concours n'a pas grande valeur. En attendant l'occasion de montrer leur bravoure, ils exhalent leur ressentiment contre Feysul en ridi-

cules fanfaronnades, et jamais je n'ai entendu parler avec plus de mépris du gouvernement wahabite. Les hommes sont prêts, mais le temps n'est pas venu. En dépit de ses griefs, le parti de la résistance, retenu par la juste crainte que lui inspire la puissance du Nedjed concentrée dans les mains du terrible et victorieux Abdallah-ebn-Saoud, attend •silencieusement l'heure où une rébellion au dedans, une nouvelle attaque au -dehors, attireront l'attention du tyran et affaibliront la force de son bras. Les Arabes sont par-dessus tout une race prudente, qui n'entreprend rien sans avoir quelque certitude du succès. De plus, les espions de Feysul, répandus dans l'Arabie entière depuis Djowf jusqu'à Mascate, observent les moindres symptômes de révolte et avertissent aussitôt leur maître. Les amis de la liberté ne peuvent donc faire autre chose que d'espérer, haïr et se soumettre.

Nous étions depuis une semaine à Hofhouf quand Abou-Eysa, entrant dans la chambre où je copiais tranquillement avec Barakat un morceau de poésie arabe, nous annonça d'un air troublé que deux des principaux agents wahabites de la citadelle venaient d'entrer dans le khawah sous prétexte de demander une consultation médicale, mais en réalité, pour voir de près les étrangers. Nous revêtîmes nos manteaux et nous nous présentâmes devant les inquisiteurs avec l'attitude calme et grave qui convient à des disciples d'Esculape. La conversation s'engagea; nous parlâmes d'une manière si savante des tempéraments bilieux et sanguins, des veines céphaliques, des médicaments de l'Inde, nous citâmes si pieusement le Coran, témoignâmes tant d'admiration pour Feysul, qu'Abou-Eysa était transporté de joie. J'ordonnai aux espions quelques remèdes inoffensifs, du genre de ceux qu'on administre aux malades imaginaires, et ils prirent congé sans, avoir rien appris. Nos nombreux amis d'ailleurs, devinant qui nous étions, autant d'après nos manières que d'après les sentiments bien connus d'Abou-Eysa (aei xov om.oiov OCYET 6eo!; e<; rov op.otov, a dit le vieil Homère), s'accordaient unanimement pour détourner de nous les soupçons des wahabites. Bénie soit la profession médicale!

Aucune autre ne fournit d'aussi excellentes occasions de se concilier la confiance et l'attachement.

A certains jours de la semaine, des foires sont tenues dans

les différentes villes de l'Hasa ; les habitants, surtout les villageois, s'y rendent en foule, les uns pour vendre, les autres pour acheter; des jeux, des courses, des divertissements de toutes sortes viennent égayer la fête. En somme, cette coutume , très-répandue en Orient et à laquelle l'Europe ellemême ne demeure pas étrangère, produit d'excellents effets.

L'Arabie l'avait adoptée de temps immémorial, témoin la foire d'Okad, où les sept moallakat furent récités pour la première fois, témoin encore celle de Sanaa dans l'Yémen et plusieurs autres dont le souvenir a été conservé par les anciens chroniqueurs.

La foire d'Hofhouf se tient le jeudi, celle du grand village de Mebarraz le lundi, et ainsi pour chacune des autres localités.

Abou-Eysa qui, désirant nous donner une haute opinion de sa patrie adoptive, cherchait à nous la montrer sous le jour le plus favorable, eut soin de diriger notre promenade vers l'endroit où la foire avait lieu, c'est-à-dire vers une vaste plaine située près du Kôt en dehors des remparts. Nous passâmes plusieurs heures au milieu des tentes des marchands, causant avec les villageois et les citadins, et charmés de l'animation de cette scène qui me rappelait Epsom un jour de Derby, ou Francfort pendant une Afesswoche. Les vendeurs, composés en grande partie de paysans, avaient apporté des marchandises remarquables par la modicité du prix plutôt que par l'élégance : de pesantes sandales, des manteaux grossiers, de vieux fusils, des ustensiles de ménage qui avaient cessé d'être neufs, des chameaux, des dromadaires, des ânes, quelques chevaux.

D'autres, colporteurs de profession, avaient étalé dans leurs baraques ambulantes des bracelets, des anneaux pour mettre aux jambes, des cachets de cuivre, des perles destinées à orner le cou des jeunes filles et aussi, — j'en demande pardon à mes lectrices, — celui des ânes et des mulets : on y pouvait admirer également des verres de fabrique européenne, venus par Koweyt ou Bassora et des miroirs dont la réflexion irrégulière devait ôter aux belles dames arabes touJ-e envie d'y étudier les savants sourires et les coquettes moues qui constituent la manœuvre stratégique de leur sexe. Les tentes disposées avec symétrie, formaient des rues et des places au milieu desquelles étaient amoncelés des paniers de légumes et de dattes, des sacs de

farine, des gerbes de cannes à sucre, etc. Plus loin, on avait réuni les ânes, les chameaux au regard stupide, et une demidouzaine de jeunes gens soulevaient des flots de poussière, en faisant courir des chevaux sous prétexte de les essayer. Les saillies et les éclats de rire s'entre-croisaient sans interruption, les Arabes, ce jour-là, ayant dublié leur gravité proverbiale.

Le lundi suivant, nous nous rendîmes à Mebarraz, fièrement montés sur des ânes qui, selon l'usage de l'Hasa, portaient un bât semblable à la selle de nos amazones. Le bourg, qu'on appellerait ville, s'il était entouré d'une enceinte fortifiée, renferme environ vingt mille habitants. Sur une éminence voisine s'élève la forteresse, et je ne pus m'empêcher d'en admirer la position également avantageuse pour découvrir et repousser l'ennemi qui viendrait de la plaine, ou accabler les habitants de Mebarraz, s'ils tentaient de se révolter. Les meurtrières delà citadelle sont à une portée de fusil au plus du village. L'édifice, de forme carrée, a été construit sur le modèle du Kôt d'Hofhouf, seulement-il est beaucoup moins vaste.

Je ne décrirai pas la foire, qui ressemble exactement à celle de la capitale. Le monument le plus remarquable de Mebarraz est la mosquée bâtie par Feysul. Dans son pieux désir d'assurer le salut de ses sujets, le roi préleva sur ses revenus l'argent nécessaire à l'érection du temple, mais l'année suivante, une contribution extraordinaire l'indemnisa largement de sa libéralité. La bourgade, d'un aspect fort irrégulier, renferme de belles maisons et de misérables cabanes ; quant aux habitants, ils diffèrent peu de ceux d'Hofhouf, si ce n'est qu'ils s'occupent d'agriculture plutôt que de commerce. Un de nos compagnons appelé Obeyd, qui avait un parent établi à Mebarraz, profita de l'occasion pour nous faire inviter à dîner. La maison de notre hôte était construite absolument comme le sont à" Homs les habitations de la classe moyenne ; de petites chambres tapissées de nattes, des fenêtres basses, une cour, un puits, et cet air de calme et de retraite qui a sans doute frappé le lecteur, si jamais il lui a été permis d'entrer dans la maison d'un Syrien.

L'Hasa en effet, se rapproche des provinces mixtes, quoique l'élément arabe y domine encore.

La route d'Hofhouf à Mebarraz, longue d'environ trois milles, se déroule au milieu de jardins et de plantations qu'arrosent

des courants d'eau tiède. De distance en distance s'élèvent des bouquets dé palmiers khalas, espèce particulière à l'Hasa, et dont le nom signifie « quintessence. » Leur fruit transparent, plus petit que les dattes du Kasim, est d'une riche couleur d'ambre tirant presque sur le rouge. Ce serait folie de vouloir en décrire l'exquise saveur; je dirai seulement que les dattes de la Syrie et de l'Egypte n'y ressemblent nullement. L'arbre qui le

porte se reconnaît à sa tige plus élancée que celle du palmier ordinaire, à son feuillage moins touffu, à son écorce plus unie.

L'Hasa possède encore un dattier appelé rekab qui, dans tout autre pays, tiendrait le premier rang. Pendant mon voyage dans la Péninsule, je comptai douze espèces différentes de dattes, et sans doute un séjour plus prolongé m'en aurait fait découvrir de nouvelles. Les khalas forment la principale culture de l'Hasa, et l'une des branches les plus importantes du commerce local, car on exporte leurs fruits jusqu'à Bombay, Mossoul et même la côte africaine du Zanzibar.

Pour revenir de la foire, nous suivîmes une sorte de chaussée bordée à droite et à gauche par de profonds canaux d'irrigation qui, çà et là, forment de petits étangs. Les routes construites aux environs de Tandjore de Vellore ou de Negapatam peuvent donner une idée de celles de l'Hasa. Au milieu des plaines fertiles qui s'étendent de Mebarraz à Hofhouf, Abou-Eysa me montra un petit lac dont les eaux sont tellement saturées de sel, qu'elles ont déposé sur leurs bords une épaisse couche cristalline et qu'à une assez grande distance, le sol environnant est complètement dépourvu de végétation. D'autres étangs salés sont disséminés dans la province d'une façon étrange et en apparence arbitraire. A cent mètres environ de Mebarraz existe une abondante source thermale appelée par les Arabes Sakhneh (Chaleur) à cause de l'élévationsa température qui atteint environ 90° Fahrenheit. Les habitants de la bourgade s'y rendent pour se baigner. et nous nous empressâmes de mettre à profit leur exemple.

Le lendemain, le guide nous proposa d'aller voir l'Omm-Sabaa (la Mère des Sept). Mes lecteurs pensent probablement que je vais leur présenter une respectable matrone entourée d'une nombreuse famille. Il n'en est rien. Dans l'Hasa, où cependant le beau sexe n'est pas emprisonné comme au Nedjed, faire visite à

une femme semblerait fort ridicule. « La Mère des Sept » est une source thermale qui, s'échappant d'un profond bassin naturel, forme sept courants dont les eaux coulent en différentes directions et répandent la fertilité dans le pays. Nous étions une douzaine au moins pour cette excursion qui devait prendre une grande partie du jour, car l'Omm-Sabaa est située à neuf milles , d'Hofhouf, vers le nord. Nos compagnons, amis d'Abou-Eysa, se composaient de cinq riches marchands arabes, de deux mulâtres, un nègre et deux ou trois jeunes gens. Le guide avait refusé de venir avec nous, mais sa femme nous avait largement approvisionnés de poulets bouillis, de café, de gâteaux et autres friandises. Nous partîmes montés sur des ânes, en ayant soin toutefois de ne pas traverser la ville pour éviter les espions nedjéens. Au lieu de suivre les rues, nous longeâmes les remparts, et gagnâmes une étroite chaussée, du haut de laquelle nous faillîmes plus d'une fois tomber sur le dos des buffles qui se vautraient dans la fange. En cette occasion, je me convainquis par expérience que, dans leurs parties de plaisir, les Arabes peuvent rivaliser d'entrain et de folie avec des écoliers européens un jour de vacances. Nous passâmes devant Mebarraz, son fort et sa source, puis nous gagnâmes de toute la vitesse de nos montures une large plaine éloignée de trois ou quatre milles, et bordée sur la droite de palmiers dattiers; la chaîne de l'Hasa, fantastique et aride, s'étendait sur notre gauche, et tout le long de la route, s'élevaient de distance en distance, des tours de garde et des forts en ruines. La route, qui se rétrécit bientôt, nous conduisit près de deux grands villages, nous contournâmes ensuite des plantations et des marais, jusqu'à ce qu'enfin, côtoyant un large cours d'eau bordé' de gazon, nous arrivâmes à l'Omm-Sabaa.

La fontaine jaillit au milieu d'un bassin circulaire de cinquante pieds de diamètre environ et d'une profondeur considérable; les eaux en sont tellement brûlantes qu'aucun baigneur n'ose s'y plonger avant de s'être préparé en introduisant par degrés ses bras et ses jambes. Le réservoir est toujours plein jusqu'aux bords, et sept ouvertures de la margelle de pierre laissent passer autant de gerbes d'eau, dont chacune serait assez large et assez profonde pour faire mouvoir les roues d'une usine, si l'on savait utiliser cette force. Quelques-uns des canaux sont

l'œuvre de la nature; mais le nombre sept montre que l'art a dû intervenir; je ne puis affirmer qu'il faille y voir une préoccupation du culte planétaire ; cependant une disposition analogue que nous rencontrerons plus tard dans les citernes de la côte de Perse, et qui doit évidemment son origine à la religion sabéenne, me disposerait à émettre la même conjecture au sujet de l'Omm-Sabaa. La maçonnerie qui entoure le bassin est évidemment ancienne; malheureusement, comme j'en ai fait la remarque, nulle part, dans l'Arabie centrale et orientale, on ne trouve de traces d'inscriptions. Des dattiers ombragent les rives couvertes d'un gazon touffu ; des masses épaisses de végétation dérobent à la vue le petit village de Zekkah, qui se trouve à un quart de mille vers l'est. Les eaux de l'Omm-Sabaa coulent sans interruption, été comme hiver. Les poissons, la grenouille et les autres animaux aquatiques ne peuvent vivre dans l'eau chaude du bassin ni même dans la partie des courants voisine de la source; mais un peu au-dessous, ils sont en grande abondance.

Le soleil brille maintenant au méridien dans tout son éclat ; il souffle une brise délicieuse. A l'examen complet de la fontaine, succèdent le bain, la natation, la joute, l'absorption d'une tasse de café, la causerie, puis le repas. Toutes choses allant à souhait, notre joie fut sans mélange jusqu'au moment nous nous aperçûmes que, par une de ces inadvertances qui accompagnent toujours un pique-nique, nous n'avions pas apporté de tasses à café; nous ne reconnûmes cet oubli qu'au moment où la liqueur fut prête, et nous allions être réduits à la boire dans la cafetière quand l'un d'entre nous, plus avisé que les autres, eut l'idée de mettre à l'épreuve la générosité des habitants de Zekkah. Il courut au milieu du village d'où il revint bientôt avec un assortiment complet de coupes. Ce sont là, j'en conviens, des détails insignifiants, aussi n'en parlerais-je point si je ne les croyais de nature à mettre les lecteurs en défiance contre maintes descriptions guindées et empesées de la vie orientale. Cependant, l'asr est venu; par un accord tacite, nous supposons que nous avons dit les prières, nous remontons en selle et nous galopons vers le logis ; quelques-uns de nos compagnons tombent en route, d'autres s'arrêtent pour les aider à se relever ; enfin, nous arrivons tous sains et saufs à Hofhouf,

un peu fatigués il est vrai, mais le cœur plein de joie et ravis de notre excursion.

J'ai déjà décrit deux des sources thermales de l'Hasa; si j'en crois notre guide, il en existe au moins trois cents de ce genre dans la province. Je ne garantirais pas l'exactitude numérique de l'assertion ; je puis cependant affirmer que ces fontaines sont en grand nombre, car j'en ai vu plus d'une douzaine ; l'une d'elles, située à trois milles d'Hofhouf, jaillit avec plus d'abondance que l'Omm-Sabaa, bien que sa température soit moins élevée. La chaleur, dont le degré varie, est due sans doute à des causes souterraines ; l'eau doit provenir des plateaux de l'intérieiir ëtrèirr pattMulier de ceux du Toweyk. Les marécages et ^ës^féi^eMs^rèè'ifirment pendant l'hiver sur cette chaîne sont iii^WPèd^so^^s^ar^e sol marneux ou sablonneux, et sembieAt; a'toi^^rdu'iéïïf' puissance de fertilisation. Mais il n'en ëst^pas fëSiïKâferft ainsrJils ont disparu momentanément pour réveriir pluà lôiii a la slirfdte, et accomplir sur la côte la tâche qu'ils avaient laissée inachevée dans l'intérieur du pays. Tous les vo^Wéeurs'1 cfut ori^1 ëii Syrie les provinces de l'est et du 'sud/ïïoÂt: fa ^onfîgurMib^ géographique commence à revêtir le même caractere que ^k^ês'iï^l'Arabie, ont dû être frappés ''de 4a rapi (lité^Véî? lâijfuêile'ie^ 'torrents et les grands cours J fi ~-' l~7 ~F1 '(f eau ^airi Jlk'%l8^;ëvassé du désert. Pourquoi, 'dira-ï^ôrlfIpfeûfx ffii foVB^iî rfê^ïfrnt-elles pas jour près de lafimontagne''11 âif °<ïé "pÕù.rgÙ'ivIffJ 1.eur course souterraine ^eniàa^^bî^anfë^î/tfe^inlt^Lilfôs, pour jaillir ensuite 'ea"'nj que par une c^hj^iît^rlf^âî^^ll^t &^WWtifè'Jde vraisemblance.

u i ffiltïvérj§ ïràietsfï^9<$JiMiek'1 i^àïc ai r e s du Toweyk jiles/0suii,[^°ifei^îli'é[ ëofrlMêrable dans leur melinaison ~er~~ërn~ J&TfaSP cë~u~~i~rbchant des terrains de la côte fIiS^W8(?é ^àïïfi Imperméable, echauffe lui-même agA 9d[âfe9îi# ]?ff'%fte9kcfi^^§faêe. De cette sffiatffèf#, ïaèipaS *f^ffîiWiKI9fte§gtoit0, l'eau 'remon~ën~u de Yâ~loF8ëTe~mre~~û~e?~ travers les crevasses dW^Sl %licârè lâ° £ fîa!èIiîrr üt'qbîSWp!endant voyagésm~rra~msi~urs~rap~m que le ¥t ïfàïsâft^â^îiii^hLYès ïèiïêl cfi? tiftâf^que VéR^l^ific^ë^raî^lo^l^é^ire^diLfè^ÏÏe^o^lffetiSn^fckiye.

Avant de quitter l'Hasa, j'ajouterai quelques mots pour compléter cette rapide exquisse de la province et des habitants. Mes aimables lectrices seront charmées, je n'en doute pas, d'apprendre que le voile et les autres entraves imposées à la coquetterie de leur sexe par la jalousie musulmane, ne sont pas dans l'Hasa d'une obligation aussi rigoureuse qu'au Nedjed; les femmes d'Hofhouf possèdent du reste une large part de ces avantages naturels que ni l'art, ni les cosmétiques ne peuvent donner, je veux dire la grâce du visage et l'élégance des formes. Si j'osais entreprendre la tâche délicate et périlleuse de décerner, — en Arabie seulement, — le prix de la beauté, je l'accorderais sans hésiter aux Omanites; bien loin au-dessous d'elles, je placerais les femmes du Katar, puis celles de l'Hasa; ensuite viendraient celles du Djowf et du Shomer; enfin dans ce callirnètre, les Nedjéennes occuperaient l'avant dernier degré, les Bédouines seraient représentées par zéro. Les poëtes arabes célèbrent, il est vrai, les enchanteresses de l'Hedjaz; pour moi, je n'en ai jamais vu dont les charmes m'aient paru de nature à devenir dangereux, mais je n'ai fait que côtoyer la province. Quant à l'Yémen, tous les voyageurs s'accordent à dire qu'il est mal partagé sous le rapport de la beauté ; je ne pense pas non plus que l'Hadramaut, peuplé de nègres et de mulâtres, ait le droit de disputer la palme à l'Oman. Quoiqu'il en soit, le voyageur nouvellement arrivé du Nedjed ne peut s'empêcher d'admirer la grâce des femmes de l'Hasa; il est plus agréablement surpris encore de les trouver disposées à converser avec les étrangers et de voir que, pour la finesse et la culture de l'esprit, elles sont de beaucoup supérieures à leurs compatriotes du Sedeyr et de l'Ared.

Dans un district où l'agriculture est non moins en honneur que le commerce, le lecteur s'attend sans doute à m'entendre décrire les charrues et les herses, les bêches et les fléaux. Mais le savant Niebuhr a si bien fait connaître la forme et l'usage des instruments aratoires employés par les Arabes, qu'il ne me reste absolument rien à ajouter. Je ne parlerai pas non plus des paysans, ils sont les mêmes dans le monde entier; ni de leurs habitations, qui se composent, tantôt de chétives cabanes, tantôt de misérables huttes de feuillage. Je ne saurais cependant passer sous silence le nombre croissant des vaches, qui toutes

ont une bosse comme les bœufs de l'Inde ; on les attelle souvent à la charrue, quelquefois aussi on emploie des ânes, mais jamais de chevaux, il est à peine besoin de le dire. La race de ces derniers animaux ressemble à celle du Shomer ; quant aux chameaux, nombreux et d'un prix modique, ils ne sont inférieurs qu'à ceux de l'Oman.

C'est dans l'Hasa seulement que, pendant toute la durée de mon long voyage, j'ai rencontré des spécimens de monnaie arabe. Au Djowf et dans le Shomer, on se sert de pièces turques ou européennes, qui arrivent par la Syrie, l'Egypte et la Perse.

Au Nedjed, où l'argent turc n'a pas cours, où les francs et les florins ne sont pas admis, les réaux espagnols et les souverains anglais ont le privilége de conserver leur valeur monétaire.

Pour les transactions peu importantes, les habitants de l'Ared, du Sedeyr et de l'Yémamah font usage de ce qu'ils appellent une djedidah (monnaie nouvelle) quoique, ne leur en déplaise, elle soit en réalité fort ancienne. C'est une pièce d'argent usée, un peu moins grande que le franc, et qui, d'après les inscriptions à demieffacées qu'on déchiffre avec peine sur l'exergue, paraît avoir été frappée en Egypte sous le règne des Mamelouks. Elle vaut deux « gorsh » syriens, c'est-à-dire à peu près cinquante centimes. Le Nedjed possède encore une monnaie nommée khordah, petits morceaux de cuivre de forme variable, tantôt carrés, tantôt ronds, quelquefois triangulaires, et qui, fabriqués à Bassora il y a deux ou trois siècles, donnent une médiocre opinion de l'industrie turque. L'inscription porte en caractères cunéiformes irréguliers le nom du gouverneur local qui administrait alors la province. Trente khordah équivalent à une djedidah, mais l'un et l'autre sont également étrangers, le gouvernement wahabite n'a jamais eu de monnaie qui lui fût propre.

Pour la première fois en Arabie, je trouvai dans l'Hasa des pièces de fabrication indigène, ce sont les towilah, minces lames de cuivre d'un pouce de long, fendues à l'extrémité de manière à figurer un Y dont les branches auraient très-peu d'ouverture.

Les côtés portent en caractères cufiques les noms des princes carmathes sous lesquels ont été fabriqués ces curieux échantillons de la numismatique arabe. L'exergue ne porte du reste ni date ni- devise. Trois towilah valent un gorsh. Cette monnaie a cours seulement dans la province qui lui a donné naissance;

de là vient le proverbe : « Zey towilah il Hasa » (pareil aux towilah de l'Hasa), que l'on applique souvent aux personnes dont le mérite et la renommée ne franchissent pas la frontière de leur pays. A l'époque de leur prospérité, les rois carmathes émirent des towilah d'argent et d'or, mais ils ont été fondus depuis longtemps. Le towilah de cuivre, seul vestige de l'ancienne indépendance de l'Hasa, se mêle aujourd'hui au toman de Perse, à l'anna et à la roupie. La monnaie turque ou européenne, les khordah et les djedidah du Nedjed n'ont pas cours dans la province. En raison de l'importance des transactions commerciales, l'argent est ici plus abondant et a en conséquence une valeur relative moindre que dans les provinces de l'intérieur. Mes lecteurs devineront sans peine qu'en Arabie, le commerce d'échange est très-usité chez les paysans et même chez les pauvres habitants des villes. Déjà dans l'Hasa, le villageois ne parvient qu'avec beaucoup de peine à compter les tomans d'argent ou les towilah de cuivre. Mais le calcul abstrait est une opération qui dépasse le niveau intellectuel ordinaire des Bédouins et des campagnards nedjéens.

Pendant notre séjour à Hofhouf, Abou-Eysa, qui désirait me décider à visiter l'Oman, épuisa toutes les ressources de sa rhétorique; ce que nous avions vu jusqu'à présent, nous répétait-il sans cesse, même dans sa province favorite d'Rasa, n'était rien en comparaison de la richesse et de l'abondance des districts plus éloignés. Barakat, fatigué de notre long voyage, et trouvant déjà bien suffisante la distance qui le séparait de son -pays, se souciait fort peu de cette excursion supplémentaire. Sa répugnance était du reste assez naturelle; les habitants de la Syrie, les chrétiens surtout, ont pour leur terre natale un si vif attachement, qu'il leur est difficile de se résoudre à la quitter, même pour un court voyage. Ce qui avait lieu de me surprendre, ce n'était pas que mon compagnon refusât de me suivre plus longtemps, c'était qu'il fût venu aussi loin. Les Anglais, au contraire, sont voyageurs par tradition et par habitude ; je résolus d'explorer l'Oman, que Barakat vînt ou non avec moi. En conséquence, voici ce qui fut arrêté; nous quitterions ensemble Hofhouf pour aller au Katif et de là aux îles Bahraïn, où Abou-Eysa nous rejoindrait seulement une ou deux semaines après, car il ne fallait pas que dans une province remplie d'es-

pions wahabites, le guide parût lié trop étroitement avec des étrangers qui avaient encouru la disgrâce d'Abdallah. En sa qualité de chef de caravane, Abou-Eysa était obligé de se rendre à Menamah, capitale des îles Bahraïn, pour y régler plusieurs affaires relatives au transport des pèlerins persans; de là, il s'embarquerait pour la ville d'Abou-Shahr, rendez-vous ordinaire des musulmans iraniens qui visitent les saints Lieux.

Quand on prend la route du Nedjed, le voyage de La Mecque, y compris la traversée du Golfe, dure ordinairement deux mois; les pèlerins devaient donc partir d'Abou-Shahr à la fin de la première semaine de Showal (le mois qui suit le Ramadhan).

Barakat et moi, nous nous occupâmes aussitôt des préparatifs du départ; nous achetâmes plusieurs objets, curieux échantillons de l'industrie locale, fîmes nos visites d'adieu, et même nous allâmes offrir nos respects au gouverneur noir qui, assis à la porte de son palais, ne nous parut, malgré la richesse de son costume et la solennité de l'audience publique, qu'un nègre fort ordinaire. Nous n'avions pas besoin de passe-port pour visiter le Katif, ce district ayant été réuni à l'Hasa par le gouvernement wahabite ; la route est parfaitement sûre, cependant nous désirions avoir des compagnons capables, non pas de nous défendre, mais de nous servir de guides. Abou-Eysa finit par découvrir trois voyageurs qui se disposaient à partir pour le Katif; l'un d'eux était un Benou-Hadjar et appartenait à cette classe de Bédouins qu'on appelle en Syrie « Arab-ed-Dirah, » (Bédouins des terres cultivées); le second était un Adjman, le troisième, un habitant d'Hofhouf. Notre hôtesse abyssinienne eut soin de nous munir d'abondantes provisions, nous nous procurâmes des chameaux, et ainsi équipés, nous dîmes adieu à la femme d'Abou-Eysa, excellente créature dont nous emportions le plus affectueux souvenir ; après avoir embrassé son petit enfant et serré la main du guide, nous sortîmes d'Hofhouf le 19 décembre. Aucune ville arabe ne nous avait plus cordialement accueillis; il n'en est pas où, si les circonstances le permettaient, j'eusse un plus vif désir de retourner, certain d'y trouver des cœurs sympathiques.

Nos amis nous avaient accompagnés jusqu'à la porte nord-est; là, ils nous quittèrent en nous souhaitant un heureux voyage.

Le chemin que nous suivions, tantôt nous conduisait au milieu

des plantureux bosquets de dattiers, tantôt, formant des ponts étroits, traversait les canaux d'irrigation. Vers le soir, nous longeâmes un vaste marais couvert de roseaux, où nos chameaux pouvaient à peine tenir pied, tant le sentier se resserrait entre les bouquets d'arbres et le terrain vaseux. Enfin, nous arrivâmes à une petite plaine de sable qui sépare le territoire d'Hofhouf de celui de Kelabyah, gros village situé à sept milles de la capitale. Nous fimes halte sur une colline, ayant à notre droite la bourgade, à notre gauche les bois d'Hofhouf, et devant nous une fontaine dont le calme de la nuit nous permettait d'entendre le murmure. Le ciel était chargé d'étoiles, l'air doux et calme n'avait ni les froides brises du Nedjed, ni la chaleur suffocante de l'Inde méridionale. Soheyl ou Canopus se couchait lentement à l'horizon ; et j'apercevais tout auprès trois des étoiles de la Croix; deux mois plus tard, j'admirais dans l'Oman la constellation entière.

Nous venions de tomber dans un demi sommeil quand nous fûmes réveillés par le trot de plusieurs chameaux. Leurs maîtres, qui arrivaient du Katif, mirent pied à terre afin de causer quelques instants avec nous, car un Arabe n'en laisse jamais passer un autre sans lui demander les nouvelles. Ils nous apprirent un incident qui prouve combien le gouvernement wahabite est peu en harmonie avec le caractère arabe. Un habitant du Katif ayant découvert qu'un jeune homme de la même province avait séduit sa sœur, venait, selon l'antique usage de la Péninsule, de laver dans le sang des deux coupables l'injure faite à sa famille. Mais les Wahabites, suivant en cela les prescriptions du Coran, montrent une grande indulgence pour les fautes des personnes non mariées; Feysul donna donc l'ordre d'amener à Riad le Katifite trop jaloux de son honneur, afin de lui demander compte du double meurtre qu'il avait commis. L'exécution du mandat fut confiée à Belal, gouverneur de la province, qui se déchargea de ce désagréable devoir sur Farhat, sous-gouverneur du Katif. Celui-ci envoya des agents pour s'emparer du coupable, mais tout le village s'était ligué pour cacher l'homicide et faciliter son évasion. Enfin, après plusieurs semaines de recherches, il fut découvert dans la maison d'un paysan, fait prisonnier et envoyé à Hofhouf. Cette mesure souleva une grande indignation dans la province, où l'opinion publique excusait le frère et accu-

sait l'administration wahabite de favoriser le relâchement de la morale.

Nous écoutions le récit de ces événements quand un second habitant d'Hofhouf, bien monté et bien armé, arriva du côté du sud et pria qu'on voulût bien l'admettre dans notre compagnie, proposition qui fut aussitôt acceptée. Le lendemain matin notre troupe, composée maintenant de six personnes, se mit en route; nous passâmes juste au pied de la montagne sur laquelle s'élève Kelabyah. Le nom de ce village indique qu'il a été fondé par une colonie de Benou-Kelab, tribu nedjéenne issue des Keys et établie dans ces parages depuis une époque reculée. Mes lecteurs ne confondront pas les Kelab avec les Kelb, clan de race kahtanique, ennemis mortels des Kelab et de toute la nombreuse descendance de Keys-Eylan. Une longue résidence n'a pas adouci l'antipathie nationale et les habitants de Kelabyah sont aujourd'hui encore fort mal vus par la population environnante, qui est fière de son origine kahtanique.

Ayant laissé derrière nous Kelabyah, nous traversâmes une grande plaine sablonneuse, coupée par des chaînes de basalte et de grès. Des signes nombreux indiquaient l'existence de l'eau à une faible profondeur; des palmiers nains, des arbustes, des joncs et des roseaux couvraient le sol; çà et là s'étendait un petit étang bordé d'arbrisseaux; plus loin, les ruines de deux grands villages attestaient combien le pays avait perdu de son ancienne prospérité depuis qu'il était tombé sous la domination nedjéenne. Des centaines d'habitants émigrent chaque jour, les uns vont s'établir au nord, la plupart se fixent sur la côte persane, dans les îles voisines, ou les provinces de l'Oman. Ceux qui restent dans leur patrie subissent la fatale influence du gouvernement wahabite, dont l'action délétère couvre de ruines les côtes du golfe Persique, à peu près comme l'administration ottomane a dépeuplé la Syrie et réduit sa population des sept huitièmes.

Nous marchâmes tout le jour, rencontrant à peine quelques rares voyageurs. Le soir venu, nous campâmes dans une vallée peu profonde; plusieurs puits remplis d'eau, des canaux d'irrigation à demi obstrués, des monceaux de décombres, annonçaient que là s'élevait autrefois un florissant village. Nous passâmes la nuit sous un bouquet de palmiers auxquels se mêlaient des aloès

et des yuccas gigantesques. Le lendemain matin, au lever du soleil, nous aperçûmes en traversant une éminence sablonneuse la petite bourgade de Hedyah; les montagnes de l'Hasa, plus basses que celles d'Hofhouf, mais aussi pittoresques, étaient encore visibles à l'horizon. Dans l'après-midi, nous découvrîmes le Djebel-Mushahhar (montagne remarquable), rocher de forme pyramidale qui s'élève à une hauteur de sept cents pieds, et fait partie d'une chaîne située entre le Katif et l'Hasa; son nom me rappela la Conspicua de Malte 1.

La campagne qui s'étendait autour de nous offrait une grande ressemblance avec celle que nous avions parcourue la veille ; c'étaient les mêmes plaines et les mêmes collines sablonneuses, dont un rocher solitaire, un bouquet de palmiers, un village en ruines viennent çà et là rompre la monotonie; partout les eaux souterraines abondent tellement qu'elles filtrent à travers le sol; malheureusement les bras manquent pour faire fructifier les richesses de cette fertile province. Si un meilleur gouvernement succédait à la tyrannie actuelle, cinq cents villes ou villages s'élèveraient certainement dans l'Hasa, au lieu des cinquante bourgades auxquelles on évalue aujourd'hui ses divers centres de population. Un des végétaux les plus remarquables de ce district est un aloès monstrueux dont les touffes épaisses, à feuilles épineuses, atteignent une hauteur suffisante pour abriter voyageurs et chameaux; l'Hasa en renferme un grand nombre, mais je n'en ai jamais vu dans le centre de la Péninsule.

Il serait impoli de nous séparer de nos compagnons sans en dire quelques mots. De tous les Bédouins que j'ai rencontrés dans le cours de mes explorations, les Benou-Hadjar, les Benou-Khalid et les Adjman sont les plus aimables et les plus courtois; la licence de manières inséparable de la vie nomade devient chez eux moins barbare et moins repoussante que chez les autres tribus, différence qui provient en partie de leurs fréquents rapports avec les habitants des villes de l'Hasa. Ces nomades sont en général mieux armés et mieux vêtus que leurs frères du désert. La plupart d'entre eux sont munis de mousquets et plusieurs, outre la lance et le sabre, portent à leur ceinture le poignard recourbé de l'Oman.

1. Mushahhar se rend en anglais par conspicuous, mot dont l'analogie avec l'italien conspicua explique le rapprochement fait par le voyageur.

Vers la fin de l'après-midi nous gravîmes la basse et large chaîne des montagnes du Katif, laissant le Djebel-Mushahhar à une grande distance sur notre droite. Mais la mer, quoique mes regards l'eussent cherchée avec une impatience presque égale à celle des Dix mille quand ils approchaient du Pont-Euxin, restait toujours cachée à nos yeux par le prolongement des hauteurs. Les sables de l'Ilasa font ici place à un sol rocheux et noirâtre; un air froid et vif nous frappait le visage; et le soir, harassés de fatigue, nous fîmes halte auprès d'un bouquet d'arbres, juste sur la ligne frontière du territoire de Katif. Près delà se trouve le village d'Azmiah, qui tombe maintenant en ruines; les maisons occupées encore par quelques rares habitants ont un aspect si misérable que nous préférâmes camper à l'ombre d'une haute haie d'aloès, et prendre notre souper sur nos provisions. Nos dromadaires paissaient sans être attachés, quand, hélas ! ils profitèrent de l'obscurité pour s'enfuir, et ce ne fut pas sans beaucoup de peine que nous parvînmes à les rattraper; je savais pourtant déjà, comme je l'ai dit dans le premier chapitre de cet ouvrage, qu'un chameau, lorsqu'il se sent libre, n'a jamais de lui-même l'idée de revenir vers son maître.

Le jour suivant, nous nous levâmes à l'aube et nous traversâmes les montagnes en suivant un long sentier sinueux; enfin après mille détours et plusieurs heures de marche, la sombre ligne d'arbres qui forme la ceinture de Katif du côté de la terre s'offrit à nos regards. La mer se trouve immédiatement au delà, nous le savions, mais le rideau de verdure nous empêchait de l'apercevoir.

Vers le milieu du jour, nous descendîmes le dernier revers, rocher de grès escarpé qui semble avoir été, à une époque antérieure, une falaise bordant le rivage. Nous sommes maintenant sur la côte même, dont le niveau est presque celui du golfe ; une marée plus haute de quelques pieds viendrait baigner jusqu'aux rochers. Ainsi s'explique l'insalubrité du pays qui est pourtant fertile et populeux; mais les habitants ont presque tous l'air chétif et le teint blême. Le chemin que nous suivions, grande route de Katif, nous conduisit pendant une heure au moins sur un terrain blanchâtre qui était le lit desséché d'un marais salin; en face de nous, à notre droite et à notre gauche s'étendaient

des massifs de palmiers, parmi lesquels serpentaient les arcades et les canaux à demi brisés d'un vieil aqueduc, œuvre de la dynastie carmathe, et qui amenait dans Katif une eau meilleure que celle des puits voisins. La longueur totale de la construction est d'environ cinq milles. Des courants, dirigés autrefois par des ouvrages de maçonnerie, se dispersent capricieusement dans la campagne, ou s'amassent pour former des étangs. L'atmosphère était d'une pesanteur accablante, la chaleur extrême, et la riche végétation qui nous entourait me rappelait la côte de l'Inde.

Quand nous fûmes arrivés à l'ombre des grands arbres, il nous fallut suivre une chaussée aussi étroite que celle de la vallée de la Désolation dont parle Bunyan, seulement elle était beaucoup moins droite, et bien que chrétien, j'y courais à chaque pas le risque de tomber dans une fondrière. Par bonheur, au lieu d'Apollyon et de ses esprits infernaux, nous rencontrions des artisans ou d'inoffensifs villageois. Après une heure de marche, nous atteignîmes la porte occidentale de Katif, arche élégante flanquée de tours et de hautes murailles, dont la plupart tombent en ruines. Près de là se trouvent les deux cimetières destinés, l'un à la population indigène, l'autre à la colonie nedjéenne, car une haine mutuelle divise, même après leur mort, les vainqueurs et les vaincus.

La ville, brumeuse et remplie de boue, a l'aspect le plus triste qu'on puisse imaginer. La foule remplissait cependant les rues, et les traits, le costume des habitants confirmaient l'origine persane que leur attribue l'histoire. La province entière est en effet peuplée par une race dans laquelle domine le sang iranien, mêlé à celui de Bagdad et de Bassora. Quand les Benou-Abbas triomphants accablèrent de persécutions les malheureux shiites, ceux-ci, encouragés par la protection des princes carmathes, se réfugièrent en grand nombre dans le Katif. Ils contribuèrent largement à développer l'industrie et le commerce de la capitale, mais en même temps, ils corrompirent les mœurs et altérèrent la pureté du type arabe. La population, il est inutile de le dire, se compose entièrement de shiites, ou plutôt de hhowarjd (libres penseurs). Les habitants ont passé par toutes les phases de l'erreur et de l'incrédulité orientales; sectateurs de Mahomet, ils sont devenus les partisans d'Ali, puis des imans Ismaïl, Mousa et Abou-Kasim,

enfin ils ont adopté les doctrines de Kaïm-ez-Zeman qui les ont conduites au panthéisme d'abord, au matérialisme et au pyrrhonisme ensuite ; ces diverses évolutions de l'intelligence humaine mériteraient d'être étudiées avec plus d'attention qu'on n'a cru devoir leur en accorder jusqu'ici. En attendant un travail si désirable, je renvoie ceux de mes lecteurs qui désireraient jeter un coup d'œil sur les ombres étranges du monde oriental, à l'introduction intéressante et profonde dont le baron Sylvestre de Sacy a fait précéder son ouvrage sur les Druses.

Pressant le pas de nos chameaux, nous traversâmes Katif, qui est trois fois plus longue que large, comme toutes les villes côtières ; nous sortîmes ensuite par la porte opposée, mais, bien que la mer fût seulement à dix minutes de distance, nos regards avides la cherchaient en vain, tant la plage est basse, tant elle est couverte d'arbres touffus. Nous longeâmes les remparts jusqu'à l'endroit où s'élève la vaste citadelle carmathe, et immédiatement après, la vallée s'ouvrant devant nos pas, nous permit d'apercevoir la surface morne de la baie. Combien elle diffère des eaux brillantes de la Méditerranée, pleines d'éclat et de vie, auxquelles nous avions dit adieu huit mois auparavant en quittant Gaza ! Pareille à une lame de plomb, moitié vase, moitié laiche, la mer bourbeuse s'étendait devant nous, sans vagues, sans mouvement; à notre gauche, les murailles massives de la forteresse descendaient presque jusqu'au bord de l'eau, puis elles se détournaient afin de laisser une étroite esplanade entre leur contour et le golfe. Sur la côte, étaient rangés quelques canons rouillés, qui attestaient l'ancienne importance de la place ; devant la principale porte un ouvrage avancé, qu'un seul coup de canon aurait sufli pour jeter bas, menaçait la mer des six pièces d'artillerie hors d'usage qu'elle étalait avec orgueil. Les remparts de la citadelle, construits en briques mélangées de pierre, sont assez solides pour résister à une première attaque; la double porte qui donne accès dans la forteresse, est flanquée de hautes tourelles. De longs bancs de pierre nous invitaient à laisser nos chameaux s'accroupir sur l'esplanade, tandis que nous prendrions quelques instants de repos en attendant l'heure d'être présentés au gouverneur.

Le château de Katif occupe le fond d'une petite baie demi-

circulaire, découpée à la base d'une autre beaucoup plus grande ; au nord et au sud s'élèvent deux longs promontoires surmontés l'un, par le fort de Darim, l'autre, par celui de Daman.

On compte entre les deux citadelles une distance d'environ douze milles en ligne directe, mais elle serait presque double si l'on suivait les sinuosités de la côte. Dans cet enfoncement croupissent les eaux paresseuses du golfe ; à la marée montante , elles présentent l'aspect mensonger d'une calme profondeur, mais quand le flot se retire, il laisse à découvert des touffes de plantes marines, des bancs de sable, des îlots, entre lesquels serpentent d'étroits canaux de vase. La plage, qui se confond presque avec la mer, est en quelques endroits nue et stérile, en d'autres, couverte de palmiers et de taillis. Un seul coup d'œil suffit au voyageur pour reconnaître combien cette côte, tristement célèbre par les fièvres et les maladies qu'elle enfante, justifie sa sinistre renommée.

Dans la baie de Katif flottent à la marée haute, sont engravées à la marée basse, vingt ou trente barques arabes dont la grandeur varie depuis celle d'un petit schooner jusqu'à celle d'un simple bateau de pêche; elles portent toutes des voiles latines, les seules que l'on connaisse ici. Un navire, auquel on s'occupait de poser les derniers gréements, attira notre attention, et nous nous sentîmes pénétrés d'une crainte pleine de respect en apprenant que ce vaisseau représentait la marine du puissant Feysul ; semblable au vaillant soldat qui à lui tout seul prétendait se former en carré, puis en ligne, pour repousser et vaincre l'ennemi, il doit tenir en respect les flottes réunies des îles Bahraïn, de l'Oman, de l'Angleterre, et même les détruire, si elles risquaient follement une attaque. Ce navire, escadre ou armée navale, ressemble fort à un charbonnier de Newcastle, et si l'on en juge par sa forme, il est tout aussi bien approprié aux manœuvres guerrières. Les habitants de Katif le considèrent cependant avec une grande frayeur, et n'en parlent jamais qu'à voix basse. A côté de la batterie côtière dont j'ai parlé plus haut, se trouve la douane, hutte longue et étroite, appelée par les Arabes * Maasher » (maison de décime), parce que le gouvernement prélève un dixième sur toutes les marchandises importées. On apercevait au loin d'humides bois de dattiers et des marais salins. C'était en somme une scène mé-

lancolique et qui aurait pu inspirer à Shelley la description d'un autre Maddalo situé, non à Venise, mais à Katif.

Barakat et moi, nous nous assîmes pour étudier le paysage et méditer sur la différence profonde qu'offrent les provinces de là Péninsule. Mais nos compagnons, en leur qualité d'Arabes, jugèrent plus opportun de s'assurer un bon repas ; en conséquence, ils venaient de s'informer de l'heure et du lieu où l'on pouvait se présenter au gouverneur, quand ils aperçurent l'auguste lieutenant de Feysul qui, sortant du palais, s'avançait majestueusement vers la plage pour visiter le nouveau navire.

Mes amis abolitionnistes seront charmés d'apprendre que ce haut dignitaire était un noir élevé dans le palais du monarque wahabite, qui lui avait confié l'administration de la ville maritime la plus importante du Nedjed, de l'antique capitale où résidaient autrefois les fiers carmathes dontjles armées réduisirent en poussière la Kaaba et remplirent le Katif des dépouilles de l'Yémen. Farhat, ainsi se nommait le gouverneur, paraissait âgé de cinquante ans environ ; il était grand, bien fait, fort hospitalier, fort bavard, et peut-être d'une intelligence supérieure à celle des hommes de sa couleur. Il portait des habits plus riches que ne le permet la doctrine wahabite, mais cette faute est excusable chez un nègre d'ailleurs, les habitants de Riad eux-mêmes, quand ils sont éloignés de leur pays, se relâchent un peu de leur rigorisme. Autour de lui se tenaient les Nedjéens de son escorte; leur visage jaune et amaigri attestait les

souffrances de la fièvre et leurs regards étaient encore plus sombres que quand ils écoutent dans la mosquée de Riad les sermons d'Abdel-Kérim ou d'Abdel-Latif.

Abou-Eysa, qui avait partout des amis, nous avait donné pour Farhat une lettre de recommandation par laquelle il apprenait au gouverneur combien nous avions été gracieusement reçus et honorablement traités dans la capitale wahabite ; le guide toutefois avait prudemment omis les circonstances de notre brusque départ. La lettre ne disait rien de nos projets ultérieurs, mais nous avions l'intention de nous diriger en apparence vers Koweyt et Bassora, tandis qu'en réalité, nous devions nous embarquer pour les îles Bahraïn ; cette feinte était nécessaire pour ne pas éveiller les soupçons des Wahabites.

Les choses s'arrangèrent au reste de façon à rendre nos pré-

cautions peu nécessaires. Le vent soufflait du nord avec une telle violence, qu'il eût été impossible de faire voile pour Bassora, tandis que le voyage de Bahraïn était extrêmement facile. Or, rien n'est plus ordinaire aux marins qui se dirigent vers les différents ports du golfe, que de se rendre à Menamah ou à Moharrek pour y attendre un vent favorable. Farhat n'eut d'ailleurs pas plutôt ouvert la lettre d'Abou-Eysa et entendu la lecture des premières lignes (une ophthalmie avait affaibli sa vue), qu'il nous témoigna une faveur marquée ; il ordonna de porter immédiatement notre bagage au château, s'excusa de nous quitter pour faire son inspection navale, et nous pria d'attendre son retour en buvant une tasse de café.

Nous entrâmes dans le palais, bâtiment construit par AbouSaïd-el-Djenabi, le premier des princes carmathes, s'il faut en croire la tradition locale; je lui assignerais cependant une date moins ancienne, et cela pour deux raisons : d'abord, le style de l'architecture est plus élégant que celui du troisième siècle de l'hégire ; ensuite les vastes proportions de l'édifice, les ornements qui le couvrent paraissent indiquer qu'il est l'œuvre, non d'un pouvoir révolutionnaire et nouveau, mais d'une dynastie affermie depuis longtemps. Peut-être, commencé par Abou-Saïd a-t-il été achevé par ses successeurs.

L'enceinte extérieure, de forme carrée, est protégée du côté de la terre par un fossé profond ; la mer défend la façade, une haute tour s'élève à chacun des angles. Le palais est construit au sudouest, c'est-à-dire à l'endroit le plus éloigné de la porte principale; on peut difficilement se faire une idée exacte de son plan primitif, car les grossiers travaux par lesquels les Wahabites ont cherché à réparer les ravages du temps, lui ont enlevé sa physionomie première. Un large portique de style moresque supporté par de légères colonnes, couronné d'une voûte d'arête et couvert d'arabesques à demi effacées, donne accès dans une longue galerie dont les piliers et les murs existent seuls auj ourd'hui; de distance en distance, on aperçoit un contre-fort qui autrefois soutenait une arcade. De là, on pénètre dans la cour intérieure, bordée d'appartements d'une grande élégance. D'un côté se trouve la salle de réception, vaste pièce au centre de laquelle s'élève une gracieuse colonnade; un dais placé à l'une des extrémités abritait le trône du monarque, occupé maintenant par un nègre.

Puis vient un inextricable labyrinthe de chambres, de galeries, de couloirs; ici, nous rencontrons un escalier en ruines, plus loin une porte qui n'aboutit à rien. Les fenêtres sont garnies d'un délicat treillis de pierre dont les dessins variés témoignent beaucoup d'imagination et de goût. Une salle du rez-de-chaussée, voisine du khawah, semble avoir été destinée aux audiences publiques; elle est soutenue par des piliers et conserve encore quelques vestiges de bas-reliefs, semblables à ceux qui ornent les maisons de Bagdad. Cette partie de l'édifice a été convertie en mosquée wahabite et impitoyablement défigurée. « Ceux qui ont élevé ce palais, me dit Barakat, étaient assurément plus civilisés que ses hôtes actuels. » Cette remarque, hélas! n'est pas seulement applicable au Katif; on pourrait l'étendre à toutes les provinces comprises entre le Tigre et le Danube.

Par une anomalie singulière, si l'arcade est fréquemment employée dans l'Hasa, il n'en est pas de même de la voûte; on ne la connaît, comme aujourd'hui, que sous sa forme la plus simple, celle de berceau. Pour la première fois depuis mon départ de Gaza, je retrouvais à Katif la voûte d'arête qui marque un progrès remarquable dans la science architectonique, et que je devais plus tard rencontrer fréquemment dans les îles Bahraïn, dans l'Oman et sur les côtes du golfe Persique. Ces deux derniers pays attestent un nouveau progrès par la fréquence de la coupole ou du dôme, formé de rangées concentriques de pierres ou de briques et qui accuse l'influence de l'art étranger. Car, laissés à leurs propres inspirations, les Arabes ne paraissent pas avoir été assez habiles pour élever une simple arcade, moins encore une voûte ou un dôme; les édifices anciens et modernes du Shomer, du Kasim et du Nedjed, fournissent d'amples preuves de leur ignorance. Mais quand ils se furent instruits par la vue des monuments grecs ou persans, ils imitèrent ces modèles, et, sans devenir jamais des architectes de premier ordre, ils prirent dans l'art un rang honorable. Les ruines de construction himyarite conservées dans l'Hadramaut, celles de Nakab-el-Hadjjar, par exemple, appartiennent à une race différente, l'abyssinienne, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

On nous introduisit dans le khawah, où nous nous assîmes devant un feu clair de bois de palmier qui fit disparaître l'humidité glaciale de ces vieilles ruines. Le mobilier était assez bon et

le café excellent. Farhat revint alors, et nous entamâmes une conversation animée sur Riad, Feysul, Abdallah. Nos observations, on le devine sans peine, furent favorables, et nous présentâmes toutes choses sous cette teinte couleur de rose (sic), qui est si fort appréciée par les hautes autorités de la politique et de la diplomatie. Près de nous se trouvaient aussi une vingtaine de Nedjéens, appartenant à la garnison du fort qui se monte en tout à deux cent cinquante ou soixante hommes; à l'autre extrémité du khawah étaient assis en silence quelques habitants de la ville, vêtus de la veste persane, et coiffés d'énormes turbans; mais il y avait peu de sympathie entre eux et les Arabes des montagnes. Deux ou trois patrons, propriétaires des smacks du port, parlaient bruyamment et riaient aux éclats, avec le sansgêne de ieur profession. Le bout de la salle était occupé par des serviteurs, noirs et blancs.

On nous servit un bon souper composé de viande et de poisson; après le café, Farhat nous dit avec un raffinement de politesse dont nous fûmes tant soit peu surpris, que notre bagage avait déjà été porté dans une chambre haute préparée pour nous recevoir, et qu'étant fatigués, nous éprouvions peut-être le désir de nous y rendre. Il eut même la délicate prévenance de nous éclairer pendant que nous montions l'escalier, précaution qui n'était nullement superflue, eu égard au délabrement des marches.

Mes lecteurs s'étonneront sans doute, comme nous, d'un tel excès de courtoisie de la part d'un si grand personnage. Mais rien sur la terre n'arrive sans cause, et, dans le cas présent, il y en avait une très-puissante. Djowhar, mon ancien malade, avait quitté Riad pour se rendre aux îles Bahraïn longtemps avant notre départ de l'Ared et lorsque nous étions encore en pleine faveur à la cour. Reçu dans le Katif avec tous les honneurs dus à un grand trésorier, il avait donné à Farhat, son confrère nègre, une opinion si favorable sur notre compte, qu'à notre arrivée nous trouvâmes le gouverneur dans les meilleures dispositions, Il s'occupa de nous rendre le service le plus grand qui fût en son pouvoir, en s'enquérant le soir même des navires ou bateaux qui devaient faire voile sous peu pour les îles Bahrain, et il nous promit que nous aurions place dans le premier vaisseau en partance. « Cependant, ajouta-t-il, si je ne consultais que mes désirs,

vous ne vous éloigneriez pas sans m'avoir fait jouir huit jours au moins de votre compagnie. » Nous le remerciâmes, et arrivés au haut de l'escalier, nous nous installâmes dans une chambre qui avait peut-être jadis abrité le repos d'un hôte royal, et dont le plancher était soigneusement recouvert de nattes épaisses ; deux fenêtres ouvraient sur une cour intérieure; des espaces demeurés vides, et qui étaient précédemment occupés par des armoires, semblaient montrer que la pièce avait fait partie du harem. Nous fermâmes les portes avec soin, nous allumâmes nos pipes, — pour écarter les moustiques, — et nous nous endormîmes.

Le jour suivant se passa en partie dans le khawah de Farhat,

en partie dans la ville, dont nous visitâmes les places, le marché, les jardins et la plage, demandant d'un air d'insouciance des renseignements sur les marins et les bateaux que le port renfermait. Le Katif forme un contraste frappant avec les autres régions de l'Arabie. La végétation dépasse en abondance et en fraîcheur celle des plaines les mieux arrosées de l'Hasa; le lourd feuillage de ses arbres qui se balance languissamment au milieu de la pesante atmosphère, réveilla en moi des sensations depuis longtemps oubliées. Les courants qui arrosent les plantations de palmiers ont une saveur saline, car le niveau du sol s'élève si peu au-dessus de la mer, que la marée s'avance au delà des jardins et mêle ses eaux à celles des nombreuses sources qui descendent des montagnes. Une particularité curieuse, c'est que le dattier non-seulement supporte l'action de l'eau salée sans en souffrir, mais paraît même en éprouver d'excellents effets. Les plantations de palmiers forment autour de Katif une large ceinture qui s'étend à plusieurs lieues le long de la côte, et dont le produit est fort abondant. Les citronniers réussissent très-bien en ce pays ; on y trouve des légumes de toutes sortes ; le blé' y est également cultivé, bien que la nourriture des habitants se compose surtout de poisson et de riz, céréale qui est à très-bon marché, grâce au commerce de l'Hindoustan avec les îles Bahraïn.

La ville, humide et sombre, offre peu d'agrément et même d'intérêt au voyageur. J'ai remarqué une portion de route pavée, et tout près de là une arcade qui remontait évidemment à une époque plus prospère, alors que Katif avait le rang de capitale.

Les habitants qui, d'après notre costume, nous prenaient pour des Nedjéens, jetaient sur nous des regards dont l'expression n'était rien moins que bienveillante. Ils sont industrieux et commerçants, mais peu hospitaliers. La situation de la ville ne me parut pas bien choisie. L'avantage de posséder un port à demi envasé qui, même à la marée haute, n'est accessible qu'aux bâtiments de petite dimension, compense médiocrement son insalubrité et l'absence de communications avec l'intérieur; les bancs de sable qui encombrent la baie en rendent l'approche difficile et même dangereuse. D'un autre côté, elle est favorablement placée pour le commerce des îles Bahraïn et de la côte persane, les promontoires qui la terminent la rendent très-sûre, et si elle était mieux entretenue, elle pourrait acquérir une grande importance; mais sous l'administration wahabite, il ne faut pas attendre de semblables améliorations.

Vers le milieu du jour, un capitaine de navire qui devait mettre à la voile le soir même, offrit de nous prendre à son bord, ce que nous acceptâmes avec empressement. En le quittant, nous nous rendîmes à la douane pour payer le droit de sortie qui frappe les personnes aussi bien que les marchandises; mais l'employé de la maasher, sans doute d'après les ordres du gouverneur, nous répondit gracieusemert qu'exiger un farthing de médecins qui rendaient de si grands services au public, serait « sheyn wkhata » (honte et péché). Hélas! les douaniers d'Europe sont loin de partager ces généreux et patriotiques sentiments.

Le receveur eut même l'attention de nous envoyer deux ou trois Arabes qui, marchant dans la vase, portèrent nos bagages jus-qu'au petit cutter, amarré à cinquante mètres de la côte. Quand nous rentrâmes au château, Farhat nous témoigna poliment ses regrets d'avoir trouvé sitôt le moyen de réaliser notre désir. 11 ajouta qu'il était invité à souper chez un riche marchand de la ville, et il nous proposa de l'accompagner; notre prochain départ n'était pas un obstacle, car le vaisseau ne pouvait mettre à la voile avant la marée haute, c'est-à-dire avant minuit, et de plus, le capitaine lui-même faisait partie des convives.

Après le coucher du soleil, nous nous rendîmes donc en grand appareil, le gouverneur en tête, à la demeure de notre amphitryon. C'était une belle maison à trois étages dont la distribution intérieure, l'ameublement, l'ornementation, les pièces

petites et garnies de riches tapis portaient l'empreinte du goût persan beaucoup plus que du caractère arabe. Des narghilés, placés dans une pièce voisine du khawah, furent mis à la disposition des hôtes ; tandis que nous étions assis avec Farhat et ses prince aux officiers sur les moelleux coussins du divan, on nous aspergea d'essence de rose à trois reprises différentes, et de jeunes serviteurs, vêtus de riches costumes, nous présentèrent avec les manières gracieuses de Shiraz ou d'Ispahan, du thé dans des tasses de porcelaine. La conversation cependant était assez monotone, elle roulait principalement sur les ballots d'étoffe et les sacs de riz, car les convives, composés en grande partie de marchands, se souciaient peu de Riad, d'Oneyzah, ou du moins évitaient d'en parler devant le gouverneur. Les Nedjéens, de leur côté, conservaient la gravité qui convient à de vrais croyants, lorsqu'ils se trouvent en présence d'hérétiques et d'infidèles. Le souper dura fort longtemps ; il se composait de quatre ou cinq services, et de nombreuses tasses de thé vinrent encore le prolonger. Il était près de minuit quand nous quittâmes la table ; Farhat nous souhaita un voyage prospère, et nous fit promettre de lui écrire quand nous serions arrivés à Bassora.

J'avoue cependant à ma honte n'avoir jamais envoyé cette lettre, et cela par une raison fort simple ; j'avais complétement oublié la requête du bon gouverneur jusqu'en ce moment (20 juillet 1864) où, assis à l'ombre des pins et des hêtres sur le bord d'un lac allemand, j'évoque dans ma mémoire la côte fangeuse et les bois de palmiers du Katif. « Tempara rnutantur, » et je pourrais ajouter : « et nos mutamur in illis. » Cela est vrai, l'enveloppe extérieure varie, mais le fond de la nature humaine est le même partout.

Avant de quitter Katif, je dois dire un mot de la garnison nedjéenne, dont l'existence est; ici presque aussi triste que celle de nos soldats sur la côte d'Aden. L'antipathie des habitants et leurs propres appréhensions isolent les Wahabites dans les murs de la forteresse; de plus un climat insalubre, une nourriture fort différente de celle de leur pays, l'austérité d'une loi religieuse qui leur défend de chercher quelque distraction dans le jeu et le tabac, les livrent sans défense au spleen, « ce bâillement sinistre que nul sommeil ne fait cesser. » Beaucoup sont malades, tous sont abattus et découragés. J anais ils n'épousent.

les filles des Katifites, jamais ils ne jouissent des consolations que donnent la famille et les relations sociales. Je me rappelle encore avec émotion le désespoir d'un pauvre jeune homme de l'Ared que la fièvre et la nostalgie conduisaient prématurément au tombeau. Il parlait de ses montagnes natales et répétait sans cesse qu'il mourrait content s'il pouvait les revoir seulement une fois, mais la pensée de rendre le dernier soupir sur une terre abhorrée, était pour lui une affreuse torture. Un Anglais n'est pas plus étranger, plus éloigné de son pays à Hong-Kong qu'un Nedjéen dans les villes du Katif. Je demeurai une heure assis au chevet du pauvre malade, cherchant à le distraire par le récit de ce que j'avais vu à Riad, et cet entretien lui causa une si grande joie qu'il me suppliait avec larmes de rester pour lui parler encore du Nedjed.

Nous prîmes à la lueur des torches le chemin du château, notre bagage avait déjà été porté à bord et deux marins nous attendaient sur l'esplanade. Nous descendîmes avec eux vers le rivage, et relevant nos tuniques jusqu'à la ceinture, nous gagnâmes non sans peine le cutter à travers la marée, qui montait rapidement. Quelques minutes après, j'étais en pleine mer, fort content de sortir enfin du territoire wahabite.

CHAPITRE XIV.

LES BAHRAÏN ET LE KATAR.

When the night is left behind In the deep West, dim and blind, And the blue noon is over us, And the n,ultiturlinous Billows murmur at our fcet, Where the Earth and Océan meet : And ail things seem only one In the universal sun.

(SIIELLEY.)

Les marins arabes. — Le port de Katif. — Le jour de Noël sur mer. Passagers nobles. — Esquisse de la famille Khalifah. — Un nègre bien élevé. — Les îles Bahraïn. — Moharrek et Menamah. - Nous débarJ quons à Menamah. — Une habitation à Bahraïn. — Port de Menamah.

- Population de Bahraïn. — Étrangers. — État de l'île. — La pêcherie de perles. — Autres industries. — Le gouvernement actuel.

— Remarques sur la tolérance. — Une tempête d'hiver.—Arrivée d'Abou-Eysa. - Projet de visiter l'Oman. — Yousef-ebn-Kamis.

— Séparation. - Nous partons pour Moharrek. — Le château. —

L'intérieur de la ville. — Un chef Khalifah. — Moghith le Kadérite.

- Dogmes des kadérites. — Spécimen de leur poésie. — Nous nous embarquons pour le Katar. — Source d'eau douce en pleine mer.

— Côtes de Bahraïn et du Katar. — Le Ras Rekan. — Bedaa. —

Description du Katar. — Ses pêcheries, son gouvernement. — Bédouins Menasir. — Tours de garde. — Les Benou-Yass. — Les Aal-Morrah.

— Mohammed-ebn-Thani. — Intérieur de Bedaa. — Mosquées. —

Visite à Downah et à Wokrah. - Une chasse au faucon. - Deux lions bédouins. — Le Dahna. - Histoire des himyarites. - Nous partons du Katar. — Un navire et un équipage du Barr-Faris. —

Hospitalité sur mer. — Description du Barr-Faris et de ses habitants.

— Rochers d'Haloul. —Une tempête. — Nous débarquons à Charak. Usages de la côte. — Visite au chef. — Dernières nouvelles d'Oneyzah.

— Une promenade dans Charak. — Nous nous embarquons pour Lindja. — Aspect lumineux de la mer. — Explication wahabite. Introduction à l'histoire d'Oman.

Notre équipage se composait de six personnes, le capitaine et cinq matelots, qui tous offraient les principaux caractères des habitants de l'île Moharrek, à laquelle nous nous rendions. D'une taille au-dessous de la moyenne, minces et bien faits, avec un teint brun, des traits réguliers et agréables, un visage presque imberbe, ils étaient d'assez beaux échantillons de leur étrange race, les nabathéens; cependant un mélange de sang arabe, persan, omanite, leur constituait un type propre, participant de chacun d'eux, mais n'appartenant à aucun. Bons marins, versés dans les affaires, et, — qualité précieuse pour un voyageur, — exempts de rapacité, polis, souvent gais, ils pouvaient soutenir avec avantage la comparaison, non pour la science nautique, mais pour la sociabilité,, avec les matelots de plus d'un schooner européen. Leur costume se compose d'une ample tunique de couleur flottant jusqu'aux genoux et, au besoin, se serrant étroitement entre les jambes; d'un mouchoir noué autour de la tête ou d'un turban; enfin ils jettent sur leurs épaules un manteau rouge qui complète leur équipement de voyage, beaucoup plus commode que celui des hommes de l'amiral Van Tromp, avec leurs sept inexpressibïes et leurs six jaquettes. Une fois débarqués, il est difficile de les distinguer de la population sédentaire. Ces hommes connaissent parfaitement les passes, les écueils, les bas-fonds de la mer de Bahraïn, et bien téméraire serait le navire étranger qui oserait se hasarder au milieu de cet inextricable labyrinthe, sans avoir à bord quelque indigène.

Nous verrons plus loin que les matelots arabes sont nombreux; mais ils ne forment pas une classe distincte, et l'on ne saurait tirer une ligne de démarcation entre eux et les habitants de la terre ferme. Le fils de Neptune ne regarde pas ici les adorateurs de Cérès et de Mercure comme des êtres ridicules, sinon méprisables, et le marin d'eau douce n'excite ni les rires ni le dédain du matelot arabe. Cette fraternité provient en grande partie du caractère de la navigation dans le golfe Persique, qui ne permet que le cabotage, et seulement pendant quelques mois de l'année. Si les marins arabes sillonnaient l'At-

lantique, ou traversaient les archipels de la mer des Indes, ils ressembleraient bientôt à nos « loups de mer. » Mais dans l'état actuel des choses, une grande liberté de manières forme le trait principal qui soit commun aux uns et aux autres.

Moleyk, notre capitaine, nous reçut à bord de son embarcation et nous fit sans délai servir le café. Nous aspirâmes longuement la fumée de nos pipes, heureux de nous sentir enfin hors du territoire wahabite et de nous trouver à l'abri des règlements nedjéens, dans une cabine de l'arrière, où nous ne tardâmes pas à goûter un profond sommeil, que ni les cris, ni les manœuvres des matelots ne parvinrent à troubler.

Le lendemain, 24 décembre, nous étions à quelques milles en pleine mer, embrassant du regard les grèves monotones de la côte, ses bois de dattiers, ses sables d'une blancheur éclatante, les petites îles disséminées le long du rivage, enfin les forts de Daman et de Darim, et au loin le Djebel Mushahhar, la seul montagne que l'on apercût à l'horizon. La ville de Katif, ensevelie au fond du golfe, était à peine visible. Les rayons du soleil levant éclairaient les citadelles pittoresques du Ras Tannourah qui me rappelaient les exploits accomplis dans ces régions par les Portugais et les Hollandais. Nous venions de dépasser les promontoires de la baie, et nous espérions arriver promptement aux îles Bahraïn, quand, à notre grand désappointement, Moleyk nous apprit qu'il devait prendre des passagers au village de Soweyk, dont nous distinguions les blanches murailles près du fort de Darim. A bord de son navire, un capitaine est le plus absolu de tous les autocrates; aucune opposition constitutionnelle ne met de frein à son autorité, ni en Occident, ni en Orient. Nous dûmes nous soumettre en silence, et bientôt les marins ferlèrent les voiles en face de Soweyk, à deux cents mètres environ de la plage, dont nous étions séparés par le sable et la vase.

Là, nous nous préparâmes à recevoir nos futurs compagnons qui, étant de hauts personnages, crurent devoir nous faire attendre un jour entier l'honneur de leur société.

Le matin de Noël nous trouva donc aussi immobiles « qu'un vaisseau peint sur la toile, D et regardant, comme ma sœur Anne, si nous ne voyions rien venir. Enfin le capitaine lui-même perdit patience, releva ses habits et, marchant dans la boue, se rendit au rivage, d'où il ramena les voyageurs.

Le plus considérable d'entre eux était un jeune homme, chef de la noble famille des El-Khalifah et possesseur d'une immense fortune ; près de lui se tenait son oncle, grave et respectable personnage, puis venait un serviteur nègre ; deux parents éloignés du prince et une mulâtresse dont nous étions trop polis pour demander la position sociale, portaient à six le nombre des nouveaux passagers.

Les El-Khalifah, originaires de la province d'Hasa, où ils possèdent encore de riches domaines, gouvernent depuis au moins deux siècles les îles Bahraïn. Placés tantôt sous la suzeraineté des carmathes, tantôt sous celle de la Perse et de l'Oman, ils jouissent néanmoins d'une autorité presque absolue. 11 y a dix ans, une querelle de famille divisa les El-Khalifah; l'un d'eux, nommé Mohammed, chassa de Menamali le vice-roi son parent qu'il contraignit à se retirer dans l'Hasa. Celui-ci tenta de reconquérir le pouvoir par les armes; les deux rivaux appelèrent successivement à leur aide la Perse, le Nedjed, l'Oman et même Bagdad. Enfin Mohammed fut reconnu gouverneur des îles Bahraïn, en qualité de vassal du sultan Thoweyni, souverain de l'Oman, et sous la condition de payer un tribut à Feysul. Son parent, réduit désormais aux domaines qu'il possédait près de Darim et de Soweyk, obtint certains priviléges locaux du gouvernement wahab'ite, qui l'avait soutenu pendant la lutte. Cette guerre fut signalée par le grand combat naval dont nous avons déjà parlé; les Nedjéens, se faisant marins pour la circonstance, attaquèrent Bahraïn avec des vaisseaux; cette expédition, destinée à replacer sur le trône la branche bannie des Ebn-Khalifah, échoua ; mais Mohammed fit un prudent usage de sa victoire et ne tarda pas à conclure la paix.

A part certaines habitudes de dissipation que la richesse et le pouvoir engendrent trop facilement, les EI-Khalifah sont des princes d'un caractère doux et généreux, chez lesquels on ne retrouve aucune des tendances sanguinaires qui distinguent les Wahabites. Dès que l'animation produite par la lutte fut apaisée, les membres de la noble famille se rapprochèrent, et, depuis , aucune nouvelle dissension ne s'est produite. Le jeune Arabe qui venait de monter sur notre petit schooner était le chef du parti vaincu; il se rendait à Moharrek, petite île séparée de Menamali par un étroit bras de mer et que

son oncle, le victorieux Mohammed, avait choisie pour résidence.

Nous cédâmes à cet important personnage la cabine que nous occupions; mais Arous, ainsi se nommait le noble passager, ne voulut pas se montrer moins courtois, il nous invita gracieusement à partager son logis et sa table, offre que nous acceptâmes avec empressement, car sa cuisine était, je dois le reconnaître, bien supérieure à la nôtre. Une joyeuse causerie s'établit entre nous; le lecteur me pardonnera néanmoins de ne pas la rapporter ; des saillies inspirées par les lieux et des circonstances fortuites perdraient tout leur sel à être racontées deux ans plus tard, dans un salon de Paris ou de Londres.' Nous eûmes avec le serviteur nègre Dahel une conversation plus intéressante et plus instructive. C'était un homme d'une intelligence remarquable ; il parlait avec une certaine lenteur, mais d'une manière fort judicieuse, et connaissait parfaitement toutes les divergences qui séparent les Nedjéens des autres peuples de la Péninsule. Comme la plupart des gens de couleur, il éprouvait une antipathie profonde pour les doctrines fatalistes, se déclarait admirateur passionné de Moseylemah et ne cachait pas le mépris que lui inspiraient les croyances wahabites. Suivant lui, l'enseignement du malheureux rival de Mahomet avait une grande analogie avec celui qui plus tard illustra le nom d'El-Karmout. L'insurrection carmathe fut probablement en effet le produit tardif des semences déposées sur les côtes du golfe Persique par les compagnons de Moseylemah, lorsque, reculant devant les armes victorieuses de Khalid, ils vinrent chercher un refuge dans l'Hasa et le Katif. Ce fait explique la haine implacable des carmathes contre ceux qui marchaient sous la bannière de l'Islam et les cruautés dont furent accompagnées leurs incursions dans le territoire nedjéen, car ils ne pouvaient pardonner aux descendants de Tamim d'avoir.

renié la cause de la patrie.

Pendant que nous nous entretenions ainsi, le flot, montant paresseusement, nous poussa en pleine mer. Mais le vent du nord qui avait jusque-là si bien favorisé nos desseins, faisaitplace maintenant à de violentes rafales; pendant vingt-quatre heures, il nous fallut courir des bordées sans avancer beaucoup; enfin, dans l'après-midi, nous arrivâmesauprès des Bahraïn ou plutôt

de Moharrek, nom que l'on donne souvent à l'île septentrionale, rése rvant pour la seconde, qui est beaucoup plus grande, le nom de Bahraïn. Un étroit bras de mer, à peine large d'un mille, les sépare l'une de l'autre. Il est si peu profond que j'ai vu des cavaliers et même des piétons le traverser pendant le reflux. Les deux îles ont des côtes fort basses, Moharrek n'est même pour ainsi dire qu'un écueil qui dépasse à peine le niveau de la mer; cependant elle a un sol sablonneux, un climat salubre, tandis que le rivage occidental de Bahraïn, formé d'une terre végétale noire et compacte, absorbe l'eau comme une éponge. L'île méridionale s'élève vers l'est et présente de petites collines que les Arabes décorent du nom de Djebal (montagnes), mais qui, en réalité, n'atteignent pas la hauteur des Grampians.

Avant de mettre pied à terre, j'ajouterai qu'entre le Katif et Bahraïn, la profondeur des eaux ne dépasse pas trois brasses; en beaucoup d'endroits, la marée basse laisse même le lit de la mer complètement à sec. Il n'y a pas lieu de craindre ici les brisants et la violence des vagues, mais à chaque moment on court risque d'échouer; aussi les marins ont-ils coutume de jeter l'ancre pendant la nuit, et de naviguer le jour seulement, précaution fort ennuyeuse pour les voyageurs.

La ville de Moharrek, située sur la côte méridionale de la petite île qui a pris son nom, se déroule comme une longue bande blanche sur le bord du canal ; en face d'elle, Menamah élève ses rangées de maisons sur la plage septentrionale de l'île Bahraïn.

Les deux ports ont une situation analogue à celle de Douvres et de Calais, heureusement il n'existe pas entre eux la même hostilité; aucune flotte, mouillée dans les eaux de Menamah, n'a jamais menacé le territoire de Moharrek. Cette dernière ville offre aux yeux un aspect très-pittoresque. Ses maisons, que fait ressortir la couleur sombre des huttes de palmiers, — l'extrême douceur du climat rend ce genre d'habitations d'un usage très-fréquent, — les vastes palais de la famille des Khali-f ah, deux ou trois forts situés près du rivage, une batterie de côte qui de loin produit un effet assez imposant, tout cela forme un ensemble digne assurément de tenter le crayon, sinon le pinceau d'un artiste. Je regrettais vivement de n'avoir pas les objets nécessaires pour en prendre l'esquisse, quoique, à vrai dire, une

pareille occupation eût été peu opportune en présence d'Arous el-Khalifah.

Des cabanes de palmiers, entremêlées de bosquets de dattie - s et de modestes villas, se groupent le long de la côte aux environs de Moharrek; dans trois semaines, nous visiterons la ville, dont je donnerai au lecteur une description détaillée.

Menamah, malgré son étendue considérable, renferme moins de palais que sa rivale, et n'offre pas le même déploiement de citadelles et de fortifications ; elle est le centre du commerce, Moharrek celui du gouvernement. De la mer, on n'aperçoit qu'une faible portion de la ville; le terrain est si plat que les premières rangées de maisons et de magasins cachent les autres édifices.

Un seul monument rompt l'uniformité de la perspective, c'est le palais d'Ali, frère de Mohammed, et vice-gouverneur de Menamah. Sur la plage, couverte de vase et de cailloux, s'élèvent les cabanes des marins, habitations qui n'ont pas la plus légère prétention à l'élégance. A l'ouest et au sud, s'étendent des bois épais; enfin les mâts de bateaux de pèche et des petits navires dont la rade est encombrée, forment devant la ville une sombre palissade qui en rend l'aspect plus triste encore.

Le soir nous jetâmes l'ancre devant Moharrek; 'une barque se détacha aussitôt du rivage, et conduisit nos nobles compagnons à la résidence du vice-roi; pour nous, qu'aucune affaire n'attirait dans l'île, nous passâmes la nuit à bord du cutter. Le lendemain, nous nous frayâmes un passage au milieu des nombreuses barques de pêcheurs qui boulinent dans les eaux du canal de Bahraïn, et, une heure après le lever du soleil, nous débarquions sur la côte de Menamah.

Les étrangers, qu'ils soient nombreux ou non, qu'ils viennent du nord ou du midi, attirent ici peu d'attention. Nous traversâmes la plage d'un pas rapide, pensant que peut-être AbouEysa nous attendait dans la ville. Laissant donc notre léger bagage dans la douane, simple hangar rempli de marchands et de capitaines de marine qui fumaient tous avec une telle ardeur qu'ils étaient enveloppés d'un nuage épais, nous nous dirigeâmes vers le café le plus voisin. Ces sortes d'établissements sont en Orient ce qu'étaient autrefois en Europe les boutiques des barbiers; tous les étrangers s'y rendent, chacun y vient apprendre ou raconter les nouvelles. Depuis huit mois, je n'avais pas mis

le pied dans un café, car je visitais des pays trop sauvages et trop fanatiques pour adopter un semblable usage, mais Bahraïn n'a jamais fait partie de l'empire wahabite, son atmosphère morale ressemble plutôt à celle de la Perse. Nous prîmes place sur les bancs garnis de nattes, au milieu d'une foule d'oisifs dont les costumes égayaient le regard par leurs couleurs éclatantes et nous demandâmes quels étaient les derniers étrangers arrivés d'Adjeyr, port où le guide avait dû s'embarquer. En même temps un garçon vêtu d'une veste blanche nous servait une tasse de café, après avoir préalablement rempli un énorme narghilé de tabac d'Oman, l'abomination des Nedjéens, mais ici, nous avons changé tout cela (sic).

Personne n'avait entendu parler d'Abou-Eysa, ce qui, du reste, n'avait rien d'étonnant. Le vent du nord avait favorisé notre traversée de Katif à Menamah, il devait au contraire arrêter un voyageur partant d'Adjeyr. Nous sortîmes du café pour parcourir les rues de la ville et demander à tous ceux que nous rencontrions des nouvelles de notre ami; enfin, honteux d'une recherche qui ressemblait à une mystitication, nous jugeâmes qu'il était plus sage de nous assurer un logis où nous pussions attendre l'arrivée d'Abou-Eysa.

Ce n'était pas chose facile. Menamah, comme la plupart des villes orientales, n'a pas d'hôtels pour recevoir les étrangers.

Pendant plusieurs heures, nous errâmes sur les places, regrettant vivement de n'apercevoir aux murailles des maisons aucune de ces affiches hospitalières qui en Europe sollicitent le voyageur. Enfin nous entrâmes dans un élégant petit café situé près de la plage. Le propriétaire, Arabe fort poli, eut compassion de notre embarras, et, emmenant avec lui Barakat, tandis que je restais à examiner un télescope qui passait pour un objet de grande curiosité, il s'occupa de nous chercher un logement.

Tous deux revinrent au coucher du soleil, apportant la bonne nouvelle qu'ils avaient trouvé un appartement convenable pour notre court séjour. Nous devions maintenant résoudre une difficulté assez embarrassante à la douane, où l'on avait prélevé sur notre bagage un droit arbitraire de cinq tomans d'argent, d'après le principe généralement en usage dans les ports de mer d'exploiter le plus possible les étrangers. Mes lecteurs remarqueront à cette occasion que la monnaie de Perse remplace ici celle

d'Arabie, substitution avantageuse, car elle rend les calculs beaucoup plus faciles. Nous nous sentions maintenant forts de notre alliance avec le propriétaire du café, et en outre nous fûmes appuyés par un jeune marin qui demeurait à côté du logis pour lequel nous venions de traiter. Ce dernier prit en main notre cause, nous conseilla de ne rien payer au-dessus du tarif légal, et avec son aide nous réussîmes à faire entendre raison aux avides publicains. Plaçant ensuite nos bagages sur un âne, nous traversâmes la place du marché, accompagnés de nos nouveaux amis; quelques ruelles tortueuses nous conduisirent à notre destination, et après avoir franchi une porte étroite nous nous trouvâmes dans un grand enclos formé par une palissade haute d'environ huit pieds. Elle renfermait deux longues cases en feuilles de palmier, l'une pour nous, l'autre pour notre marin et sa famille. Notre demeure avait environ trente pieds de long sur dix de large et autant de hauteur ; une cloison clayonnée partageait l'intérieur en deux compartiments inégaux; le plus petit servait de réserve, le plus grand d'habitation. Le plancher était couvert, suivant l'usage, d'une épaisse couche de menus coquillages presque tous du genre des hélices, et dont chacun est long d'un huitième de pouce au plus. Les enfants vont chercher sur le rivage cette sorte de poudre qui entretient la propreté et la sécheresse; on avait étendu pardessus une grande natte rouge. A peine avions-nous pris quelques dispositions pour embeller et meubler l'appartement, que nous reçûmes la visite du propriétaire lui-même qui, sortant de la jolie maison en briques qu'il occupait dans le voisinage, vint voir notre commencement d'installation; ses serviteurs apportèrent bientôt pour les nouveaux hôtes un repas composé de riz, de poissons, de crevettes et de légumes. Nous invitâmes les amis dont l'obligeance nous avait procuré cet asile, à partager notre souper, et nous passâmes tous ensemble une soirée fort agréable, rendue plus douce encore par le sentiment de calme et de sécurité qui remplissait nos âmes et que nous n'avions pas souvent éprouvé depuis notre départ de Jaffa.

Le lendemain matin, nous nous mîmes de nouveau en quête d'Abou-Eysa, mais sans aucun succès. Pas un bâtiment n'était venu d'Adjeyr depuis plusieurs jours, et le vent du nord, qui soufflait avec violence, devait retarder l'arrivée du guide.

Nous étions au 28 décembre 1862, notre attente se prolongea, au milieu d'alternatives d'espoir et de désappointement, jusqu'au 8 janvier de l'an de grâce 1863. Dans l'intervalle, ayant peu de chose à faire, — nous avions abdiqué nos fonctions médicales pour devenir tout à fait des gentlemen,—nous acquîmes

sur la ville et ses habitants des notions que je vais brièvement résumer. Peut-être ne sont-elles pas nouvelles pour le lecteur, car plus d'un Anglais a déjà visité les îles Bahraïn. Cependant beaucoup de gens voyagent sans jamais décrire les lieux qu'ils ont parcourus ou du moins sans en donner une fidèle image.

Pour nous, allant et venant par les rues, tantôt nous entretenant avec un ami, tantôt assistant à une dispute, nous ne tardâmes pas à connaître Menamah aussi bien que si nous eussions grandi dans son enceinte.

La ville s'étend beaucoup plus en longueur qu'en largeur; près de la mer, elle a environ un mille et demi, tandis que du côté de la terre, les maisons ne s'avancent pas à plus d'un tiers de mille.

Le rivage est élevé de douze pieds au-dessus de la marée montante; le sol s'abaisse ensuite vers l'intérieur et l'eau saumâtre qui filtre à la surface fait présumer que, sur plusieurs points, l'île doit être, comme la Hollande, moins haute que la mer environnante. La plupart des habitations sont de simples huttes de feuillage; elles varient de grandeur, mais elles suivent un alignement assez régulier; presque toutes sont occupées par des fils de Neptune, pêcheurs, matelots, capitaines de marine, etc. ; aussi, à chaque pignon, flotte un morceau d'étoffe fixé en guise de banderole au bout d'une perche pour indiquer d'où le vent souffle. De grandes maisons construites dans le style persan s'élèvent au milieu de ces cabanes, ou forment dans la ville des quartiers séparés. Elles sont élégantes et spacieuses, ornées d'arcades ogivales, de balcons, de terrasses, de portiques, de fenêtres treillissées. Là demeurent les riches habitants de la ville, les négociants, les propriétaires, les fonctionnaires publics. Malheureusement, une grande partie de ces bâtiments tombent en ruines et ne présentent plus que des colonnades brisées, des monceaux de décombres, tristes preuves d'une décadence dont j'expliquerai tout à l'heure les causes. Près de la mer on a bâti le marché, labyrinthe d'étroits passages, protégés les uns par une voûte, les autres par une toiture de chaume; au milieu se

trouve une petite place couverte, dans laquelle est situé le principal café de la ville; il en existe encore au moins une vingtaine d'autres près du rivage. Les divers quartiers de Menamah possèdent plusieurs mosquées. Quelques-unes appartiennent aux sunnites, le plus grand nombre aux shiites.

A l'extrémité méridionale de la ville et tout près de la côte, s'élève l'imposante résidence du sous-gouverneur Ali-ebn-Khalifah. Quelques jardins entourent les maisons, mais la végétation en est rare et chétive, car le sol convient peu à la culture. A un demi-mille de distance cependant, l'œil découvre des bosquets touffus de palmiers. En face des habitations se déploie la baie qui présente tantôt un bassin baigné par des eaux clapotantes, tantôt une surface de sable humide, tantôt des vagues d'une profondeur considérable; elle offre chaque jour, entre la marée haute et la marée basse, une différence presque aussi tranchée que celle du Wash. On y découvre une multitude de navires de toutes dimensions, depuis le plus grand jusqu'au plus petit bâtiment arabe, cutters, smacks, bateaux pêcheurs, les uns amarrés au rivage, les autres à demi engravés, ou flottant au loin dans les eaux profondes. Les rigueurs de l'hiver sont inconnues ici, le climat est fort doux, le ciel, presque toujours sans nuages; la chaleur même devient rarement excessive.

Au delà de Menamah s'étend une plaine saline, stérile et marécageuse, à l'extrémité de laquelle on a construit une citadelle carrée dont le style rappelle la forteresse romaine de BoroughCastle, aux environs d'Yarmouth ; celle de Bahraïn est seulement un peu plus haute. Bâtie par les princes carmathes aux jours de leur éphémère puissance, elle est aujourd'hui complètement démantelée; les enfants viennent jouer au milieu de ses ruines, et les habitants y rattachent une foule de légendes fabuleuses.

De nombreux sentiers, traversant la plaine dans toutes les directions, conduisent à de petits villages uniquement composés de huttes de palmiers comme les « ganws » de Ceylan et de Djafnapatam. Plus loin se dresse la montagne solitaire sans laquelle Bahraïn ne serait autre chose qu'un banc de sable.

L'île a cinquante milles de long et trente de largeur. A l'exception du port de Menamah, elle est rarement visitée par les étrangers et l'on doit reconnaître qu'elle offre peu d'attraits. Le Nedjed a de meilleurs pâturages, l'Hasa de plus riches planta-

tions, toutes deux, un climat plus salubre. Les cinquante ou soixante villages disséminés dans l'intérieur sont presque isolés de la capitale, aussi les habitants ont-ils un aspect sauvage et grossier. Shiites pour la plupart, ils sont animés d'une haine violente contre les sunnites et les wahabites; unNedjéen oserait à peine s'aventurer parmi eux. Le sol fournit à leur subsistance et à l'alimentation de la ville de Menamah, mais aucun produit n'est exporté au dehors. La population des côtes vit de pêche, et quelques indigènes des montagnes demandent à la chasse de chétives ressources. Bahraïn compte environ soixante-dix mille � âmes.

Qu'ils soient ou non d'origine nabathéenne, les habitants de Menamah forment maintenant une race hybride, fondue dans un type facile à reconnaître. Ils participent de l'Arabe et de l'Hin dou : leurs yeux ont cette expression indéfinissable particulière aux populations maritimes, et sur leurs traits arrondis on peut lire la placidité de leur caractère. Leur taille n'est ni grande ni petite, leur teint ni blanc ni bronzé, ils ne sont enfin ni laids ni beaux; mais ils ont un air d'intelligence et de bonne humeur, des manières franches et polies. Ils aiment le commerce et la navigation, et me parurent plus propres aux arts de la paix qu'à celui de la guerre. Par une anomalie difficile à expliquer, les sunnites de Menamah, qui représentent le sixième de sa population, ne sont ni hanbélites comme les Arabes, ni hanifites comme leurs voisins les Afghans, ni shafites comme les musulmans de Bagdad et de Bassora; ils appartiennent à la secte des malékites, dont la doctrine est répandue surtout en Egypte et dans le nord de l'Afrique. Cependant il n'existe aucune commu- J nauté de race entre Tunis et Bahraïn. i De nombreux étrangers se mêlent aux indigènes; quelques familles, retenues par les profits du commerce et de la pêcherie de perles, sont établies dans Menamah depuis plusieurs générations, mais elles gardent encore le costume et la physionomie de leurs ancêtres. Le vêtement aux brillantes couleurs du Persan, la veste jaune de l'Omanite, la chemise blanche du Nedjed, la robe rayée de Bagdad, contrastent avec les costumes des habitants de Bahraïn; ces derniers portent un turban rouge et bleu, une tunique frangée de soie qu'ils serrent autour de la taille à la façon des Banians et recouvrent d'un léger manteau flottant

On rencontre aussi des marchands hindous venus du Guzzerat ou du Katch, et que leur apparence étrangère fait aisément reconnaître au milieu de la foule.

Quand la dynastie carmathe perdit sa prépondérance, les Bahraïn devinrent tributaires de la Perse. Mais au commencement du siècle dernier, les Omanites ayant secoué le joug de Téhéran, voulurent étendre leur protectorat sur les deux îles, afin de contre-balancer l'influence du gouverneur de Shiraz. Nous avons vu qu'à son tour Abdel-Aziz-ebn-Saoud plaça Bahraïn sous la domination wahabite. Les Nedjéens déployèrent dans ce pays le fanatisme de leur secte, fanatisme particulièrement odieux à un peuple que de fréquentes relations avec les nations voisines disposent à la tolérance, et qui, malgré ses aptitudes commerciales, a un goût prononcé pour les jeux, les réunions, les divertissements de toutes sortes. Quand la chute de Dereyah mit fin à leur domination, les îles Bahraïn, replacées sous l'autorité de leurs anciens chefs, les El-Khalifah, reconnurent de nouveau la suzeraineté de Téhéran. Bientôt après, Saïd, sultan des Omanites, s'empara de plusieurs possessions maritimes de la Perse, et, de par la loi du plus fort, rendit Menamah tributaire. Pendant ce temps, le vautour wahabite avait guéri ses blessures, il déployait ses ailes dans l'Hasa et jetait sur Bahraïn un regard avide. Le récit des expéditions navales entreprises contre l'île me fit rire plus d'une fois; les naturels en parlent avec autant d'ironie qu'un vainqueur de Trafalgar pourrait le faire de la bataille d'Actium ; les Nedjéens sont à coup sûr supérieurs en courage, mais grâce au nombre et à la stratégie maritime, les habitants de Bahraïn remportèrent la victoire. Après avoir livré près de Darim un combat très-vif dans lequel ils perdirent plusieurs de leurs bâtiments, les Wahabites réussirent à tromper la vigilance de l'ennemi et à descendre dans l'île. Une fois à terre, ils marchèrent sur Menamah, mais là, ils se trouvèrent pris dans les pièges que leur tendit l'habile Ali-ebn-Khalifah. Cernés de toutes parts, ils ne purent regagner leurs embarcations qui tombèrent au pouvoir des habitants. Le sous-gouverneur se montra généreux envers les prisonniers; autorisé par son frère Mohammed, il les renvoya dans l'Hasa chargés de présents, et porteurs de messages pacifiques. Les dissensions de la famille des Khalifah, qui avaient fourni à Feysul un prétexte pour envahir Bahraïn,

s'étant alors terminées pacifiquement, Mohammed, pour affermir le sceptre dans sa main, sollicita l'alliance des Wahabites et consentit à leur payer un tribut annuel. Toutefois, quand il a besoin de protection et d'appui, ce n'est pas vers eux, c'est vers la Perse, l'Oman ou même la Turquie que se tournent ses regards. Depuis quelques années, l'Angleterre exerce aussi une certaipe influence dans les îles Bahraïn ; malheureusement, on ne peut dire que cette action ait jusqu'ici été avantageuse aux habitants.

C'est à Bahraïn que commencent véritablement les pêcheries de perles, elles s'étendent sur le rivage oriental de l'île et sur les côtes du golfe Persique, depuis le promontoire de Katar jusqu'aux frontières du Shardjah dans l'Oman. On trouve bien quelques huîtres perlières le long des plages du Katif, mais elles ne donnent lieu qu'à une exploitation insignifiante. Autour de Bahraïn, au contraire, elles sont en si grande abondance que la pêche occupe la moitié des habitants de l'île. Mohammed-elKhalifah s'en est arrogé le monopole; il prélève une taxe sur les bateaux, un droit sur tous les produits, et quiconque prendrait une huître sans en avoir préalablement reçu l'autorisation, s'exposerait à un châtiment sévère. Le nombre des barques qui se livrent à la pêche des perles sur les côtes de Bahraïn est d'au moins deux ou trois mille, cependant l'on se plaint que les bras ma nquen t à l'exploitation. On emploie particulièrement les nègres pour la partie sous-marine du travail, car ils sont excellents plongeurs; toutefois, ils ne peuvent rester sous l'eau plus de deux minutes. Ces gentlemen à la peau d'ébène sont très-nombreux dans l'île; n'étant pas retenus par la crainte des Wahabites, ils dansent, jouent du violon et du bandjo, font en un mot mille folies enfantines, liberté plus chère à tout véritable fils de l'Afrique que les droits politiques et civils.

Les classes pauvres trouvent dans la pêche un travail lucratif depuis avril jusqu'à octobre ; les riches s'adonnent au commerce, soit dans l'île même, où ils trafiquent avec les nombreux étrangers qui affluent à Menamah, foit sur les côtes voisines depuis Bassora jusqu'à Bombay, depuis Kurratchi jusqu'à Zanzibar.

Cependant les Baharinah (nom par lequel les habitants de Bahraïn sont désignés en Arabie) ont moins d'habileté pour nouer des relations, moins d'ordre pour conduire leurs affaires que les Omanites et les Hindous établis sur leur territoire. En re-

vanche, nul ne les égale en Orient sous le rapport de l'adresse manuelle; les artisans de toute sorte, forgerons, armuriers, sculpteurs sur bois, tisserands, teinturiers, excellent dans leurs différentes professions, où ils déploient un goût artistique trop souvent étranger à l'Europe. La médecine et la science sont aussi en arrière qu'il est possible de l'imaginer. Quant à l'agriculture, la pauvreté du sol entrave ses progrès; les productions de Bahraïn, si l'on en excepte ses énormes citrons, sont moins que médiocres. L'humidité rend la végétation abondante, mais la qualité laisse beaucoup à désirer. Ainsi, l'île est remplie de magnifiques dattiers qui donnent des fruits détestables.

Il me reste à dire quelques mots des richesses du règne animal : les chameaux ont été importés de la côte arabe; les pauvres bêtes paraissent malheureuses, l'humidité du sol n'étant pas appropriée à leur constitution. Les bœufs et les vaches sont en grand nombre, quoique maigres et fournissant une viande de qualité très-inférieure. Il y a peu de moutons dans l'île; quant aux ânes, comme il arrive souvent dans de semblables conditions, ils réussissent beaucoup mieux que les bestiaux. Les poissons de toutes sortes abondent sur les côtes, je ne sache pas de pays au monde qui soit aussi richement doté par la nature sous ce rapport. Ils forment la principale nourriture des habitants, et l'on peut dire que le carême dure ici toute l'année.

Cette denrée coûte à peine un vingtième du prix qu'il faut la payer sur la côte de Syrie, à Beyrouth ou à Seyda, par exemple, et son excessif bon marché contribue encore à faire négliger l'élève du bétail. Bref, Bahraïn est fille de l'Océan, et l'Océan sera toujours son meilleur nourricier.

Le gouvernement actuel de l'île ne mérite qu'une estime médiocre. Avant la première invasion wahabite, Bahraïn avait atteint un degré de prospérité auquel elle n'a pu remonter depuis, si nous en croyons la tradition locale, que confirme du reste le témoignage muet de maisons en ruines et de khans renversés. Les absurdes entraves, la politique inflexible des sectaires nedjéens ont eu pour effet immédiat de détruire le commerce et d'éloigner les marchands. Quand enfin, vers 1818 ou 1819, l'île fut délivrée de l'oppression étrangère, et attirée dans le mouvement progressif de l'Oman, elle recouvra en partie son ancienne activité, jusqu'au moment où des désordres de famille survenus

parmi ses chefs, déterminèrent une intervention de la Perse et plus tard du Nedjed, ce qui mit un nouvel obstacle à ses progrès.

Le caractère personnel du vice-roi a beaucoup aggravé les maux du pays. Ce gouverneur est un parfait sybarite, qui chaque quinzaine prend une femme à l'essai pour ainsi dire ; chaque quinzaine aussi voit un nouveau divorce, suivi d'un nouveau mariage, le tout accompagné d'une grande pompe, de frais considérables, de prodigalités excessives pour pensionner les anciennes amours et acheter les nouvelles; sans parler de la scandaleuse publicité donnée à ces transactions dont les turpitudes auraient fait rougir Messaline elle-même. Mohammed ne paraît pas songer le moins du monde au bien-être de ses sujets; aussi imprévoyant, aussi impolitique que Charles II, il a tout fait, par ses envahissements au dehors, ses exactions à l'intérieur, pour ruiner son pays et réduire ses sujets à l'expatriation. Le wahabisme, sans force pour améliorer les mœurs, tout-puissant pour fausser les esprits, exerce une large influence dans la capitale et concourt à augmenter la misère du peuple. Les cc saints » ont vu avec une vertueuse indignation les abominations des Shiites et le polythéisme indien toléré si près de leur terre bénie. Une petite colonie de Juifs, dont la présence dans une ville peut être regardée comme le thermomètre de son bien-être, s'est trouvée en butte à de telles vexations que les malheureux ont été obligés d'aller chercher ailleurs moins de théologie et plus de bon sens. Les Banians ont été aussi plusieurs fois sur le point de prendre une semblable résolution. Enfin les indigènes euxmêmes ont émigré et émigrent chaque jour, portant la richesse dans les ports de mer où ils vont -s'établir, appauvrissant leur ancienne patrie. De Mascate à Bassora, les deux rives du golfe Persique sont, -à l'exception de Barr-Faris, -littéralement peuplées par les habitants de Bahraïn, marchands, boutiquiers, artisans, pêcheurs, journaliers; une colonie de deux ou trois cents d'entre eux a fait depuis quelques années de la petite île de Djes, qui était auparavant inhabitée, l'un des points commerciaux les plus importants de ces mers. Mais c'est sur le territoire omanite, l'État le plus avancé peut-être de l'Orient, au moins sous le rapport de la tolérance, que les exilés de Bahraïn ont trouvé asile et protection.

Si par sa conduite envers ses sujets, Mohammed-ebn-Khalifah

s'est attiré une haine profonde, les Wahabites en ont provoqué plus encore. Cependant, comme les indigènes de Bahraïn sont doux et pacifiques, leur désaffection ne se traduit que par des plaintes ou par l'exil volontaire; les révolutions populaires selon la mode européenne sont, par malheur peut-être, inconciliables avec le caractère asiatique. De toutes les citations que l'on pourrait appliquer à l'Orient, la plus fausse serait le distique bien connu :

How small, of all that human hearts endure That part which laws or kings can cause or cure '!

Le poëte pensait peut-être à l'Angleterre quand il écrivait ces lignes épigrammatiques, qui ne sont pas vraies de tous points, même dans le monde occidental. Mais en laissant l'Europe de côté, le lecteur peut juger si rois et gouvernements ont, en Orient, le pouvoir de blesser et de guérir.

On parle beaucoup à Menamah, non moins que dans l'ïïasa, de ce que nos diplomates appelleraient « une annexion » à quelque gouvernement plus libéral. Cependant, ni Téhéran, ni Constantinople n'offrent les conditions désirables; et, quant à l'Oman, il n'a pas en ce moment assez de puissance; peut-être.

mais je ne veux pas hasarder des conjectures imprudentes. Je me contenterai de présenter une courte observation. Quel que soit le futur maître de l'Orient, il fera bien de prendre pour règle de conduite une tolérance absolue envers ses sujets shiites, sunnites ou païens, de ne se laisser influencer ni par sa religion particulière, ni par ses usages et ses préjugés nationaux, mols qui, en Asie du moins, ont une signification à peu près identique. Je ne veux pas dire par là qu'un gouvernement étranger soit tenu d'honorer de sa présence les processions de Jagernaut, ou, qu'à l'imitation de ce qui se passe en Algérie, il doive employer les revenus de l'État à bâtir des mosquées, et commencer toutes ses proclamations par des formules musulmanes. La tolérance consiste simplement à ne pas intervenir dans les matières philosophiques et religieuses, car elles ne sont pas du ressort des gouvernements. La liberté aidera plus au développement moral d'un

1. Combien sont logera comparés au poids de douleurs qui accable le cœur humain, Les maux que les institutions et les rois peuvent causer ou guérir!

peuple que la sollicitude inquiète de l'État. De même que la vertu, la vérité « n'a pas besoin d'un éclat étranger, elle brille de sa propre lumière1, » tandis que, pour emprunter les remarquables paroles de lordMacaulay, « si le mensonge est sans force contre la vérité seule, il devient pour elle un adversaire redoutable quand elle s'appuie sur le pouvoir. » La tolérance exerce une action salutaire, non-seulement elle assure l'ordre, la tranquillité, le bien-être social, mais elle contribue au progrès intellectuel et religieux. Les gouvernants, oublieux de leurs véritables devoirs, et qui cherchent à imposer ce qu'ils devraient seulement encourager, n'atteindront pas le but de leurs imprudents efforts.

Il n'est pas plus facile de contraindre les esprits à recevoir la vérité, que de les retenir dans l'ignorance et l'erreur; l'histoire des colonies européennes dans l'ancien et le nouveau monde le prouve d'une manière surabondante. Sans doute il faut une grande habileté pour naviguer entre ces deux écueils, Charybde et Scylla des hommes d'État modernes, mais celui qui jette son navire sur les rochers ou qui le conduit trop près du gouffre, se montre mauvais pilote et l'on a lieu de lui reprocher le naufrage causé par sa faute.

Pendant les douze jours que nous attendîmes l'arrivée d'AbouEysa, nous passâmes de longues heures dans les différents cafés de la ville, surtout dans celui dont le maître s'était montré si bienveillant envers nous. Là nous rencontrions des Persans, venus pour prendre leur café du matin, des capitaines de marine omanites, hindous, beloutchis; nous nous entretenions avec eux tandis qu'ils fumaient une once au moins de tabac dans leurs narghilés au tube de roseau, et le temps nous paraissait moins long qu'il ne l'est ordinairement sur une terre étrangère.

D'après la position des îles Bahraïn, le lecteur doit penser que la profonde ignorance du Nedjed fait place ici à certaines notions géographiques, bien restreintes il est vrai. Les noms des «Ingliz » et des « Fransiz » sont familiers aux habitants de Menamah; les Allemands et les Italiens, dont les vaisseaux n'ont jamais visité ces côtes, ne figurent pas encore dans le vocabulaire indigène; quant aux Portugais et aux Hollandais, tout souvenir en paraît effacé. Il n'en est pas de même des Russes ou « Moscop, » leurs

1. Diyden.

relations avec la Perse les font connaître et redouter dans l'île entière. Les affaires de Téhéran et de Constantinople ne sont pas l'objet de discussions moins vives que la politique envahissante du Nedjed; les contes de matelots, le commerce, parfois même la littérature, servent aussi de sujet aux entretiens, mais pendant toute la durée de mon séjour, je n'entendis pas un mot de controverse religieuse. Au lieu de zélateurs fanatiques et de chameliers bédouins, nous rencontrions à Menamah « des hommes du monde, connaissant le monde comme des hommes. » C'était pour mon esprit un grand soulagement.

Le temps que nous ne passions pas au café se partageait entre les consultations médicales, les visites et les excursions dans la campagne ; nous parcourûmes plusieurs villages dans l'un desquels se tenait une foire hebdomadaire absolument semblable à celles d'Hofhouf et de Mebarraz.

L'incident le plus remarquable dont nous ayons été témoins fut une tempête terrible accompagnée d'une pluie diluvienne, de grêle et d'éclairs. Les vagues mugissaient avec une fureur qu'on n'aurait pas attendue de la mare vaseuse qui forme le détroit ; le vent déracina les arbres, enleva la toiture des huttes de feuillage, quoiqu'elles fussent solidement assujetties par des cordes et des liens d'osier. De sinistres nouvelles arrivèrent bientôt de tous les points de la côte, annonçant le naufrage d'un grand nombre de bâtiments, et nous commençâmes sérieusement à craindre que notre ami Abou-Eysa « fût couché sous les eaux, de cinq brasses profondes, » entre Adjeyr et Bahraïn, et près de subir la transformation chantée par Ariel 1. Le guide, ainsi que nous l'apprîmes de lui-même quelques jours plus tard, était sur le point de s'embarquer, quand il fut surpris par l'orage ; après avoir attendu longtemps et s'être laissé tremper jusqu'aux os, dans l'espoir que la tempête lui permettrait enfin de partir, il s'était vu obligé de retourner à un village situé près de la côte, où il avait attendu un temps plus favorable.

J'ai peu de chose à dire du sous-gouverneur et des fonctionnaires publics; nous les évitions autant que possible, les rapports des habitants ne nous ayant donné aucun désir de les

1. Ses os en corail sont changés, Ce qui était ses yeux perles est devenu.

connaître. Je ne pense pas du reste que des relations plus étroites nous en eussent fait concevoir une meilleure opinion.

Enfin, le 6 janvier, le vent tourna au sud, et le 9 du même mois, l'ami que nous attendions depuis si longtemps arriva suivi d'une escouade entière de serviteurs. Accompagné de ses trois Arabes, de deux esclaves nègres et d'un jeune garçon mulâtre, tous richement vêtus et porteurs de sabres à poignée d'argent, Abou-Eysa, couvert d'un manteau brodé d'or, avait l'air d'un fiancé qui se rend à l'église, et nous ne pûmes, en le voyant, réprimer un sourire. Ce pompeux équipage avait pourtant sa raison d'être. Le guide se rendait sur la côte d'Abou-Shahr en qualité de chef officiel de la caravane qui partait pour La Mecque. Or, les Persans sont un peuple vaniteux et plein d'ostentation ; pour leur inspirer de la confiance, il faut étaler un grand luxe et jouer le rôle d'un haut personnage.

Sans cette précaution, ni les patentes de Feysul, ni les lettres de créance de Mahboub n'auraient suffi pour réunir autour d'AbouEysa son troupeau shiite. Notre ami apportait avec lui une riche pacotille que, par esprit d'aventure et amour de la contrebande, il avait débarquée derrière un petit promontoire situé près de la ville, échappant ainsi à la rapacité de la douane, mais non sans courir le risque d'être découvert par les garde-côtes. Une fois à terre, il s'établit avec sa suite dans une des plus belles maisons de Menamah, qu'il ouvrit à tout venant, et qui devint le rendez-vous des amateurs de nouvelles et des buveurs de café du voisinage.

Le guide ne nous avait pas oubliés; il nous proposa, pour continuer notre voyage, divers projets qui furent tour à tour discutés longuement; nous adoptâmes enfin celui que notre ami jugeait préférable et en vue duquel il avait apporté une partie de ses marchandises. Le plan était bien imaginé; malheureusement, des circonstances imprévues l'empêchèrent d'avoir le résultat que nous en attendions.

Abou-Eysa s'était procuré vingt caisses des excellentes dattes appelées khalas et avait acheté quatre magnifiques manteaux de la manufacture d'Rofhouf; tissés et brodés par les mains les plus habiles. L'un d'eux surtout était d'un travail si riche et si admirable, qu'il semblait ne convenir qu'aux épaules d'un roi.

Les autres, d'une moindre élégance, devaient être confiés à l'un

des serviteurs d'Abùu-Eysa et remis en son nom à trois chefs dont les domaines s'étendent entre Bahraïn et Mascate; plusieurs caisses de dattes étaient jointes à ce présent pour en augmenter la valeur. Le guide destinait le quatrième manteaù et un tiers au moins des fruits savoureux au sultan omanite, dont la protection lui avait été plus d'une fois utile. Le lecteur n'ignore pas que les Orientaux offrent souvent de semblables dons aux souverains, uniquement comme témoignage de gratitude, et sans se proposer aucun but particulier. Le chef ou le prince qui reçoit ces cadeaux en donne ordinairement d'autres en retour et promet d'accorder son patronage quand l'occasion le rendra nécessaire. Il fut décidé que j'accompagnerais le messager d'Abou-Eysa, sous prétexte de chercher dans l'Oman des plantes médicinales rares et curieuses, et qu'à l'abri de mon titre de savant docteur, j'étudierais le pays, protégé par le sultan dont le présent du guide avait pour but de m'assurer les bonnes grâces. Je me rendrais ensuite dans la ville d'Abou-Shahr, où Barakat m'attendrait avec Abou-Eysa, car ce dernier comptait y passer environ trois mois pour réunir les pèlerins et f iire les préparatifs nécessaires au voyage de La Mecque.

Notre ami nous persuada que Barakat ne devait pas m'accompagner. L'excursion projetée ne manquerait sans doute pas de donner lieu à des découvertes intéressantes, mais elle était aventureuse et requérait une grande prudence. Mon compagnon et moi nous envisagions avec tristesse une séparation que mille circonstances pouvaient prolonger au delà du terme fixé; il s'en fallut peu en effet qu'elle ne devînt éternelle, au moins en ce monde. Cependant, ma présence auprès du messager d'Abou-Eysa paraîtrait sans doute assez étrange; celle d'un tiers éveillerait infailliblement les soupçons. De plus, la saison était peu favorable pour les voyages maritimes ; à quoi bon courir tous deux le danger d'un naufrage? La moitié du trajet devait être fdite par mer, et les côtes du golfe Persique, dangereuses en hiver, même pour les navires européens, l'étaient bien davantage pour des matelots arabes. J'engageai donc Barakat à prendre patience, car il m'était impossible de laisser échapper l'occasion qui s'offrait à moi de visiter l'Oman, bien que cette première exploration dût être assez superficielle.

Yousef-ebn-Khamis, ainsi se nommait mon futur compagnon

de route, était un personnage fort singulier, qui rappelait les types bouffons si admirablement peints par Shakspeare ; spirituel, plein de verve et d'entrain, mais tête sans cervelle, il excellait à raconter une foule d'histoires tantôt pathétiques et tantôt joviales. Cet homme, assez mauvais drôle du reste, avait une qualité qui palliait ses nombreux défauts, c'était son attachement sans bornes, j'allais dire son adoration pour AbouEysa. Grâce à la générosité, à la rare bonté de cœur de notre guide, Ebn-Khamis s'était vu soustrait à une affreuse misère et placé dans une position modeste, mais honorable. Depuis cinq ou six ans qu'Abou-Eysa habitait Hofhouf, il avait été constamment pour Yousef le meilleur des amis, celui qu'on est sûr de trouver quand on a besoin d'aide et de secours, et jamais l'insoucieuse prodigalité de son protégé n'avait ralenti la munificence du guide.

Pendant sa jeunesse, Ebn-Khamis avait servi dans les troupes nedjéennes, c'est-à-dire qu'on l'avait armé d'une lance lors de la lutte soutenue par Feysul contre Ebn-Theneyan. Il avait aussi pris part à l'expédition entreprise par les Wahabites pour s'emparer du sceptre de la mer en conquérant les îles Bahraïn ; mais, dans ces deux occasions, il avait imité la poltronnerie d'Horace à la bataille d'Actium, et il n'éprouvait pas plus de confusion que le poëte romain à raconter sa ridicule couardise.

Bien qu'assez aventureux sous d'autres rapports, l'effusion du sang lui inspirait une horreur qui eût fait gloire à un membre de laSociété de la Paix ; il poussait même si loin cette aversion, qu'il n'aurait pu voir tuer le mouton destiné à son repas. Yousef avait alors environ trente-six ans; il était grand et avait des traits assez beaux, bien que leur expression eût parfois quelque chose de comique. Il portait une courte barbe noire à laquelle se mêlaient quelques poils gris, résultat de la frayeur qu'il avait éprouvée en voyant un de ses camarades tué près de lui dans un combat. Ces signes prématurés de vieillesse contrastaient d'une manière étrange avec son visage jeune et riant, aussi servaient-ils de texte à plus d'une raillerie. Il était, du reste, le premier à en rire. Car Yousef « non-seulement avait de l'esprit, mais encore il en donnait aux autres, » comme le bon Falstaff, bien qu'au physique il fût exactement l'opposé de notre jovial chevalier.

Nous avions déjà fait connaissance à Hofhouf, où Ebn-Khamis était l'hôte assidu d'Abou-Eysa, et nous étions en d'excellents termes. Je n'éprouvai donc pas de difficultés à le prendre pour guide; de son côté, il n'opposa aucune objection, bien qu'il ignorât le but réel de mon voyage.

Les choses ainsi convenues, nous attendîmes une occasion favorable pour partir; mais le vent demeura contraire jusqu'au 23 janvier, où, profitant d'une brise du sud et d'un bon navire, Abou-Eysa et ses compagnons s'embarquèrent avec Barakat pour Ahou-Shahr ; Yousef et moi nous devions traverser le canal le jour suivant, afin de nous rendre à Moharrek et, de là, au port de Bedaa, sur la côte du Katar, où résidait Mohammed-ebnThani, le premier et le plus voisin des chefs auxquels nos présents étaient destinés.

Par un de ces pressentiments que nous éprouvons souvent sans pouvoir en donner une explication satisfaisante, je confiai à Barakat la garde de mes papiers, de mes notes, et de tout ce que j'avais de précieux, sauf une petite somme d'argent destinée à pourvoir aux besoins imprévus du voyage. Heureuse précaution, sans laquelle le présent ouvrage n'aurait jamais paru.

Ce fut par une belle et radieuse journée, qu'après bien des souhaits pour une prompte réunion et des recommandations comme ont coutume d'en faire des amis au moment du départ, nous nous séparâmes les uns des autres. Abou-Eysa en compagnie de Barakat et de ses serviteurs se rendit à bord du schooner; tandis qu'Yousef-ebn-Khamis et moi nous restions au logis où nous passâmes dans la solitude une assez triste soirée. Nous soupâmes ensemble du mieux que nous pûmes, et notre entretien ce soir-là ne fut pas très-animé. J'éprouvais un singulier sentiment de solitude; mais l'espoir d'un voyage intéressant, suivi d'un prompt retour, me rendit bientôt courage. Yousef, fort attristé d'abord du départ de son patron, se tranquillisa en prédisant qu'Abou-Eysa aurait une heureuse traversée exempte de mal de mer et de tout péril. Nous fûmes tous deux déçus dans notre espérance, comme la suite le fera voir.

Le lendemain matin, nous prîmes un petit canot, et sans être inquiétés cette fois par les officiers de la douane, dont toute la surveillance se borne aux importations, nous nous rendîmes à

Moharrek. Le navire avec lequel Abou-Eysa avait traité pour notre passage était mouillé près de la citadelle qui s'élève à l'extrémité orientale de la ville. Pour y arriver, il nous fallait parcourir un quart de mille à travers des sables humides et sur un petit promontoire semblable à une digue, juste assez large pour que l'on eût pu établir une chaussée au milieu de la vase.

Enfin, nous atteignîmes le grand fort carré solidement construit et muni de pièces de canons un peu différentes, il est vrai, des modèles de Woolwich; il est situé à l'extrémité de la pointe de terre et entouré d'un mur extérieur d'une étendue considérable. Ce bâtiment était autrefois occupé par une garnison de Bahraïn; il sert maintenant d'écurie aux magnifiques chevaux de Mohammed-ebn-Khalifah, Deux dromadaires paissaient au pied des murs ; le sultan omanite venait d'en faire don au vice-roi en reconnaissance de la suppression de quelques taxes douanières. Ces animaux étaient deux spécimens de la pure race de l'Oman : l'élégance de leurs formes, leur œil plein d'éclat, leur robe d'un gris argenté, leur allure légère suffisaient pour les distinguer de tout autre espèce et justifiaient leur réputation.

Notre bâtiment mouillait à la pointe du promontoire ; il était mal construit, mal gréé, mal manœuvré, mais ces défauts nous importaient peu, car nous n'avions pas l'intention de nous rendre plus loin que le Katar; l'embarcation la plus légère, pourvu qu'elle possède un pilote expérimenté, peut s'aventurer presque sans crainte sur ces eaux paisibles, auxquelles les Arabes ont donné le nom de Bahr-ul-Benat (mer des jeunes filles) soit par allusion à des sirènes, soit en raison du caractère sympathique, doux et souriant de la baie qui présente ainsi, -par son peu de profondeur, je suppose, — l'image d'une aimable jeune lady. Nous portons nos bagages à bord, nous les recommandons aux soins du capitaine, vieillard dont la longue barbe aurait été aussi blanche que la neige s'il avait pris soin de la mieux laver, et après avoir reçu l'assurance que tout serait prêt pour le départ le lendemain matin au lever du soleil, nous retournons à la ville.

En somme , Moharrek présente beaucoup d'intérêt, bien qu'elle ne renferme pas d'édifice très-important. Elle est surtout curieuse par son aspect perso-arabe, ses jolies maisons,

sa grande place pavée, ses hautes banquettes adossées partout le long des murs; elle se distingue aussi par l'amoncellement de sa population qui lui donne un caractère tout différent de celui des autres villes arabes, où la valeur du terrain paraît être une considération fort secondaire. Sous le rapport du commerce, elle est inférieure à Menamah; son marché a moins d'étendue et réunit une foule moins nombreuse; mais pour la propreté , elle l'emporte de beaucoup sur cette dernière ville, peut-être par la raison que donne le proverbe arabe « où il n'y a pas de bœufs, la mangeoire est toujours propre. » On remarque çà et là plusieurs palais spacieux qu'habitent divers membres de la famille El-Khalifah. Je sortis avec Yousef pour visiter un chef nommé Hamid, oncle du gouverneur actuel; nous fûmes reçus avec une grande politesse par ce dignitaire qui me témoigna un intérêt si vif, que j'eus beaucoup de peine à trouver des prétextes plausibles pour ne pas accepter ses offres amicales de patronage ; il ne parlait de rien moins, si je me fixais à Moharrek, que de me faire nommer médecin de la famille royale. Après cet entretien, nous allâmes demander un logement pour la nuit à un ami d'Yousef, nommé Moghith. C'était un lettré paisible, natif de l'IIasa, et qui gagnait sa vie en exerçant tantôtla profession de copiste, tantôt celle de maître d'école. Il n'est pas rare qu'une seule personne cumule ces deux fonctions en Orient; et comme on ne connaît ni les imprimeries, ni les éditeurs, les scribes peuvent réaliser de beaux bénéfices. En outre, Moghith était affilié aux kadérites, dont les dogmes étranges et l'orthodoxie suspecte mériteraient une étude plus longue que ces quelques lignes. Je me bornerai à dire qu'Abd-el-Kadir-el-Ghilani, fondateur de la secte, en admettant, — ce qui est peu probable, qu'il n'ait pas prétendu aux honneurs divins, s'était du moins attribué une place plus haute que celle de Mahomet, et qu'il laissa pour héritage à ses adorateurs un système panthéiste légèrement voilé par un semblant d'islamime.

Les membres de cette curieuse association, — tous ceux au moins avec lesquels je me suis trouvé en rapport, — se distinguent par leur urbanité envers les étrangers; notre hôte était sous ce rapport un modèle. Il aborda bientôt les sujets religieux ; — on n'en pouvait guère entendre traiter d'autres sous son toit, — et j'eus le plaisir de reconnaître que mon nouvel

ami faisait preuve d'autant de logique dans ses idées que de sincérité dans ses convictions, qui s'appuyaient presque uniquement sur la large base d'un spiritualisme applicable à tous les temps et à tous les pays, parce qu'il est fondé sur le sentiment profond des droits de la Divinité et des devoirs de l'homme : ses déductions morales ne le cédaient en rien à ses principes métaphysiques; je renverrai les orientalistes qui voudraient se faire une idée précise de sa doctrine au célèbre Tcyat-cl-Kubra du grand poëte kadérite Omar-ebn-el-Farid.

Bien qu'en d'autres occasions j'aie déjà tenté de donner quelclues extraits de poésies arabes dans le genre élégiaque ou dithyrambique, mes lecteurs ne seront peut-être pas fâchés de voir quel vol la Muse orientale prend pour s'élever vers le ciel.

Je vais donc transcrire ici une courte pièce de vers qui me fut récitée par Moghith pendant une conversation dont le sujet était « le pays inexploré dont aucun voyageur n'est jamais revenu. » Notre hôte en avait cependant une notion, sinon plus claire, au moins plus consolante que celle d'Hamlet dans son fameux monologue. Cette poésie a en outre l'avantage de traduire fidèlement l'inspiration commune à tous les kadérites, quoiqu'elle ne leur soit pas particulière.

Moghith me raconta qu'un jour le fameux Ahmed-el-Ghazali, natif de Thous en Perse, — les orientalistes reconnaîtront en lui l'auteur de Lobab-el-Ah,ya qui, florissait vers l'an 1180 de notre ère, — avait dit à ses disciples : « Allez et m'apportez des vêtements blancs tout neufs, car le roi me mande en sa présence. » Ils sortirent pour exécuter l'ordre de leur maître ; lorsqu'ils revinrent, ils trouvèrent Ahmed mort et près de lui un papier sur lequel étaient écrits les vers suivants : Dites à mes amis, quand ils me verront étendu sur ma couche funèbre, Quand, revêtus d'habit de deuil, ils pleureront ma mort, Dites-leur que ce cadavre insensible n'est pas moi; C'est mon corps, mais je ne l'habite plus.

Je suis une vie qui ne s'éteint pas ; les restes qu'ils contemplent Ont été ma demeure passagère et mon vêtement d'un jour.

Je suis l'oiseau, ce corps était ma cage,

J'ai déployé mes ailes et quitté ma prison.

Je suis la perle, il était l'écaille Qui demeure ouverte.et abandonnée, parce qu'elle est sans valeur.

Je suis le trésor, il était le charme jeté sur moi Jusqu'au jour où le trésor a repris son éclat.

Grâces soient rendues à Dieu qui me délivre Et m'assigne une place dans l'éternelle demeure.

Je converse maintenant avec les bienheureux, Je vois la Divinité face à face et sans voiles.

Je contemple dans ce miroir sublime Le passé, le présent, ce qui n'est pas encore.

J'ai aussi une nourriture et un breuvage, mais les deux sont une même chose,

Ineffable mystère, connu seulement des cœurs qui s'efforcent d'en être dignes.

Ce n'est pas le vin si agréable au palais des hommes qui étanche ma soif, Ce n'est pas l'eau non plus, c'est le pur lait d'une mère.

Comprenez et méditez la pensée secrète Que j'enveloppe ici de symboles et de figures.

Mon voyage est terminé, je vous laisse dans l'exil; Comment vos misérables tentes m'auraient-elles fait oublier la patrie?

Laissez tomber en ruines ma demeure, brisez ma cage, Que l'écaillé périsse avec les illusions de la terre; Déchirez le vêtement, le voile jeté sur moi, Ensevelissez ces dépouilles et vouez-les à l'oubli.

N'appelez pas la mort du nom de mort, car elle est en réalité La vie véritable, le but de nos ardents désirs.

Pensez avec amour au Dieu qui est amour, Qui se plaît à récompenser nos efforts, et venez vers lui sans crainte.

Du sein de mon bonheur je jette les yeux sur vous, esprits immortels comme moi, Et je vois que nos facultés sont les mêmes, nos destinées semblables.

Je ferai observer que « l'eau et le vin » si dédaigneusement bannis par le poëte des demeures célestes, figurent au nombre des délices du paradis mahométan ; un autre passage fort remarquable, qui prouve combien étaient anti-islamites les doctrines de Ghazali, est celui où il nie la résurrection des corps, si énergiquement aftirmée par Mahomet. Pendant qu'il récitait ces vers, Moghith, en véritable Oriental, tomba dans une sorte d'extase, et versa d'abondantes larmes. Pour Yousef, — pareil à l'hôte des Deux Genlilhommes de Verone, qu'avaient bercé les chansons de Thurio et les discours de Sylvia, —il dormait profondément. A une heure assez avancée de la soirée, Moghith et moi suivîmes son exemple.

Je fus éveillé vers minuit par de formidables coups de tonnerre auxquels succéda bientôt une violente tempête; le vent et la pluie firent rage tour à tour, si bien que le lendemain matin, non-seulement, il nous fut impossible de nous embarquer, mais encore de mettre le pied hors de la maison. J'expri-

mai à Yousef la crainte qu'Abou-Eysa n'eût été surpris par la rafale avant d'être arrivé sur la côte d'Abou-Shahr. Nous apprîmes plus tard que la tourmente, atteignant notre ami au moment où il doublait le Ras Halilah, avait failli le rejeter sur les plages .de Bahraïn et avait mis sa vie en péril.

Yousef et moi, nous restâmes prudemment au logis, et le surlendemain seulement, quand la tempête eut calmé sa fureur, nous rappelâmes à notre capitaine les engagements qu'il avait pris.

Le vieillard cependant refusa de mettre à la voile, alléguant que la mer était encore trop houleuse pour une embarcation comme ia sienne. Il ne nous restait autre chose à faire que de nous résigner. Nous nous promenâmes à travers la ville, puis après -de longues stations dans les cafés, nous visitâmes un village suburbain où, malgré la pauvreté du sol, quelque Amphion de Moharrek avait créé une 'petite plantation. Nous retournâmes ensuite converser avec notre hôte. Moghith détestait les wahabites du fond du cœur ; il leur reprochait de l'avoir contraint à quitter l'Hasa et les appelait des fanatiques bigots ; ceux-ci, de leur côté, le regardaient comme un hérétique, accusations qui, dans tous les pays, s'entraînent l'une l'autre.

Enfin, le 26 au matin, noire vénérable Palémon revint, en nous engageant à nous rendre sur son bâtiment qui se balançait près du promontoire. Moghith, avec trois ou quatre de ses -coreligionnaires, nous accompagna jusqu'au rivage. J'exprimai au kadérite l'espoir de le revoir à mon retour de l'Oman : « Promettons de nous retrouver dans un monde meilleur, me répondit-il, la réunion sera moins passagère. » Ce disant, il me pressa la main et nous partîmes.

Un léger canot nous conduisit à bord du navire. Près de l'endroit où nous nous embarquâmes, je fus témoin d'un curieux phénomène : une source d'eau douce jaillissant au milieu des flots salés du golfe, à cinquante mètres de la plage. Les nymphes de Moharrek, les pieds dans la mer, une jarre de faïence sur la tête, s'avançaient vers un petit rocher d'où la gerbe limpide s'échappait avec une telle violence qu'elle chassait les vagues saumâtres et formait un large cercle d'eau potable dans lequel les naïades plongeaient leurs vases, faisant entendre de joyeux éclats de rire. Notre bâtiment, de la grandeur d'un brick, était chargé d'un équipage fort varié ; des passagers de tout âge

et de tout sexe, mais appartenant aux classes les plus pauvres, six ou huit matelots, enfin des troupeaux de moutons, s'entassaient pêle-mêle sur le navire, qui n'offrait pas la moindre cabine où nous pussions nous réfugier. Yousef et moi nous nous installâmes à l'arrière du pont et, peu d'instants après, le capitaine leva l'ancre. Les flots étaient encore agités, aussi mes compagnons avaient-ils le mal de mer ; pour moi, grâce à mes longs voyages et aux gros temps dont j'avais souvent fait l'épreuve, j'étais exempt de ce fâcheux ennui.

Nous avançions rapidement, laissant sur notre passage maint banc de sable et maint récif, dont le changement de couleur des vagues trahissait la présence; à notre droite s'étendait la côte de Bahraïn, avec ses plages monotones parsemées çà et là de quelque chétifs villages. Le soir, nous arrivâmes en vue de la pointe occidentale du Katar, désigné sur beaucoup de cartes par le nom de Bahran, quoique personne en Arabie ne l'appelle ainsi. Bahran est simplement le nominatif du mot dortt Bahraïn est le génitif; nos géographes, je suppose, auront été trompés par une phrase obscure qu'ils auront mal comprise. Les rivages tristes et stériles du Katar sont bordés de rochers d'une faible hauteur ; de distance en distance, s'élèvent des tours de garde semblables à celles que l'on aperçoit sur la côte de Syrie, et que la tradition attribue à l'impératrice Hélène, mère de Constantin.

Au milieu de la nuit, nous fûmes réveillés par le bruit que faisait la quille du navire heurtant contre les récifs. Il s'ensuivit une telle confusion, des manœuvres si singulières, qu'il fallut un hasard providentiel pour nous tirer de péril. Le lendemain, exposés comme nous l'étions à toutes les injures du temps, nous eûmes à essuyer les rafales d'un vent impétueux qu'accompagnait une pluie abondante ; nous doublâmes cependant le Ras Rekan, cap qui forme la pointe la plus septentrionale du Katar et dont le front orgueilleux est couronné de rochers. Je remarquai sur les hauteurs une forteresse qui protège, me dit-on, un village caché dans une gorge voisine.Poussés par une brise favorable, nous arrivâmes le 28 devant Bedaa. La ligne de côtes que nous avions suivie depuis le Ras Rekan est fort escarpée; nous y avions compté tout au plus six villages uniquement habités par des pêcheurs. Dès que nous

• eùmes jeté l'ancre, Ebn-Khamis se rendit à terre, afin d'offrir ses hommages au gouverneur et de s'assurer un logement; pour moi, en raison de l'heure avancée, je préférai passer la nuit sur le navire. Le lendemain matin, mon compagnon étant venu me prendre, nous traversâmes tous deux l'espace liquide qui nous séparait de Bedaa, principale ville du Katar.

C'est la pauvre capitale d'une pauvre province. Que le lecteur se représente une longue chaîne de montagnes basses, arides et brûlées, dont quelques arbres solitaires varient à peine l'aspect monotone; à leurs pieds s'étend la plage, formée de boue et de sables mouvants que borde une rangée de varechs plongés au milieu de la vase qui porte ici le nom de mer. Si du haut des collines nous jetons un coup d'œil sur le pays, nous apercevrons de maigres pâturages où, pour chaque brin d'herbe, on rencontre au moins vingt cailloux. De loin en loin se groupent des habitations de l'apparence la plus misérable, cabanes de pisé, huttes de feuillage, qui rivalisent entre elles de laideur et de malpropreté; ce sont les villages ou, pour me servir de l'expression employée par les habitants, les villes du Katar. Mais quelle que soit la stérilité du pays, il est voisin d'une région plus aride encore, dont les habitants s'efforcent souvent d'acquérir par la violence ce que leur refuse un sol ingrat. Aussi les villages sont-ils entourés de solides murailles et même gardés par des forteresses, qui semblent au premier abord n'avoir pas plus de raison d'être que n'en a la tour de Londres en plein dix-neuvième siècle. C'est que le Katar possède des trésors et qu'il faut les dérober à l'avidité des pillards.

D'où peut venir cette opulence dans un pays si pauvre, et en quoi consiste-t-elle? Cette plage fangeuse, ces habitations malpropres ne sont pour ainsi dire que les monceaux de scories accumulés auprès d'une mine ; le gisement lui-même, riche et inépuisable, s'étend non loin de là ; c'est l'Océan, voisin aussi hospitalier que la terre se montre avare. Les plus belles pêcheries de perles du golfe Persique se trouvent sur les côtes du Katar, et l'abondance de leurs produits paraît presque incroyable. C'est donc de la mer que les habitants tirent leur subsistance; c'est sur la mer qu'ils habitent, passant une moitié de l'année à recueillir les perles, l'autre à les vendre. Leurs véritables demeures sont les innombrables barques qui garnissent la

côte; quant aux huttes construites sur le rivage, elles servent à cacher leurs trésors ; tout au plus sont-elles habitées par les femmes et les enfants. et Depuis le premier d'entre nous jusqu'au dernier, me disait un soir Mohammed-ebn-Thani, nous sommes les esclaves d'une seule maîtresse : la perle. » En effet, toutes les pensées, toutes les conversations, toute l'activité des habitants se concentrent sur cet unique objet, le reste est regardé comme un passe-temps qui ne mérite pas de fixer l'attention.

J'ai parlé de voleurs et de pillage. La population du Katar sèmble avoir peu de chose à craindre d'ailleurs ; trop occupée pour être guerrière, sa passive tranquiliité rend presque inutiles les rouages ordinaires de l'administration. L'autorité d'EbnThani est à la vérité reconnue dans la province entière, laquelle relève du sultan d'Om.an; mais le gouverneur de Bedaa ne possède guère qu'un pouvoir nominal sur les autres villages, dont toutes les affaires sont réglées par les chefs locaux. Aux yeux des habitants, Mohammed est un collecteur chargé de percevoir le tribut annuel établi sur les perles. Mohammed-el-Khalifah exerce aussi sur le Katar une sorte de contrôle, que ce digne personnage fait consister uniquement à choisir de temps à autre dans les différentes bourgades une jolie fille qui, pendant quinze jours ou un mois est élevée à la dignité d'épouse; un douaire la dédommage ensuite de la répudiation. Pendant que j'étais à Bedaa, le vice-roi de Moharrek se rendit dans une ville voisine nommée Douhah pour contracter un de ces faciles mariages qu'il rompt si aisément. L'union fut célébrée avec une grande pompe ; on consulta les lois du pays, on ordonna des réjouissances publiques, et Mohammed répandit à pleines mains les trésors de Menamah et de Moharrek pour satisfaire les caprices de ses passions.

Zabarah, la plus grande des îles quiavoisinent Bedaa, la seule qui ait une certaine importance territoriale, sert de résidence à l'un des El-Khalifah, mais elle n'a du reste aucun titre pour mériter une mention particulière.

Si le Katar jouit au dedans d'une paix qui n'est jamais troublée, il doit se défendre contre les incursions des Bédouins Menasir et Al-Morrah, tribus voisines de ses frontières, et dont les déprédations s'étendent depuis l'Hasa jusqu'à l'Oman proprement dit. Peu de nomades se sont rendus aussi redoutables

à la population sédentaire que ces clans belliqueux qui, s'il faut en croire la rumeur publique, ont amassé à l'aide du meurtre et du pillage des richesses considérables; ils possèdent en abondance des moutons et des chameaux, qu'ils ont arrachés à leurs paisibles propriétaires et qu'ils amènent dans les pâturages situés entre le désert et les montagnes qui bordent la côte. De là est venue la nécessité de construire des tours de refuge, bâtiments circulaires de vingt-cinq ou trente pieds de haut, dans lesquels on pénètre au moyen d'une corde, la porte étant élevée de quinze pieds au-dessus du sol. Quand ils sont surpris par une attaque imprévue, les villageois du Katar gagnent cet asile, tirent la corde après eux, et s'ils abandonnent le troupeau, ils sauvent au moins leur vie, car, pour escalader la muraille, il faudrait une adresse que ne possède aucun Bédouin. Quelquefois les Menasir, enhardis par l'impunité, — les habitants de Katar n'ont aucune prétention à l'audace guerrière, - attaquent les villages et emportent un butin plus précieux que des bestiaux.

En suivant la côte vers l'est, on rencontre le clan des BenouYass, peuplade demi-errante, demi-sédentaire, dont la principale occupation est de piller les bâtiments qui se livrent à la pêche des perles. Leurs sinistres exploits avaient fait donner au district entier le nom de « Terre des pirates. » La bourgade de Sour, simple agrégation de huttes réunies autour d'une forteresse en ruines, forme leur principal repaire. Bien que dépourvus de civilisation, les Benou-Yass, qui sont d'origine omanite, partagent les sentiments politiques et nationaux de leurs compatriotes. Ennemis implacables des musulmans et surtout des wahabites, ils n'hésiteront pas à marcher contre eux dès que l'occasion s'en présentera. Dans les expéditions dont le brigandage est le mobile, ils se joignent volontiers aux Menasir, dont cependant ils diffèrent sous le rapport de la race et des coutumes. Les nomades de cette tribu, d'après une tradition que confirment pleinement leur dialecte et les traits 1 de leur visage, descendent de la grande famille des Abs, à l laquelle appartenait le célèbre Antarah-ebn-Sheddad ; ils sont par conséquent d'origine nedjéenne, tandis que les Benou-Yass, sortis de la tribu kahtanite de Modhedj, habitaient autrefois l'Hadramaut, d'où ils se sont avancés vers le nord jusqu'au Katar.

Mais l'espérance du profit peut, comme la misère, produire de singulières associations. Depuis quelques années, l'audace des Menasir et des Benou-Yassa été réprimée par l'active énergie du représentant nedjéen de Bereymah, Ahmed-es-Sedeyri. (Le lecteur se souvient que son frère, Abdel-Mahsin-es-Sedeyri avait été notre hôte à Medjmaa.) Les pillards ont rencontré sur mer un ennemi plus redoutable encore; le pavillon rouge qu'ils avaient coutume d'arborer a pâli devant la croix de SaintGeorge, et désormais les pêcheurs de perles n'ont aucune violence à craindre dans le golfe Persique.

J'ai déjà parlé du clan des Al-Morrah, plus nombreux, plus étendu que celui des Menasir, mais heureusement moins agressif. Les Bédouins de cette tribu, qui sont attirés dans le Katar et l'Oman, tantôt par le commerce, tantôt par l'appât du butin, ne reconnaissent pas la suzeraineté wahabite; les uns payent un tribu au sultan omanite, les autres obéissent à des chefs particuliers.

Le climat du Katar est d'une grande sécheresse; l'humidité qu'apportent les brises de la mer disparaît bientôt devant le souffle aride du Dahna; le sol, fort pauvre, se compose de marne mélangée de sable; de maigres sources approvisionnent les puits laborieusement creusés dans la couche calcaire; les jardins sont petits et peu fertiles ; je n'ai vu nulle part ni champs de blé, ni bois de dattiers. L'air, dit-on, est très-malsain; peutêtre les eaux basses et stagnantes qui bordent la côte causentelles cette insalubrité.

Tel est l'aspect général du Katar. Dès que nous fûmes entrés à Bedaa, nous nous dirigeâmes vers le château, antique donjon entouré de dépendances qui paraissent mieux appropriées pour recevoir des marchandises que des hommes. Le gouverneur Mohammed-ebn-Thani, vieillard âpre au gain, habile et rusé, renommé pour sa prudence autant que pour la bienveillante familiarité de ses manières, était assis sur des nattes dans la cour de la forteresse. Il ressemblait plutôt à un avare marchand de perles qu'à un chef arabe. Autour de lui étaient groupés plusieurs individus dont la peau attestait les fréquents plongeons qu'ils faisaient dans la mer, tandis que l'habitude de calculer, les soucis du négoce avaient sillonné leur front de rides nombreuses. Quant à Ebn-Thani, s'il était, dans toute l'accep-

tion du mot, ce qu'on est convenu d'appeler « un homme pratique, » il avait su profiter du loisir que lui laissaient ses habitudes sédentaires pour cultiver son intelligence ; il était versé dans l'étude de la littérature et de la poésie, dont il aimait à s'entretenir. Il avait même quelque prétention à la science médicale, et possédait au moins autant de recettes infaillibles que les bonnes femmes du comté d'Essex ou du Lancashire. Du reste, jovial et de belle humeur, il lançait volontiers une plaisanterie, et chose plus rare, il savait recevoir de bonne grâce celle d'un autre.

Il me questionna sur le but de mon voyage; je répondis que je me rendais à Mascate, où je comptais trouver des plantes médicinales inconnues dans mon pays. Ebn-Khamis, fier du rôle important qu'il remplissait, grâce aux présents dont il était chargé, s'assit auprès du gouverneur ; il avait revêtu un manteau noir tout neuf et un turban de soie que lui avait donnés Abou-Eysa. Mohammed portait un vieux et sale turban bengali et une robe dont un épicier de Damas aurait eu honte.

Il témoigna ses regrets de ne pouvoir, faute de place, nous loger convenablement dans le palais. Après avoir jeté à la dérobée un regard sur les étroites dimensions de l'édifice et sur les murs percés de meurtrières, j'admis pleinement son excuse.

Ebn-Thani avait mis à notre disposition et fait préparer selon la mode du Katar, un magasin attenant à sa demeure, c'est-à-dire que, pour unique mobilier, on avait étendu des nattes sur le sol.

Nous exprimâmes notre reconnaissance d'une hospitalité qu'on regarde ici comme somptueuse, nous prîmes le café, nous nous entretînmes quelque temps, puis nous nous retirâmes.

Ebn-Khamis s'était empressé d'ouvrir ses bagages et d'offrir ses présents. Mais celui qui les recevait, le vieux marchand de perles, ne se décida pas aussi promptement à délier les cordons de sa bourse, et huit jours au moins se passèrent avant qu'une rétribution convenable eût été proposée. Ce délai, qui nous retenait dans de mauvais logements, était assez désagréable, d'autant plus que quatre jours suffisent largement pour connaître ce qu'il y a de curieux dans un pays aussi monotone. Néanmoins, le temps ne s'écoula pas tout à fait sans profit, car il me donna le loisir de faire plusieurs excursions dans le voisinage.

La ville de Bedaa n'est pas longue à explorer. Elle possède un

étroit et sale marché, où quelques boutiquiers et quelques arti-

sans de Bahraïn exercent leur modeste trafic ; les maisons, petites et sombres, sont séparées les unes des autres par des ruelles j irrégulières. Le nombre des habitants s'élève à environ six mille ; quelques colons de l'Hasa viennent parfois tenter lafortunèTclans le pays, mais avec peu de succès. Partout on rencontre des femmes de pêcheurs, portant leurs malpropres marmots, et des hommes en haillons, qui sont trop dévorés de soucis pour être sociables. Si nous descendons au rivage, nous y trouvons des rangées nombreuses de grands bateaux noirs dont les bords creusés indiquent les points où l'on descend les cordes des plongeurs ; une extrémité s'attache à la taille du pêcheur de perles, l'autre reste entre les mains de ses compagnons, qui le remontent à la surface quand il a besoin de respirer. Mes lecteurs peuvent maintenant se faire une idée de Bedaa et des séductions qu'elle offre aux yeux, aux oreilles, aux narines surtout des voyageurs; Ses habitants sont néanmoins bons et hospitaliers, mais l'excès du travail les accable; de plus, leur séjour prolongé au fond de l'ea j, joint aux privations et aux souffrances de toutes sortes qu'ils endurent en pleine mer pendant des semaines et des mois, donne aux hommes l'apparence d'un complet épuisement.

Il y a peu d'années encore, Bedaa n'avait ni mosquée, ni aucun autre édifice public d'adoration, et nous devons croire charitablement que chacun s'acquittait en particulier de ses obligations religieuses. Depuis la dernière invasion nedjéenne et l'établissement d'Ahmed-es-Sedeyri à Bereymah, il s'est produit un réveil en faveur de l'islamisme dans quelques parties du Katar,

et deux mosquées décorent maintenant la capitale. L'un de ces temples, situé au nord du château, est assez vaste, mais simple et sans aucune espèce d'ornements, comme l'exige l'orthodoxie wahabite. L'autre, construit à l'extrémité opposée de la ville, a plus d'élégance, et l'on y pénètre par un portique en arcades d'un style demi-persan. Mohammed-ebn-Thani, soit par des motifs politiques, soit par une conviction sincère, se montre dévot, et remplit souvent en personne les devoirs d'iman dans la grande Mosquée. La plus petite des deux mesdjid est ordinairement honorée par la présence de son fils aîné, Kasim, jeune homme plein de fougue, mais qui, pour l'avarice, ne le cède en rien à son père. Le château de ce prince, bâtiment carré muni

de créneaux et percé de fenêtres à ogives s'élève près de l'extrémité méridionale de Bedaa; au delà, des rochers ferment la baie.

Nous fûmes bientôt las de boire de mauvais café, — car ici la fève de l'Yémen cède la place au produit inférieur de l'Inde, contre lequel se révoltent les palais habitués au vrai moka; -las d'entendre ou de raconter de longues histoires dans le divan d'Ebn-Thani, las enfin de respirer l'air insalubre de la côte, nous résolûmes de rompre la monotonie de notre existence en faisant quelques excursions dans les localités voisines. Nous visitàmes d'abord Douhah, village situé au nord de Bedaa. Placé, comme l'indique son nom « d'entrée, » ou de « crique, » dans une petite baie profonde, il est adossé à des rochers hauts de soixante ou quatre-vingts pieds, qui lui donnent un aspect assez pittoresque. Mais ses maisons sont encore plus basses que celles de Bedaa, son marché plus étroit et plus sale. Deux forteresses le dominent : l'un s'élève sur le rocher voisin, l'autre dans le village; le gouverneur n'est guère qu'un collecteur d'impôts placé sous les ordres d'Ebn-Thani. Trois jours avant mon arrivée, Douhah avait reçu la visite du vice-roi de Bahraïn, qui poursuivait en ce lieu une de ses éphémères et charmantes conquêtes.

Je dirigeai ma seconde excursion vers Wokrah, ville égale en étendue à Bedaa, mais bâtie sur un point élevé du rivage, et dont l'apparence est beaucoup moins triste. Son jeune chef, nommé aussi Mohammed, bien qu'il n'appartienne pas àla famille des Ebn-Thani, me frappa par son intelligence et sa politesse ; en outre, son hospitalité l'emportait de beaucoup sur celle de son homonyme. Sous son patronage, plusieurs artisans et marchands des îles Bahraïn se sont établis à Wokrah, et la bourgade commence à prospérer. La route que nous suivîmes pour nous y rendre s'étend nue et stérile le long de la côte sur un espace de dix milles. Je fis le chemin sur un âne de louage, seul moyen de locomotion que l'on emploie au Katar pour les courts trajets.

Ma monture portait une selle de dame qui me donnait, non pas l'air d'un gentleman, mais du moins,sous un rapport, celui d'une lady, ma longue tunique arabe pouvant à la rigueur passer pour une robe d'amazone. Je ne pris avec moi aucun compagnon, tant les routes sont sùres dans ce pays, où l'activité des affaires ne laisse pas de place au brigandage.

Yousef Ebn-Khamis, qui songeait plus au gain qu'au plaisir, imagina que deux ou trois caisses de dattes seraient peut-être agréables à Kasim, fils du vieux chef, et qu'il devait essayer ses chances de réussite auprès de ce haut personnage. Le jeune prince de Bedaa s'était en ce moment rendu pour une partie de chasse à douze ou quinze milles au sud-ouest. Nous nous procurâmes des dromadaires, et nous nous mîmes en route sur des plateaux déserts et des terrains semés de cailloux. Pendant le trajet, nous rencontrions des bandes de femmes qui allaient chercher de l'eau à des puits éloignés, des troupeaux de moutons ou plutôt de chèvres, car il est assez difficile de distinguer les uns des autres, parfois un voyageur portant une lance à la main ou sur l'épaule en prévision des périls qu'offre une frontière fréquentée par des Bédouins. Pas d'arbres, peu d'herbes, et une bise glacée du nord.

Enfin nous atteignîmes une vallée verdoyante située au milieu d'ondulations et de collines sur la limite « du monde sauvage. »

C'( st là que, sous des tentes, bi vaquait le jeune chef avec sa suite, guettant les perdrix, les cailles et même les lièvres, ou pour parler plus juste, ces animaux hybrides, moitié lièvres, moitié lapins, qui habitent sur le continent arabe. Kasim avait avec lui une vingtaine de cavaliers et une demi-douzaine de magnifiques faucons, sans parler de deux couples de lévriers, que l'on nomme ici selaki; enfin, la partie était complète, il n'y manquait que le gibier.

Nous passâmes une demi-journée dans la société de son Altesse, et nous prîmes part à un repas arabe, animé par le récit d'aventures cynégétiques. Pour une description détaillée de cette chasse en Orient, je renverrai mes lecteurs à l'excellent ouvrage de Layard, qui porte le titre de Ninevch.

Je rencontrai là deux Bédouins appartenant, l'un à la tribu de Menasir, l'autre à celle des Morrah; ces hommes étaient parmi leurs compatriotes l'objet d'une vive admiration, car ils avaient traversé le grand désert pour se rendre dans l'Yémen. L'exploit qui les avait rendus fameux n'était, paraît-il, nullement prémédité; ils avaient simplement projeté de traverser l'Akhaf, chaîne de montagnes calcaires coupée de vallées fertiles qui occupe, au sud de l'Yémamah, le point désigné sur quelques cartes, par le nom de « Wadi Djebrin. » Nos deux amis avaient à régler (n cet endroit quelques affaires relatives à des cha-

meaux, mais ayant suivi une direction beaucoup trop méridionale, ils s'étaient égarés; errant de monticule de sable en monticule de sable, de vallée en vallée, rencontrant par bonheur tantôt une source saumâtre où ils remplissaient leurs outres, tantôt quelques palmiers nains, dont les fruits n'étaient pas « tout à fait immangeables, * ils avaient, après deux mois de marche dans la direction du sud-ouest, atteint Maarib sur la frontière de l'Yémen.

Pour revenir, ils prirent un chemin plus sûr, mais beaucoup plus détourné ; ils traversèrent l'Hadramant, et remontèrent ensuite la côte de l'Oman. Quand je les questionnai sur la longue ligne de rivages appelée souvent Mahra, ils me répondirent qu'elle ne renferme ni ville ni village, et qu'elle n'offre que des huttes de terre et des cabanes éparses de feuilles de palmiers, où habitent des hommes à la peau bronzée, qui parlent l'idiome abyssin. Ce sont, je crois, les Himyarites, qui ont été l'objet de savantes études, et qui paraissent en effet provenir d'une colonisation éthiopienne antérieure à la fameuse invasion d'Elisbaan le Nadjashite pendant le sixième siècle. Ils ont conservé jusqu'à ce jour la forme archaïque de leur langue maternelle. J'aurais eu un vif désir de visiter leur territoire, mais plusieurs raisons m'en empêchèrent, et je n'eus l'occasion de voir aucun de ses véritables habitants. Des informations postérieures, que j'ai recueillies dans l'Oman, ont confirmé de tous points les assertions de mes deux amis les Bédouins. Les Arabes de leur tribu, bien qu'ils ne sachent ni généraliser ni déduire les conséquences des principes, sont d'excellents observateurs des hommes et des coutumes, et je n'ai pas de motifs pour récuser leur témoignage dans un cas comme celui-ci, où il ne s'agit que de faits matériels.

La tradition, -je ne dis pas l'histoire, — fait d'Himyar, le prétendu fondateur de cette race, un petit-fils de Kathan, et un frère de Saba,lefameuxprince Yémanite.Maisles différences tranchées qui existent dans la conformation physique et dans la langue des deux grandes familles méridionales de l'Arabie nous donnent le droit de mettre en doute l'exactitude de cette généalogie; les mariages cependant ont pu, jusqu'à un certain point, suppléer à l'absence de parenté originelle. Une telle affinité et l'influence que l'esprit relativement organisateur des Abyssiniens aurait

exercée sur la mobilité arabe explique la grande expansion du nom et de la langue himyarites dans le midi, et même leur introduction au nord du désert syrien, sous la dynastie yémanite de Ghassan. Aujourd'hui encore il n'est aucun peuple avec lequel les Arabes s'unissent par le mariage aussi facilement qu'avec les Himyarites, tant les deux races ont de points de ressemblance.

Les historiens arabes, auxquels du reste les résultats des recherches modernes ont donné raison sur cette question, attribuent à la dynastie himyarite un rôle important dans l'histoire de l'Arabie méridionale, et les études de Welsted sur l'Hadramaut, ne permettent de conserver aucun doute à l'égard du caractère himyarite de cette province. Que l'on ait essayé de confondre, par une parenté imaginaire, l'origine des conquérants ou au moins celle de leurs chefs avec celle de la race conquise, c'est ce dont il n'y a pas lieu de s'étonner; nous avons déjà vu un exemple analogue dans la tentative faite pour rattacher à la famille kahtanite les Ismaélites du nord. De même, la vanité yémanite aura voulu se consoler de son assujettissement à une domination étrangère en imaginant une alliance, une parenté entre les vainqueurs et les vaincus. En outre, les Arabes de l'Yémen avaient très-probablement aussi une origine africaine, quoique plus ancienne encore; des alliances de famille ont donc aisément dû produire une affinité partielle dont les chroniqueurs mahométans se sont prévalus pour supposerl'homogénéité complète de la race arabe. En admettant qu'Himyar ait existé, il a pu, dans le but d'affermir sa puissance, épouser la fille de quelque keyl ou roi yémanite. Supérieurs aux Arabes leurs voisins, tant par les arts que par la science du gouvernement, les Himyarites devinrent les maîtres d'une grande partie de la Péninsule et fondèrent un puissant royaume. La conquête de l'Arabie méridionale accomplie au sixième siècle avec un plein succès par les Éthiopiens, qui reconnaissaient pour chef Abrahah, nous présente une tentative analogue; le chef kahtanite SeyfYézen ne put secouer le joug étranger avant que la Perse ne lui eût fourni l'aide de' ses armes et de ses trésors. Des annalistes arabes se sont efforcés de découvrir un compatriote dans le vainqueur, et de se soustraire à l'obligation désagréable de reconnaître que des étrangers étaient plus forts ou plus civilisés qu'eux-mêmes, c'est là un fait parfaitement naturel. Ainsi de

nos jours, les Persans ont voulu voir dans Alexandre le Grand un fils de ce même Darius qu'il défit à Arbèles; le conquérant macédonien, disent-ils, ayant été dans son bas âge « volé par une mendiante, » revint à la tête d'une armée revendiquer ses droits; tout cela afin que les Persans n'eussent pas la honte d'avoir été vaincus par des Grecs. Je sais en Occident des historiens qui ne se sont pas toujours défendus de semblables faiblesses.

Les Himyarites ne sont pas les seuls habitants de la côte sudorientale ; elle est aussi occupée par d'importantes colonies africaines, venues de Zanzibar et des îles voisines. J'expliquerai plus tard quel rôle jouent ces nègres dans les affaires du pays. Le Menasir officieux qui me donnait ces détails, enhardi par le succès de sa première excursion, me proposa de parcourir avec lui le Grand Désert et de visiter le Dofar et l'Hadramaut. Le souvenir des souffrances que j'avais endurées dans le Dahna et le Nefoud était encore trop présent à ma mémoire pour qu'une pareille expédition eût de quoi me séduire, je l'ajournai donc à une époque indéterminée. L'entreprise était assurément difficile et présentait des dangers sérieux, mais elle pouvait conduire à d'intéressantes découvertes.

Yousef-ebn-Khamis remit ses présents au jeune chef et ne reçut en retour que des remercîments assez dédaigneux.

Kasim me parut moins intelligent et moins aimable que son père; il a peu d'instruction, ce qui ne l'empêche pas d'être prétentieux et hautain; il affecte de porter le costume et d'adopter les usages des Wahabites, mais au fond du cœur il a plus de dévotion pour la diva pecunia que pour le Dieu du Coran. Les hommes de sa suite croient devoir se modeler sur le maître, aussi leur société est-elle également ennuyeuse et peu profitable.

Le lendemain matin, nous prîmes congé de Kasim, puis, suivant le chemin par lequel nous étions venus, nous retournâmes manger le poisson d'Ebn-Thani et boire son mauvais café. Ce fut seulement au bout de deux jours qu'un vent favorable nous permit de nous embarquer pour l'Oman. La route de terre nous aurait demandé au moins une quinzaine, en raison de la concavité du golfe; de plus, ce que nous avions entendu dire des Benou-Yass, de leurs habitudes déprédatrices, de leurs perfidies et de leurs violences, ne nous engageait nullement à faire l'essai

de leur hospitalité, surtout avec notre riche bagage. Enfin, au dire des Arabes, le pays était encore plus désolé, plus monotone que le Katar; les sables du Dahna s'avançaient jusqu'à la mer, et rien ne devait compenser l'ennui du voyage. Un coup d'œil jeté sur la carte fera comprendre au lecteur la nature de ce district.

Il nous parut donc préférable de suivre la voie de mer et de nous rendre directement à Shardjah, la première ville importante qui s'offre sur la côte d'Oman. Un jeune capitaine de navire, originaire de Charak sur la côte persane, offrit de nous prendre à son bord. Mais nous étions destinés à suivre un chemin moins direct que nous le pensions. « Le départ est certain, le retour ne l'est jamais, » dit un proverbe arabe.

Le 6 février, par une douce soirée qui promettait un magnifique lendemain, nous prîmes congé du gouverneur, fîmes nos adieux à trois ou quatre amis que nous avions déjà dans la ville, puis nous montâmes sur un petit canot dans lequel Faris, notre capitaine, nous attendait avec deux hommes pour nous conduire au vaisseau. Nous traversâmes le même espace vaseux que j'avais franchi à pied quelques jours auparavant, quand la marée basse laisse le rivage presque à sec. Le flux et le reflux n'arrivent ici qu'une fois en vingt-trois heures, tandis qu'à Bahraïn, sur les côtes de la Perse et de l'Oman, ils reviennent au bout de onze heures. La situation du Katar et du district des Benou-Yass, provinces enfermées dans un golfe profond, explique ce singulier phénomène; les Arabes se contentent de le signaler et de s'en étonner. Après avoir ramé pendant un quart d'heure, nous atteignîmes le vaisseau. Il était grand, bien construit, pourvu d'une élégante cabine, en somme, infiniment supérieur à la misérable embarcation qui nous avait amenés de Bahraïn à Bedaa. Disposé de manière à fournir une grande vitesse, il avait deux mâts, des voiles latines et un foc; l'avant et l'arrière étaient décorés de sculptures figurant des naïades, ce qui indiquait peu de soumission pour les lois du Coran, car le Prophète a sévèrement banni de l'ornementation artistique la reproduction des créatures douées de vie.

A notre arrivée sur le pont, nous fûmes cordialement accueillis par les hommes de l'équipage, qui tous étaient parents de Fâris à un degré quelconque. Un usage généralement suivi dans le

golfe Persique veut que le capitaine d'un navire considère comme ses hôtes les passagers admis sur son bord, et qu'il les reçoive à sa table, sans demander aucune rétribution supplémentaire.

Le lecteur a dû remarquer déjà qu'en Orient les étrangers ont avec leurs guides des relations étroites et amicales; il en est de même sur mer; tant que dure la traversée, marins et voyageurs semblent former une seule famille. Ces liens ne sont même pas brisés par la séparation, pendant plusieurs années ils créent une amitié sincère, à laquelle on peut toujours recourir avec confiance. De tels sentiments sont difficiles à comprendre en Europe; l'habitude des chemins de fer, des communications sûres et rapides les a fait disparaître, mais ils ont une grande force dans les contrées où tout voyage expose à des périls certains.

Yousef et moi, pensant qu'il était au-dessous de notre dignité de recevoir les bons offices de nos hôtes sans les reconnaître de notre mieux, nous offrîmes au capitaine un sac du meilleur café que nous eussions pu nous procurer à Bahraïn. Mais, avant de présenter au lecteur les habitants de Charak et du Barr-Fâris, je dois essayer de donner au moins une idée générale de ce pays.

Au nord du golfe Persique, depuis le Ras Nabend sur la côte nord-ouest, jusqu'au Ras Bostanah sur la rive orientale, s'étend une région resserrée d'un côté par la mer, de l'autre par de hautes montagnes. L'audace et le courage des Arabes l'ont arrachée à la faible main de la Perse, et une colonie de chefs nedjéens s'est établie sur cette plage où elle a fini par supplanter la population primitive. Les indigènes que n'avait pas soumis la force des armes se sont unis par des mariages aux nouveaux possesseurs du sol et ont formé avec eux une sorte de ligue contre le gouverneur de S hiraz, qui a la prétention d'étendre aujourd'hui encore son autorité sur le Barr-Fâris. Leurs hostilités envers la Perse ne sont pas les seules luttes qui mettent aux habitants les armes à la main; des dissensions intestines, causées par une soif égale de violence et de pillage, les divisent souvent, et la cruauté iranienne, qu'ils semblent puiser dans l'atmosphère même du continent, donne à leurs querelles une fureur inconnue en Arabie. Sous le premier empire wahabite, les chefs du Barr-Fâris, se rappelant leur origine, reconnurent la souveraineté des monarques nedjéens qu'ils considéraient

comme les alliés les plus propres à les défendre de la Perse.

Pour mieux mériter la protection des « saints, » ils adoptèrent dans toute leur rigueur les rites et les dogmes du nouvel islamisme, dont ils se proclament encore aujourd'hui les disciples, bien que le temps ait un peu calmé l'ardeur première de leur zèle.

Les chefs du Barr-Fâris se disent issus du clan des Meteyr, avec lequel, on s'en souvient, nous avons fait connaissance dans le Nedjed ; si la jalousie, l'amour de la discorde, du pillage et de la vengeance sont les signes auxquels se reconnaissent les descendants des clans nomades, les nobles arabes du Barr-Fâris ont des titres incontestables à cette origine. On retrouve aussi en eux l'inconstance et la légèreté des Bédouins, défauts qui les ont empêchés, qui les empêcheront toujours de cultiver les arts de la paix, de rendre profitables les conquêtes de la guerre.

Tel est le caractère des chefs. Le peuple, au physique et au moral, participe du Persan et de l'Arabe, à tel point qu'il est souvent difficile de distinguer les familles nedjéennes des familles shirazites. Leurs vêtements et leurs usages se rapprochent néanmoins de ceux de Téhéran. L'hospitalité, si franche et si généreuse dans la Péninsule, devient plus froide et plus circonspecte, la conversation avec l'hôte étranger, plus banale et plus cérémonieuse; enfin un sentiment de solitude, inconnu au voyageur qui séjourne au milieu des Arabes, pèse sur lui dans le Barr-Fâris. L'état général du pays est loin d'être prospère. Les attaques de la Perse, les discordes intestines, l'influence pernicieuse d'une religion étroite, ont à peu près ruiné le commerce, unique richesse de la côte. Les huîtres perlières n'habitent pas les eaux profondes qui baignent le rivage, le poisson même y est beaucoup moins abondant qu'au sud du golfe Persique, et l'agriculture suffit à peine à la nourriture des habitants. Aussi l'activité du Barr-Fâris s'était-elle de tout temps tournée vers le commerce que favorisaient l'excellente situation de ses ports et ses communications faciles avec l'intérieur du continent. La population se composait en grande partie de trafiquants et de marins, dont l'intelligence et la hardiesse étaient devenues célèbres depuis Bassora jusqu'à Mascate. Ils gardent encore aujourd'hui quelque chose de leur réputation nautique, mais le mahométisme entrave leurs aptitudes naturelles, et le nombre

de leurs navires, l'audace même de leurs matelots diminue chaque jour. Le wahabisme ne pouvait s'établir dans un pays auquel il fût plus contraire et où son action pernicieuse devînt plus évidente.

La brise favorable qui gonflait nos voiles semblait nous promettre une prompte traversée, mais le vent vira au sud, nous obligeant à nous écarter de notre route, tandis que la chaleur étouffante de l'atmosphère présageait un orage. Bientôt le ciel s'assombrit, et quand nous arrivâmes en vue de l'île d'Haloul, masse de rochers volcaniques qui s'élèvent perpendiculairement du sein de la mer, la brise avait fait place à de violentes rafales.

Du flanc des sombres pics jaillit une source d'eau vive bien connue des pêcheurs du Katar qui lui rendent de fréquentes visites.

Haloul, nue et aride, ne renferme du reste aucune population fixe; c'est un des nombreux îlots, ou plutôt des récifs, qui parsèment la baie; notre capitaine me dit en avoir compté jusqu'à trente-six^ sur lesquels sept ou huit au plus, couverts-d'une rare Végétation, méritent véritablement le nom d'îles.

Le soleil se coucha enveloppé d'épaisses vapeurs et le vent du sud-est souffla toute la nuit, nous chassant loin de Shardjah, dans la direction des eaux profondes connues sous le nom de Ghuùbat-Faris. Le capitaine essaya en vain de remettre le vais seau dans la bonne voie, il se vit obligé de renoncer à cet espoir et de cingler vers Barr-Fâris. Le lendemain, à midi, nous passâmes devant l'île basse et sablonneuse de Djes, où Bahraïn a fondé une colonie florissante. Peu apr~s, les contours arrondis du Djebel Atrandjah (montagne du Citron), puis la côte persane tout entière, apparurent à nos regards.

Cette région forme avec l'Arabie un contraste frappant. Les montagnes, dont plusieurs atteignent une hauteur de deux mille pieds, ont un aspect sauvage, moins désolé pourtant que les chaînes arides des plages arabes. Sur quelques points, les rochers baignent dans le golfe leurs larges bases; en d'autres, une bande de terre, sillonnée par des courants profonds, dont aucun cependant ne dure toute l'année, s'avance de deux ou trois lieues dans l'intérieur du pays jusqu'à ce qu'elle rencontre le pied des montagnes. Au delà de Charak, près du Djebel Atrandjah, une route large et pittoresque conduit à Shiraz, c'est par là que les armées persanes envahissent le Barr-Fâris. Sur les versants des col-

lines croissent des figuiers rabougris, des orangers et quelques autres arbres; dans la plaine, on aperçoit des bouquets de palmiers, mais ils sont maigres et peu productifs; autour s'étendent des champs tout juste assez fertiles pour empêcher les habitants de mourir de faim.

Charak était autrefois une ville importante, à en juger par l'étendue de ses remparts démantelés; aujourd'hui c'est un bourg d'environ deux mille âmes, situé au fond d'une baie demicirculaire que protègent deux promontoires élevés, et qui, à son tour, fait partie d'un golfe dont l'une des extrémités touche à Chiro, tandis que l'autre forme le Ras Bostanah. La ville, car ses habitants persistent à lui donner ce nom, est composée de blanches petites maisons d'un aspect fort propre; la mosquée, élégant édifice construit dans le style persan, date de la première dynastie wahabite. A quelque distance du rivage s'élève un fort situé sur une colline solitaire ; il servait autrefois de garnison à un corps de Beloutchis, troupes mercenaires qui mettent leur épée au service des grandes nations asiatiques.

Nous entrâmes dans le port deux heures avant le coucher du soleil, et nous débarquâmes sans peine sur le rivage légèrement incliné. Notre capitaine, dont la demeure se trouvait dans la ville, insista pour que nous fussions ses hôtes à terre comme sur son bord ; les usages du pays ne lui permettaient cependant pas de nous recevoir dans sa maison, car chez les habitants de Charak, le caractère hospitalier de l'Arabe se mêle à l'avarice du Persan et au rigorisme wahabite. En conséquence, Faris fit préparer pour nous une petite chambre dépendant de la mosquée, et destinée à recevoir les voyageurs; on y apporta des nattes, des coussins et une abondante provision de café, enfin le capitaine nous envoya par ses jeunes frères un excellent repas accommodé à la mode persane. L'usage de fumer n'est pas moins en horreur au Barr-Fâris qu'au Nedjed, et nous fûmes obligés de nous cacher soigneusement pour jouir de ce plaisir défendu. Quand nous étions assis à la porte de notre demeure, une foule de regards curieux se fixaient sur nous, mais personne ne vint nous visiter, aucune parole bienveillante, aucune marque d'intérêt n'interrompit le cours des réflexions auxquelles je me livrais sur la différence de mœurs et de caractère qui sépare souvent des nations voisines.

Le lendemain, le vent continuant à être défavorable, Faris proposa, pour employer la journée, de nous présenter au chef du pays, Abdel-Aziz-el-Meteyri. Après avoir traversé une parlie de la ville, nous arrivâmes dans une prairie abritée en quelques endroits par de grands arbres dont j'ignore le nom.

Devant nous s'élevait le château du chef, petit édifice Lien fortifié, précédé d'une cour quadrangulaire dans laquelle donne accès un haut portail qui rappelle le style gothique.

Près de la porte, nous trouvâmes plusieurs personnages à mine grave, coiffés du bonnet de feutre conique et revêtus du costume persan. C'était une députation envoyée par le gouverneur de Shiraz pour demander le tribut et l'hommage d'allégeance dus au souverain de Téhéran. Leur mission ne fut pas couronnée de succès; Abdel-Aziz, en fervent Avahabite, éprouvait pour la Perse une aversion profonde : il répondit avec fermeté qu'il ne donnerait pas aux « ennemis de Dieu » la moindre part des richesses du pays.

Le chef nous reçut dans un divan situé à l'entrée du château et tapissé d'armes de toute espèce, épées, lances, fusils, disposées avec goût en trophées élégants. C'est un jeune homme d'une beauté remarquable, vêtu du costume nedjéen le plus correct; il prétend descendre en ligne directe de Benou-Tamim et de Tabikhah, mais Yousef, me poussant légèrement le coude, me glissa ces mots à l'oreille : « Ne croyez pas à son illustre origine, il n'y a pas plus de droits que vous et moi. » Quels que fussent ses ancêtres, Abdel-Aziz brûlait d'une ardeur belliqueuse qu'enflammaient encore en ce moment les nouvelles envoyées d'Oneyzah. Pour la première fois depuis notre départ de Riad, nous apprenions au suj et de la.malheureuse ville des faits importants; je vais les faire connaître au lecteur en y ajoutant le récit des événements qui suivirent bientôt, événements fort tristes en eux-mêmes et précurseurs de maux plus considérables encore.

Le contingent de l'Hasa était à peine arrivé au Nedjed qu'Abdallah, fils de Feysul, impatient de marcher sur Oneyzah, avait donné l'ordre général du départ. Mais l'impétuosité du prince fut arrêtée par la prudence et la circonspection de son père, qui lui enjoignit d'attendre le renfort qu'Obeyd devait amener du Djebel-Shomer. Le vieux roi avait même requis Telal de prendre

rang en personne parmi les chefs nedjéens, honneur que le monarque shomérite avait décliné, se sentant peu de goût pour une entreprise dont il aurait pu dire, s'il avait fait des études classiques : « Tua res agitur, paries cum proximus ardet. » Il n'en était pas ainsi d'Obeyd ; ravi de trouver une aussi bonne occasion de massacrer ses semblables au nom du Créateur, il rassembla en toute hâte hommes et munitions, et arriva dans le Kasim vers le milieu de décembre. Feysul alors donna le signal, et Abdallah partit à la tête d'un corps de quinze mille hommes, composé des troupes de l'Hasa et de l'Ared jointes à quelques détachements des provinces méridionales. Ce renfort portait à vingt-trois ou vingt-quatre mille le nombre des assaillants qui menaçaient Oneyzah. Quatre ou cinq mille Bédouins, hésitant d'abord et ne sachant de quel côté se ranger, avaient enfin pris le parti prudent de se déclarer pour celui des combattants dont la victoire paraissait assurée. La ville, abandonnée à ses propres ressources, comptait au plus quatre mille défenseurs.

Après de nombreuses escarmouches, une bataille décisive fut livrée en janvier. Zamil et El-Kheyat accomplirent des prodiges de valeur; Abdallah, entouré par les Kasimites, manqua d'être tué, malheureusement il ne le fut pas et remporta une victoire complète. Les guerriers d'Oneyzah comprenant qu'ils ne pouvaient lutter en rase campagne contre un ennemi qui avait l'avantage du nombre, rentrèrent dans la ville, résolus à vendre chèrement leur vie.

Les choses en étaient là, quand Abdel-Aziz nous donna les détails que je viens de rapporter. J'appris au mois d'avril suivant le dénoûment de cette lugubre tragédie. Après un mois de siège, les fortifications tombèrent devant l'artillerie nedjéenne.

La cité fut prise d'assaut, les habitants combattirent avec une héroïque bravoure; lorsqu'enfin tout espoir dut être abandonné, Zamil et Kheyat, se frayant un passage au milieu des ennemis, parvinrent à gagner la Wadi-Nedjran, où, dit-on, ils sont encore cachés. Sept cents notables d'Oneyzah furent passés au fil de l'épée par les vainqueurs, qui, non contents de cette boucherie, livrèrent la ville au pillage et massacrèrent une grande partie du peuple. Aucune barrière ne sépare plus maintenant la Mecque des armées wahabites, et tout se prépare pour la réalisation du rêve ambitieux de la dynastie nedjéenne,

la souveraineté de la cité sainte. Ce projet caressé depuis si longtemps, gloire du premier Abdallah et cause de sa ruine, paraît devoir être accompli par le second. L'empire ottoman a laissé échapper l'occasion qui s'offrait à lui d'arrêter les progrès des fanatiques sectaires en soutenant la cause d'Oneyzah; le shérif de La Mecque, pour employer une phrase populaire, n'est maintenant plus en état de faire autre chose que de fermer la porte de l'écurie, après que les voleurs ont enlevé le cheval.

L'Egypte peut-être, ou quelque puissance plus entreprenante, pourrait arracher la Péninsule arabe à la flétrissure du joug wahabite, mais il ne m'appartient pas de lever le voile qui couvre l'avenir. Je reviens à Charak, où nous avons laissé AbdelAziz se réjouissant de la vengeance qu'Allah venait d'exercer sur les infidèles Kasimites, et racontant la gloire de l'armée orthodoxe.

Après avoir pris le café, nous quittâmes le gouverneur. Fâris, avec une politesse et un tact bien rares en Orient, offrit de nous montrer ce que la ville renferme de remarquable. C'est peu de chose, *à vrai dire; mon cicerone me conduisit voir les ruines des anciennes fortifications de la cité, dont il suivait avec l'intérêt d'un antiquaire les traces à demi perdues au milieu des arbres et des cultures. De là, nous nous rendîmes auprès d'une petite colline marneuse sur le sommet de laquelle se dresse le fort que j'ai déjà décrit. Il est situé au delà des anciens remparts, qui décrivent à partir de la mer un demi-cercle d'une circonférence de deux milles; un torrent, impétueux en hiver, desséché pendant les chaleurs, descend des montagnes de la Perse et passe au centre de Charak comme une flèche traverse un arc tendu. Des figuiers, des orangers, des citronniers croissent entre les remparts et les maisons de la ville; en dehors s'étendent de maigres plantations de palmiers ; plus loin, des villages sont disséminés au milieu de la plaine rocheuse, mais ils paraissent pauvres, la vie et la richesse du pays étant concentrées sur le rivage. Les puits ne manquent pas à Charak qui, sous ce rapport, est mieux partagée que les autres bourgades du Barr-Faris; malheureusement les eaux ont un goùt saumâtre fort désagréable.

Le reste du jour fut employé à prendre des informations sur les moyens de continuer notre voyage. Il se fait peu de commerce

entre Barr-Fâris et Shardjah, où nous voulions nous rendre; aussi nous donna-t--on le conseil de nous embarquer sur un bâtiment de Chiro, qui était alors mouillé dans le port de Charak, et près d'appareiller pour Lindja ou Linya, afin de l'appeler par le nom qu'on lui donne ici; car la prononciation vicieuse des habitants de la côte change le dj dur en y : Mesdjid se transforme en Mesyid, Adjman en Ayman, etc. Lindja est située sur la même côte que Charak, à une vingtaine de milles vers l'est, et de ce port il nous serait facile de nous rendre à Shardjah. Le capitaine du bâtiment de Chiro, marin à la figure vermeille, vint nous voir le soir même à notre logis et nous traitâmes pour notre passage.

Le lendemain 10 février, comme j'allais de bonne heure me baigner dans les eaux limpides de la mer, — la natation n'eût.

pas été facile sur les rives vaseuses du Katar, — je faillis être blessé par l'aiguillon d'une grande raie, que j'aperçus tout à coup près de moi et que j'eus à peine le temps, d'éviter. Poulpes, requins, orties de mer, et autres monstres marins fourmillent dans le golfe, de sorte que, sur les côtes du Barr-Fâris, un nageur doit avoir la prudence de regarder au fond de l'eau avant de plonger.

Nous nous rendîmes à bord vers midi et bientôt le navire mit à la voile pour Lindja. Nous avions pour compagnons de voyage plusieurs habitants de Charak fort silencieux, bien vêtus et en apparence plus riches de monnaie que de paroles. J'ai observé que les indigènes de cette côte sont presque tous ennuyeux et graves, qu'ils causent peu et n'ont pas l'esprit très-ouvert.

Nous sortîmes du port et au coucher du soleil nous doublâmes le cap Bostanah, près duquel nous aperçûmes deux ou trois villages pittoresques, tandis que les rivages sombres et vaporeux de l'île Farour, récif volcanique peu différent d'Haloul, surgissaient au loin vers le sud à la surface du golfe. La mer étincelait de lueurs phosphorescentes, la lumière jaillissait de chaque ride des eaux et de larges masses de brillants animalcules flottaient au milieu des vagues, pareils à des globes de feu. Je demandai à nos compagnons de voyage s'ils connaissaient la cause de ce phénomène; les dignes wahabites répondirent avec le plus grand sérieux qu'il était produit par les flammes de l'enfer, situé, d'après la théologie nedjéenne, juste

au-dessous du golfe. Je m'informai encore si. la voûte des régions infernales était transparente, si par hasard elle ne serait pas en cristal, car sans une telle interposition l'eau pourrait bien éteindre le feu. Mes interlocuteurs répliquèrent gravement que l'omnipotence divine ne s'embarrassait guère d'une semblable difficulté, et que la vokfnté de Dieu suffisait pour dispenser de toute recherche ultérieure. Je hasardai une seconde remarque sur le faible degré de chaleur développée par l'éternelle combustion qui ne paraît pas avoir le moindre effet pour échauffer la couche d'eau supérieure; la réponse que je reçus ne fut pas moins péremptoire ; l'on m'assura que ce phénomène était aussi un simple résultat de la volonté divine, et qu'il n'était pas dû à une absence de calorique dans le feu de l'enfer. Sur quoi je jugeai prudent d'abandonner ce sujet de conversation. Je souhaiterais seulement que les écrivains qui s'évertuent à exalter les hautes conceptions spiritualistes des mahométans pussent passer quelques mois au milieu des wahabites de Barr-Fâris ou de ceux du Nedjed : une connaissance plus familière des faits diminuerait sans doute leur enthousiasme.

Vers minuit, nous arrivions dans la baie de Lindja; les lumières qui étincelaient au milieu des eaux ne m'empêchaient pas de désirer ardemment que le lever du soleil me permît de reconnaître autour de moi le paysage. L'aube éclaira enfin notre bâtiment qui était mouillé à quelques centaines de mètres de la terre; entre la côte et nous se trouvait une masse de bâtiments -de toutes grandeurs; un amphithéâtre de maisons blanches, encadrées au milieu des arbres des jardins, bordait au loin le rivage.Lindja dépend aujourd'hui du gouvernement omanite, circonstance heureuse qui est la source de sa prospérité. La côte persane tout entière, depuis le Ras-Bostanah jusqu'aux frontières de Djask, appartient au même royaume. Mais les causes de cette.annexion, les résultats qui l'ont suivie, ne pouvant être compris par ceux qui n'ont pas au moins une idée générale de l'histoire de l'Oman, je vais résumer en quelques pages les annales de ce puissant État.

CHAPITRE XV.

L'OMAN.

1 do at length descry the happy shore In wich J hope erelong for arrive ; Fair soil it seems from far, and fraught with store Of aIl that'dear and dainty is alive.

(SPENSER. )

Limites géographiques de l'Oman. — Caractère général. — Histoire primitive. — Origine des habitants. — Les Sabéens. — Le mahométisme dans l'Oman. — Impulsion carmathe. — Les biadites. — L'étoile polaire. — Jeûne annuel. — Condition sociale des femmes. — Niebuhr à Mascate. — Combien il a été trompé par les apparences. - Caractère général des Omanites. — Enchanteurs et sorciers. — Histoire. d'un magicien de Bahilah. — Nombre, condition et influence des nègres dans l'Oman. — Invasions des Portugais, des Hollandais, des Persans.

— Le pays recouvre son indépendance. — Dynastie des Ebn-Saïd. —

Avènement d'Es-Sultan-Saïd. — Ses premiers succès. — Hostilités des Wahabites. — Destruction des pirates. — Visite de Saïd à la Mecque.

— Sa mort. — Triple division du royaume. — Guerre entre Thoweyni et Madjid. — Guerre entre Thoweyni et Amdjed. — Intervention de la Grande-Bretagne. — Révolte populaire. — Thoweyni appelle les Nedjéens. — Expédition d'Abdallah-ebn-Saoud. — Histoire de Khalid-ebnSakar. —Ses ravages dans le Batinah. — Abdallah débarque à Bereymah.

- Expédition dans le Djebel-Akhdar sous les ordres de Zamil-el-Atyah.

— Paix générale. — L'iman de Mascate. — Administration du royaume.

Conduite d'Ahmed-es-Sedeyri et des autres Nedjéens. — La côte persane. — Nous débarquons à Lindja. — La ville. — Le port. — Le commerce et les habitants. — Administration omanite. — La maison de Doeydj. — Le marché de Lindja. — Députation persane. — Départ pour Shardjah. — Un coup de vent. — Arrivée à Shardjah.

L'Aman, selon la prononciation arabe, ou l'Oman, d'après une dénomination incorrecte répandue en Europe, est le nom

appliqué sur la plupart des cartes au district maritime compris entre 'le Ras Mesandum et le Ras-el-EIadd, à l'extrémité orientale de la Péninsule. Les Arabes attribuent néanmoins à l'Oman une étendue beaucoup plus considérable. Ils en reculent les limites depuis le village d'Abou-Debi, dans le district des BenouYass, jusqu'au voisinage de la ville de Dofar, sur la côte méridionale. L'Oman comprend ainsi la province de Mahrah, le promontoire de Ras-el-Hadd et le district qui longe la Côte des Pirates. Il confine à l'Hadramaut vers le sud, au Katar du côté du nord, et forme un immense croissant dont la partie convexe regarde la mer, tandis que le bord opposé touche au vaste désert méridional. Au point de vue politique, l'Oman a une acception plus large encore, puisqu'il comprend, outre les territoires que nous venons de nommer, celui des Benou-Yass, le Katar, l'Akhaf, toutes les îles du golfe Persique, à partir de Bahraïn, Djishm, Ormuz (ou Hormouz, comme disent les indigènes), Laredj et plusieurs autres de moindre importance, enfin la côte persane tout entière, depuis le Ras-Bostanah jusqu'à Djask.

L'empire d'Oman possède encore les deux îles de Zanzibar et de Socotora, ainsi que des colonies sur le rivage africain.

Un simple coup d'œil jeté sur la carte convaincra le lecteur que l'Oman est essentiellement un État maritime, dans lequel le commerce et la navigation doivent tenir une place considérable. Cependant les possessions territoriales ne manquent pas d'importance. L'Oman proprement dit, comme nous nommons la province qui a donné son nom au royaume entier, est la partie de la Péninsule la plus riche en minéraux et en produits agricoles ; en même temps, sa vaste étendue offre un champ fécond au travail industriel sous toutes les formes. Les possessions africaines sont également très-fertiles pour la plupart; mais, sur ce point, le lecteur fera bien de consulter d'autres autorités, car je n'ai jamais franchi la Ligne. Quelle que soit • néanmoins la richesse territoriale de l'Oman, c'est surtout l'immense étendue de ses côtes, découpées en une multitude d'excellents ports, qui forme le caractère distinctif du pays.

Les premiers habitants de cette partie de l'Arabie paraissent être venus de l'Yémen et avoir appartenu à des tribus kahtanites auxquelles ne se mêlait nul élément étranger. La famille des Yaribah, d'après la tradition omanite, gouvernait les colo-

nies primitives, et ses descendants conservèrent sans interruption la souveraineté de l'Oman jusqu'au commencement du* dix-huitième siècle, où enfin le dernier d'entre eux, Seyf-ebnSultan, fut détrôné par Ahmed-ebn-Saïd. Celui-ci appartenait à la famille Ghafari, mais il était allié par le mariage avec les Yaribah qu'il avait supplantés, après avoir délivré son pays du joug de la Perse. Il fut en reconnaissancè proclamé roi par ses compatriotes rassemblés à Mascate. Une lutte assez courte avec les partisans de l'ancienne dynastie rendit Ebn-Saïd maître du royaume entier. Les Yaribah durent se contenter à l'avenir d'une autorité locale sur leurs domaines patrimoniaux situés dans le Djebel-Akdar, où ils jouissent encore paisiblement de droits féodaux analogues à ceux des Campbell sur les Hébrides.

Les Ghafari prétendent, comme les Yaribah, descendre de Kahtan lui-même, l'Odin de l'Arabie, et la population de l'Oman se fait aussi gloire d'une parenté illustre, bien qu'elle ne soit pas d'origine royale. Les Djelandi, les Thoal, les Adra, les Yeshar et d'autres tribus de la grande famille kahtanite paraissent être venus ici à une date très-ancienne ; des Djelandi sont issus les Benou-Riam, qui habitent les hauteurs voisines de Nezwah. Mais des tribus d'extraction septentrionale ou ismaélite se sont avec le temps incorporées dans la famille kahtanite.

Les Fezarah, chassés du Nedjed par les hostilités incessantes des Kelab et des Tamim, ont fixé ici leur principale résidence, et c'est d'eux que provient en grande partie la population des côtes.

Les Kenanah et les Hédal, également d'origine nedjéenne, ont suivi la même route, si bien que, des Arabes qui habitent l'Oman, un quart paraît avoir une origine étrangère ; cette conjecture est du reste confirmée par une légère différence dans le dialecte, les traits et les dogmes religieux. Le sang nègre et abyssin domine au sud-est.

Sur la côte nord-ouest du Ras Mesandum, depuis le village d'Adjman jusqu'à celui de Shaam, se trouve une colonie de race nedjéenne sans mélange, et dont l'établissement remonte à une date assez récente, ce sont les Djowasimah. Comme les habitants de Barr-Fâris, ils se disent descendants des Meteyr, et leur émigration dans l'Oman paraît s'être accomplie pendant les deux derniers siècles. Les Djowasimah sont des wahabites exaltés, par conséquent ennemis implacables de la popula-

tion environnante. Une violence de caractère surexcitée par le fanatisme, jointe à la protection qu'ils doivent en partie aux abords inaccessibles de leur nid rocailleux, en partie à l'alliance nedjéenne, leur permettent de défendre leur territoire contre toutes les attaques.

Sauf cette exception locale et quelques autres qui seront signalées dans le cours de notre récit, les doctrines d'AbdelWahab et même celles de Mahomet semblent avoir été peu en faveur dans l'Oman où, plus même que dans l'Hasa, les dogmes mêlés à l'existence civile et morale de la population prennent un caractère fort ambigu et fort varié. De nouvelles croyances, greffées sur d'anciens rites, expliquent ce résultat. On peut observer un phénomène analogue chez d'autres nations; bien petit est le nombre de celles qui n'ont pas cousu une pièce neuve à un vieux vêtement; mais nulle part la disparate n'est plus frappante que dans l'Arabie orientale, depuis Abou-Debi jus qu'au Ras-el-Hadd.

La religion primitive de l'Oman était le sabéisme, qui empruntait probablement en ce pays la forme sous laquelle il était répandu en Perse et en Chaldée, avant que le dualisme eût altéré sa pureté première. J'ai à peine besoin de faire observer que cette adoration sidérale, quelquefois symbolisée par le feu, et qui n'admettait aucune sorte d'images, était bien différente, soit du culte assyrien, soit des visions étranges des mendaïles ou chrétiens de Saint-Jean, quoique divers auteurs européens, d'accord avec l'historien arabe Shems-ed-Din-edDimishki, leur appliquent indifféremment à tous la dénomination de Sabéens. Le culte dont je parle ici avait une origine plus ancienne et des formes plus simples.

Bien que les Sabéens aient autrefois été les maîtres de l'Yémen, de l'Oman, peut-être de la Péninsule entière, les annalistes arabes nous apprennent peu de chose sur leur histoire. Nous savons qu'ils adoraient le soleil et les planètes, qu'ils observaient au printemps un jeûne de trente jours, que leur principale fète annuelle coïncidait avec l'entrée du soleil dans le signe du Bélier, qu'ils avaient une vénération particulière pour les deux grandes pyramides d'Egypte, que sept fois par jour, — quelques auteurs disent cinq fois, — ils se mettaient en prière, le visage tourné vers le nord; enfin qu'ils possédaient

un livre, un code de lois dont ils faisaient remonter l'origine à Seth ; malheureusement, il n'en reste pas le moindre vestige, et l'on ignore même dans quelle langue il avait été composé.

Les historiens nous ont transmis encore quelques détails moins importants, surtout moins authentiques; ils prétendent, par exemple; que les Sabéens vénéraient la Kaaba et adoraient par avance le prophète Mahomet. Les lecteurs qui savent quelles admirables hypothèses les sculptures de l'Yucatan et les hiéroglyphes de Louqsor ont inspirées aux chrétiens, ne seront pas surpris de trouver chez les mahométans un semblable courant d'idées. « Celui qui est pris de vertige voit le monde tourner autour de lui, » dit le proverbe.

L'ancien sabéisme se distinguait aussi par la simplicité de ses cérémonies; il n'admettait ni les représentations sensibles de la Divinité, ni la hiérarchie ecclésiastique. Les fonctions sacerdotales étaient le privilége du grand âge et de la noblesse ; elles n'établissaient aucune différence entre celui qui les exerçait et les simples fidèles. Le culte du feu, au moins tel qu'il est pratiqué par les Parsis de l'Inde, paraît s'être introduit beau coup plus tard en Orient, et nulle tradition n'en mentionne l'existence chez les peuples primitifs.

Les Sabéens s'étaient fixés principalement à l'est de la Péninsule; les provinces du centre et de l'ouest avaient adopté une religion différente et moins pure. Plus tard, les progrès de l'islamisme dans l'Yémen effacèrent toute trace des pratiques sabéennes ; quant à l'Oman, bien qu'il subît la même influence, il conserva quelques-unes de ses coutumes archaïques.

Nous lisons dans les annales arabes que cette province se soumit à la loi de Mahomet pendant la vie même du Prophète, mais les historiens ne nous font connaître ni les causes, ni les circonstances de cet événement. Les districts omanites, séparés du reste du continent par le désert, ne présentent un accès facile que du côté de l'Océan, chemin qui était alors peu familier aux soldats de l'Islam ; les habitants pouvaient donc, profitant de leur situation géographique, acheter par un faible tribut et une conversion apparente l'éloignement des fanatiques sectaires qui faisaient au nom d'Allah la conquête de l'Arabie. Sous le règne d'Omar, la religion mahométane continua d'être en apparence celle de l'Oman. Bientôt après éclata la sanglante querelle

d'Othman et d'Ali; le monde musulman tout entier se divisa en deux factions rivales et commença la lutte terrible que douze siècles n'ont pas encore terminée. L'orient de la Péninsule embrassa la cause d'Ali ; les provinces de l'ouest se déclarèrent pour Othman. Pendant ce temps, les Omanites, tranquilles dans leur pays, se mettaient peu en peine de la guerre qui déchirait l'islamisme; pas un de leurs soldats n'alla grossir l'armée de l'un ou de l'autre des deux rivaux. Mécontents d'une telle indifférence, les califes dépêchèrent des messagers aux chefs du Djebel-Akhdar et du Batinah, pour leur demander sous quelle bannière ils comptaient se ranger. Je dois rappeler ici que je ne prétends pas à une rigoureuse fidélité historique; je répète simplement les traditions locales telles que les habitants me les ont racontées ou que je les ai trouvées consignées dans les auteurs arabes. L'ensemble des faits est probablement exact, mais l'imagination orientale a orné les événements de ses riches et poétiques couleurs.

Les messagers des princes rivaux, après avoir accompli ensemble leur long voyage et montré des sentiments chevaleresques dignes d'Astolphe et de Bradamante, se présentèrent devant les nobles Omanites réunis à Bahilah, ancienne capitale du pays. Là, ils s'acquittèrent de leur mission et reçurent des chefs une réponse fort sage, mais peu satisfaisante. L'Oman maudissait les factieux qui faisaient coulera flots le sang arabe, et déclarait ne vouloir jouer aucun rôle dans la querelle des califes.

Un tel langage, on l'imagine aisément, n'obtint l'approbation ni d'Ohtman ni d'Ali. Le premier se trouvait à une trop grande distance de l'Oman pour tirer vengeance de l'affront qu'il avait reçu; Ali, dont les troupes étaient beaucoup plus rapprochées de la province récalcitrante, envahit ses frontières, il ne réussit pas à convaincre le habitants de ses droits prophétiques et divins, mais il exerça d'assez grands ravages pour rendre son nom l'objet de la haine publique.

Cependant les Ommiades victorieux ayant transporté à Damas le siège de l'empire, les Yaribah furent affranchis de leur domination. Un grand silence se fait alors dans les annales du pays, et, s'il est vrai que les peuples heureux n'aient pas d'histoire, aucune nation n'eut en partage une plus longue prospé-

rité. Pendant huit siècles, l'Oman n'eut à enregistrer ni guerres, ni révolutions, ni discordes civiles; renonçant à toute relation avec le monde islamite, abolissant le pèlerinage de la Mecque, laissant tomber en désuétude les lois du Prophète, il jouit de la liberté intérieure, choisit lui-même sa religion, la forme de son gouvernement et ne fut contraint de se courber devant aucune intervention étrangère.

Un événement qui exerça une grande influence sur les destinées du mahométisme, une tempête qui souleva partout les flots des passions haineuses, vint troubler le calme profond des Omanites. Les habitants du Djebel-Akhdar entretenaient avec l'Hasa de fréquents rapports ; les sectes secrètes, qui avaient pris une si grande extension sur les côtes du golfe Persique, s'étaient d'abord formées dans l'Oman, où elles avaient hérité des enseignements de Katari et de ses disciples. Quand l'insurrection carmathe mit l'Arabie en feu, les montagnes de l'Akhdar fournirent aux troupes d'Abou-Tahir de vaillants auxiliaires.

Les musulmans orthodoxes finirent cependant par triômpher, et l'Oman eut à craindre la vengeance terrible des vainqueurs.

Une expédition fut dirigée contre lui par l'un des califes abassides (il m'a été impossible de savoir lequel); le Katar et la province de Shardjah devinrent un monceau de ruines; mais la rage de l'ennemi dut s'arrêter devant les frontières presque inaccessibles de l'Oman proprement dit.

Les hostilités de l'Islam obligèrent les sectaires carmathes à prendre de nouvelles mesures et surtout à choisir un signe de ralliement qui leur permît de se reconnaître afin de se prêter au milieu des combats et des périls une mutuelle assistance.

Dans ce but, ils adoptèrent le turban blanc, d'où leur vint le surnom de Biaclites (enfants blancs), par opposition à la couleur verte qu'avaient arborée les Fatimites. Le titre de biadites, particulier d'abord aux carmathes, s'étendit plus tard à la population entière de l'Oman. Il est vrai que l'historien Makrizi assigne à ce nom une origine différente ; selon lui, biadite est une corruption de beydanitc, et signifierait disciple de Beydan, sectaire iranien qui vivait au treizième siècle de l'hégire. Mais il paraît peu probable que ce Beydan ait jamais visité la Péninsule, et que, même dans son pays, il soit devenu assez célèbre pour s'ériger en chef de religion ; de plus, les lois de la dérivation arabe ne

permettent pas d'adopter un instant l'hypothèse du savant Tadjed-din-Makrizi. Les Arabes de nos jours ne sont pas plus habiles que ne l'étaient autrefois les Latins à découvrir les étymologies de leur propre langue ; peut-être même se trompent-ils plus souvent encore, car l'ancienne Europe ne s'est jamais montrée aussi dépourvue de jugement critique que l'Orient.

Comme les Druses, les ismaélièns et d'autres sectes sem blables, les biadites mêlent aux pratiques sabéennes, au rationalisme carmathe, certaines doctrines mahométanes suffisantes pour déguiser leur véritable croyance aux yeux des musulmans orthodoxes. Leurs mezars peuvent au besoin tenir lieu de mesjids ou mosquées régulières ; mais il est rare que les Omanites se rassemblent pour accomplir en commun des rites religieux ; ils murmurent à voix basse leurs prières qu'ils accompagnent de prosternements particuliers, un grand nombre se tournent vers le nord, aucun vers la Kaaba. Je ne saurais dire si le nom de Y ah ou Yahi, que les biadites seuls donnent à l'étoile polaire, dérive du culte sabéen ; je n'ai découvert ni l'étymologie, ni la signification spéciale de ce mot. Dans les autres provinces arabes, on emploie le terme moins mystique de Djedi, la chèvre, ou de lIIisrnar, la cheville, à cause de la fixité qui distingue l'étoile polaire. Vénus, ordinairement appelée Zahra dans la Péninsule, devient ici Farkad, nom que l'on applique ailleurs à Arcturus.

Semak désigne quelquefois la Chèvre, quelquefois Arcturus, et les Omanites appellent Semakan (mot qui est le pluriel de Semak), tantôt les Gémeaux, tantôt les deux étoiles de première grandeur de la constellation du Cygne. Ces dénominations du reste sont fort variables, les Arabes mettant aussi peu de précision dans leur nomenclature astronomique que dans celle de l'histoire et de la géographie.

Le jeûne annuel des biadites, plus rigoureux encore que celui des Mahométans ordinaires, dure un mois entier. L'abstinence quotidienne est obligatoire jusqu'à ce que les étoiles paraissent dans le firmament. Le souverain exerce seul ici la suprême autorité religieuse, d'où lui est sans doute venu en Europe le surnom d'Iman..Les cérémonies officielles du culte omanite ne se célèbrent que dans les trois grandes villes du royaume, Sohar, Nezwah et Bahilah ; Mascate, dont le développement est de date récente, ne jouit pas du même privilège.

La polygamie, bien qu'elle soit assez commune, n'est pas autorisée dans l'Oman comme dans les autres contrées musulmanes, car l'habitant de cette province ne peut donner qu'à une seule femme le titre d'épouse légitime. Les lois qui règlent les héritages sont aussi fort différentes de celles du Coran; les femmes partagent avec leurs frères les biens paternels, tandis que Mahomet ne leur donne droit qu'à une faible portion. Enfin elles vivent avec les hommes sur un pied d'égalité inconnu ailleurs. Elles ne sont pas contraintes à se couvrir du voile islamite, ce qui est un avantage réel, puisqu'elles l'emportent sur toutes les femmes de la Péninsule, peut-être même de l'Asie entière, pour la grâce des formes et la régularité du visage. Les adorateurs de la beauté classique, ceux qui aiment à contempler de grands yeux noirs, des contours dont la pureté rappelle la statuaire antique, une démarche noble et gracieuse, trouveront ici, bien mieux qu'au Nedjed, en Syrie, en Egypte ou en Perse, des idoles dignes de leur culte. Les hommes, quoiqu'ils n'aient pas en apparence une grande vigueur et que leur teint soit très-bronzé, ont le regard intelligent, l'allure vive, les traits beaux et expressifs. J'ajouterai que personne ne se cache pour boire du vin, et que l'on cultive la vigne sur les pentes du Djebel Akhdar.

Si j'avais été plus familier à cette époque avec les auteurs arabes, je n'aurais pas été surpris des fréquentes questions qui m'étaient adressées dans l'Oman au sujet des Pyramides d'Egypte, objets autrefois de la vénération sabéenne. Peut-être aussi aurais-je obtenu des habitants quelques informations intéressantes sur le mystérieux livre de Seth, informations que la brièveté de mon séjour ne me permit pas de prendre. Le temps me manquait, j'étais obligé de circonscrire mon exploration et par là même mes moyens de renseignements, la prudence ordinaire aux dissidents orientaux, les empêchant de confier à un étranger dont ils ignorent le caractère, le secret de leur culte et de leurs croyances véritables, moins encore de mettre entre ses mains un code religieux qui diffère du Coran.

Cette crainte agit peu sur les Bédouins, que le désert protége contre l'intolérance musulmane, mais elle exerce une grande action dans l'Oman qui, grâce à sa situation maritime, entretient des relations fréquentes avec les sunnites, les shiites et les

wahabites. Les habitants se croient obligés de se couvrir d'un vernis mahométan, et les biadites, héritiers des Sabéens et des Carmathes, disciples de Mokanna et d'Abou-Tahir, passent aux yeux des étrangers pour des musulmans orthodoxes. Une observation plus attentive ne tarde cependant pas à faire découvrir que ce sont des infidèles, pis encore, des apostats. Aussi les musulmans zélés ne'parlent-ils jamais des Omanites sans leur appliquer l'épithète flétrissante de kharidji, nom par lequel ils désignent les déserteurs de la foi islamite.

Niebuhr, dont la relation savante et fidèle contient une foule d'intéressants détails sur le royaume d'Oman, est tombé dans une erreur singulière au sujet des biadites. Pendant son court séjour à Mascate, la seule ville qu'il eût visitée, il se lia probablement avec quelques marchands nedjéens établis dans ce port, et jugeant par eux des habitants du pays, il attribua aux Omanites la ferveur exaltée, les manières graves, la simplicité austère, la fréquentation assidue des mosquées, l'abstinence complète de tabac qui forment le caractère distinctif des disciples d'Abdel-Wahab. En réalité, aucun peuple, pas même les Turcs de Stamboul, ne fait une consommation aussi effrénée que les bons Omanites de la plante si odieuse aux Nedjéens; elle forme l'une des principales richesses du sol et donne lieu à une exportation considérable. Les marchés de Mascate et des autres villes regorgent de tabac, la pipe se trouve dans toutes les bouches. Quant aux prières, Mascate possède en effet trois ou quatre mosquées où les cérémonies wahabites sont régulièrement accomplies et suivies par de nombreux fidèles nedjéens ; mais il serait difficile de rencontrer dans ces temples un seul biadite, et les biadites, non les étrangers qui assistent aux cinq prières, sont les véritables habitants de Mascate. Enfin l'Oman, j'en ai peur, n'a guère plus de titre à se prévaloir de sa simpli- cité puritaine que Vienne ou Paris.

Je ferai observer aussi que Niebuhr avait pris le costume turc et se disait natif de Constantinople. Sous un semblable déguisement, il était sùr de trouver partout des musulmans enthousiastes, même dans les pays les plus hostiles à l'islamisme.

Aujourd'hui encore, les Druses, les ismaéliens, les populations chrétiennes elles-mêmes feignent une soumission complète aux dogmes mahométans, dès qu'ils se croient en présence d'un Turc,

L'intolérance produit ordinairement l'hypocrisie; elle abaisse profondément les caractères, et son influence avilissante subsiste longtemps encore après que les causes qui l'ont fait naître ont cessé d'exister. Quant à Niebuhr, son erreur était d'autant plus excusable, qu'il ne prolongea pas assez son séjour dans Mascate pour découvrir une vérité qui échappa longtemps à bien d'autres.

Des rapports étroits existent entre les biadites de l'Hasa et ceux de l'Oman; ils sont unis par des associations secrètes dont le lecteur, d'après ce qui vient d'être dit, devinera aisément les tendances anti-mahométanes.

Les Omanites ne sont inférieurs à aucun peuple de race arabe sous le rapport du courage militaire et de l'énergie morale; mais ils ont tourné vers le commerce et l'agriculture l'activité de leur esprit. Ils sont, à mon avis, plus bienveillants, plus généreux, plus éclairés que les autres habitants de la Péninsule, Leur tolérance religieuse et nationale pourrait servir de modèle à plus d'un Européen. Juifs, chrétiens, mahométans, Hindous sont libres d'adorer Dieu à leur façon, de se vêtir, de se marier, d'hériter selon l'usage de leur pays, d'enterrer leur : morts ou de les brûler si bon leur semble. Nul ne leur adresse de questions, nul ne cherche à s'immiscer dans leurs affaires.

Les wahabites seuls sont exceptés de cette bienveillance universelle; les habitants leur témoignent une aversion profonde, s'efforcent d'entraver leurs desseins, les insultent et vont parfois jusqu'à leur ôter la vie. C'est que les Nedjéens sont les ennemis déclarés du pays, c'est que , les premiers, ils ont donné l'exemple de la violence et de la cruauté.

Le royaume d'Oman est par excellence la terre du plaisir, des danses, des chansons, de la bonne chère et des fêtes joyeuses. Toutefois un extrême relâchement de mœurs fait ombre à ce brillant tableau. La pudeur des jeunes filles et des épouses, les vertus domestiques ne forment pas le trait distinctif de la nation. Une superstition grossière ternit aussi les qualités aimables des Omanites, c'est la croyance à la sorcellerie, — simple jonglerie, comme il est facile de croire, — mais que partout l'on exerce ouvertement. Ces pratiques ont mérité à la province le surnom peu flatteur de « Belad-es-Soharah» (Terre de la Magie); quelques personnes prétendent à la vérité qu'on désigne

par là les doux sortilèges des Oircés omanites, magiciennes dont l'art enchanteur défie la prudence des Ulysses qui abordent sur leurs côtes. Quoi qu'il en soit, plus d'un Nedjéen, sur le point de se rendre dans l'Oman, est retenu par la crainte d'être transformé en chèvre ou en mouton si les yeux d'une jeune fille se fixaient sur lui. Ces métamorphoses ne sont cependant, pas particulières à l'Oman; souvent, comme le dit Falstaff, « l'amour a fait un homme de la créature la plus bornée, souvent aussi il a changé en animal stupide un homme intelligent. » Les habitants de Mascate racontent encore -d'effrayantes histoires de philtres et d'êtres invisibles qui dépassent en puissance tous ceux des Mille et une Nztils.

Les matrones de l'Oman, les magiciens et les sorciers possèdent un pouvoir plus terrible encore que celui qui consiste à enfermer un homme dans la toison d'un bélier. J'ai entendu des légendes dont le récit glaçait d'effroi les plus intrépides Omanites, mais le lecteur les trouverait sans doute mieux placées dans les contes de Croker que dans la relation d'un voyage accompli au dix-neuvième siècle. Ces histoires néanmoins caractérisent le pays où elles rencontrent une foi si aveugle, et je ne puis résister au désir d'en rapporter une non moins étrange en elle-même que par les circonstances qui l'ont accompagnée. La justice intervint dans l'affaire, et je tiens les faits que je vais raconter de l'un des témoins du procès.

Il y a quatorze ans environ, c'est-à-dire sous le règne du sultan Saïd, un jeune marchand de Mascate, qui venait d'épouser une des beautés les plus célèbres du pays, s'embarqua pour la côte de Zanzibar où l'appelaient les intérêts de son commerce.

Après une heureuse traversée, il arriva dans l'île africaine où il demeura trois ou quatre mois, vendant ses marchandises, en achetant de nouvelles dont il comptait se défaire avantageusement à son retour.

Dans un petit village situé sur la côte, vis-à-vis de l'île de Zanzibar, il avait rencontré un de ses compatriotes, un Omanite de Bahilah, qui depuis quelques années avait quitté l'Arabie. Le hasard les ayant réunis, la communauté d'origine établit entre eux une sorte d'intimité. Un soir que notre marchand, assis sur la terrasse de sa maison, fumait tranquillement en compagnie de son ami, il crut remarquer qu'une expression de tristesse voilait

le visage de ce dernier. Il en demanda la cause. « Si vous pouviez voir ce que je vois en ce moment, répliqua le magicien, vous seriez plus affligé que moi. » Cette réponse provoqua naturellement d'autres questions, et le voyant de Bahilah, après avoir exprimé la répugnance qu'il éprouvait à communiquer de fâcheuses nouvelles, continua en ces termes : « j'ai vu un tel (il nomma un jeune débauché de Mascate), entrer dans votre maison, où votre femme se trouvait seule; elle s'est avancée audevant de lui et l'a reçu avec de grands témoignages d'affection, » Ce fut au tour du marchand de prendre un air sombre. Othello ne montra pas moins d'emportement lorsqu'il saisit Iago à la gorge pour lui demander la preuve palpable qui deuait le convaincre de son déshonneur, que le malheureux Omanite n'en laissa éclater en écoutant les paroles du magicien. Il voulut connaître dans tous ses détails l'entrevue de l'épouse coupable et de son amant. Le sorcier, jetant un regard dans l'espace : « ils sont maintenant assis, et la main dans la main, échangent des serments d'amour. » Puis vint la description d'une scène semblable à celle que le Dante laisse prudemment dans l'ombre, quand il nous représente Françoise de Rimini cédant aux entraînements d'une passion funeste. « C'est une histoire vieille comme le monde et souvent racontée. »

L'indignation du mari outragé se comprend facilement. « Ne peut-on empêcher le crime, ou du moins le punir? » s'écria-t-il avec fureur. Le nécromant répondit qu'il possédait un moyen de vengeance efficace, et qu'il l'emploierait volontiers. « Faites vite, alors, » dit le marchand. « Un peu de patience, il faut prendre d'abord les précautions nécessaires pour que cet acte de justice ne nous devienne pas fatal à nous-mêmes. » Le magicien se fit remettre parl'Omanite un billet dans lequel ce dernier déclarait lui confier le soin de châtier les coupables. Puis, l'arrêt étant signé.en bonne forme : « Appelons maintenant le propriétaire de la maison, continua le sorcier, afin qu'il nous serve de témoin. » Les ordres du voyant furent exécutés. La nuit était venue. Tous les acteurs de cette scène étrange se réunirent sur la terrasse à la clarté des étoiles. La sentence de mort fut placée au milieu des assistants : « Donnez-moi votre dague, » dit à son ami l'homme de Bahilah. Le jeune marchand tira de sa

ceinture le poignard à lame recourbée que portent les Omanites de libre naissance. Le magicien le prit, en dirigea la pointe vers le nord, murmura quelques paroles à voix basse et fendit l'air deux fois avec l'arme meurtrière. « Vous pouvez maintenant dormir en paix, continua-t-il en s'adressant au mari, votre ven-

geance est complète, les deux coupables ont été frappés de mort. »

Peu de jours après, le marchand quittait Zanzibar pour retourner à Mascate. A peine débarqué, il apprit que son frère avait été jeté en prison, sous l'inculpation d'un double meurtre.

cc Votre femme, lui dit-on, a été trouvée sans vie dans l'une des chambres de votre demeure ; auprès d'elle était un jeune homme — on lui nomma l'individu même désigné par le voyant — et tous deux venaient d'être percés d'une dague. Il a été impossible de découvrir l'assassin, mais comme votre frère paraissait plus intéressé que tout autre dans cette triste affaire, les soupçons se sont portés sur lui. »

Le marchand se rendit sans délai auprès des autorités civiles, auxquelles il expliqua comment les choses s'étaient passées. Le cas était trop grave et trop singulier pour ne pas être examiné avec soin. Il fut porté de tribunal en tribunal jusqu'à ce que le sultan Saïd eut déclaré qu'il s'en réservait le jugement.

Le monarque donna l'ordre d'amener le marchand et son frère au château de Nezwah où il résidait; il les interrogea séparément, puis, leur ayant défendu de quitter la ville sans sa permission, il fit venir de Zanzibar tous les témoins de la scène nocturne que nous avons décrite. Quand le sorcier, l'hôte africain et sa famille furent arrivés, le roi tint publiquement une cour de justice, dans laquelle il leur montra l'arrêt de mort signé par l'époux outragé; tous le reconnurent et confirmèrent par leurs dépositions le témoignage du marchand. Saïd, frappé de surprise, se reconnut incompétent pour juger une telle cause. Il renvoya les hommes de Mascate et de Zanzibar après leur avoir fait remettre de riches présents pour les indemniser du temps qu'ils avaient perdu. Quant au sorcier, le prince se contenta de lui recommander plus de réserve dans l'exercice de sa puissance surnaturelle. Si l'on en croit la rumeur publique, Saïd avait une raison particulière pour se montrer aussi indulgent; sa femme, la mère du sultan actuel, était l'Hécate des magiciennes arabes;

elle cultivait avec ardeur les sciences occultes et se montrait digne de présider les conciliabules nocturnes où figurent les chats noirs, les manches à balai, les chaudrons cabalistiques.

Il est peut-être à propos de rechercher la cause de la supériorité des sorciers ou plutôt des jongleurs omanites, non que le sujet ait en lui-même beaucoup d'importance, mais il sera la source de considérations générales dignes d'intérêt. C'est à la population nègre, importée du continent voisin, qu'il faut attribuer, je crois, la prédominance de la magie. J'ai déjà parlé du commerce d'esclaves qui se fait entre les côtes orientales de l'Afrique et les ports de l'Oman. Je n'ai pas besoin d'entrer dans les détails de ce trafic, des moyens employés pour le maintenir, ni de donner la description des négriers arabes; bien qu'en réalité, - ceci soit dit pour la consolation des lecteurs anti-esclavagistes, — l'esclavage, d'après la manière dont il est pratiqué ici de temps immémorial, n'ait de commun que le nom avec l'odieux système qui, en Occident, sanctionnait tant d'atrocités. Je veux simplement exposer la véritable condition de la race noire dans l'Oman, et l'influence qu'elle exerce sur cette partie de l'Arabie, influence que des Européens auront peine à comprendre, mais qui n'en est pas moins profondément ressentie par la population kahtanite. Je dis kahtanite et non arabe, car les races du nord et du centre de la Péninsule sont libéralement pourvues de la.

fibre d'acier, qui fait des Occidentaux et surtout des AngloSaxons « une machine, — pour emprunter l'expression d'Hamlet, — complétement indépendante des impressions du dehors. »

Parmi les Arabes du Shomer et du Nedjed, les nègres, quel que soit leur nombre, ne pèsent guère plus dans la balance des sentiments nationaux qu'ils ne feraient en Angleterre. Mais ici les choses se passent d'une façon toute différente.

Si nous disions que, chaque année, un millier de nègres, hommes, femmes et enfants, sont importés dans l'Oman, nous serions considérablement au-dessous de l'évaluation des habitants eux-mêmes. De tous ces nègres, « arrachés ainsi aux joies du foyer domestique, » - peut-être pourrions-nous dire avec plus de justesse, soustraits à une existence bonne seulement pour les sangliers ou les tigres des jungles, — les deux tiers demeurent fixés sur le territoire de l'Oman ou des provinces adjacentes. La plupart d'entre eux, tous ceux du moins qui ne meu-

rent pas dans le jeune âge, — événement assez rare sous un climat aussi sain et avec des maîtres aussi doux, — obtiennent tôt ou tard leur affranchissement; un nouvel élément s'ajoute ainsi à la population indigène. Mais un noir qui, placé sous la direction d'un maître, déploie des qualités éminentes, sait rarement se créer une position honorable quand il devient libre. En général, les nègres émancipés sont domestiques, porteurs d'eau, jardiniers, laboureurs, matelots, plongeurs, etc.; et, quoique leur nombre forme presque le qjiart de la population totale, ils n'ont su jusqu'à présent se distinguer des indigènes que par une superstition grossière, une immoralité scandaleuse. Fétichistes en Afrique, ils ne le sont pas moins sur le sol arabe; ils apportent avec leur croyance dégradée tout son cortège de jongleries, d'empoisonnements, de charmes magiques, si bien que ces pratiques déplorables se sont infiltrées dans la société blanche, et que les disciples ont égalé, surpassé même leurs maîtres. La prédominence de superstitions funestes, la crainte des influences sidérales, la foi aveugle que mettent les Omanites dans des talismans et des fétiches de toutes sortes, proviennent du contact malsain de la population nègre. Cependant les allusions de quelques anciens auteurs mahométans tendraient à nous faire croire que cette perversité est un fruit natif de la Péninsule orientale, et qu'elle existait avant l'immigration mélanienne, qui l'a seulement accrue et fortifiée.

Quant à l'immoralité des nègres, elle ne surprendra aucun de ceux qui connaissent, et les passions sensuelles de la race africaine et la tendance des populations esclaves à encourager les vices de leurs maîtres. Les mœurs déplorables des États méridionaux de l'Union américaine prouvent d'une manière assez frappante l'exactitude de ces faits pour que je me dispense d'entrer dans de plus longs détails.

Il me reste encore beaucoup de choses à dire sur les caractères physiques du pays et sur ses productions; ce sujet, rempli d'intérêt, sera traité avec l'attention qu'il mérite dans la suite de cet ouvrage.

Mais avant de reprendre le fil interrompu de mon récit, je dois faire encore appel à' la patience du lecteur, pour lui mettre sous les yeux une esquisse abrégée de l'histoire politique et de la condition du royaume pendant les derniers siècles : sans cette

courte étude, les pages qui suivront ne seraient pas intelligibles.

En effet, soit que l'on parcoure réellement un pays, soit que l'on se contente de suivre en imagination l'explorateur qui l'a visité, on retirera peu de profit de ce voyage, si l'on ne connaît l'histoire des contrées que l'on traverse. Ainsi des marins visitent le monde entier sans rien voir, et, pour emprunter la comparaison d'un ingénieux écrivain, ils ressemblent à des hommes dont le regard se porte sur l'envers d'une broderie, qui ne présente que points, taches et confusion de teintes, sans la moindre trace de dessin ni d'idée.

Pendant une période d'environ huit siècles, quelques mouvements parmi les tribus de Bédouins alliées de l'Oman, quelques incidents d'un caractère individuel plutôt que national, une certaine complicité avec l'insurrection carmathe de l'Hasa, voilà les seuls faits que nous aient transmis les annales du pays. Les entreprises des Portugais, les exploits d'Albuquerque, la conquête d'Ormuz, et plus tard celle de Mascate, sont les premiers événements qui amènent le royaume sur la scène de l'histoire générale. Il ne paraît pas qu'à une époque antérieure, l'Oman ait acquis aucune des possessions auxquelles il doit maintenant une grande partie de son importance ; la Perse gardait ses côtes et son golfe, le gouvernement carmathe de Katif s'étendait jusqu'au Ras Mesandum ; et l'Afrique, Zanzibar, Socotora, ne connaissaient encore les Omanites qu'en qualité de marchands, peut-être de trafiquants d'esclaves. Jusqu'au dix-septième siècle, le gouvernement semble avoir conservé sa forme primitive, c'est-à-dire celle d'une confédération dans laquelle les Yaribah occupaient la première place et prenaient le titre de roi.

Cet état de choses changea lors de l'invasion des Européens.

Ce fut le signal de guerres sanglantes auxquelles le Portugal, la Hollande et la Perse prirent une grande part, chacun de ces pays obtenant tour à tour des avantages passagers, sans qu'aucun d'eux en recueillît un profit durable. L'Oman, avec ses îles et ses côtes, assista d'abord inactif au conflit qui déchirait son sein, jusqu'à ce que, exaspéré par l'excès de la souffrance, il prit à son tour les armes, eut conscience de sa force, et trouva dans ses pertes mêmes la source d'une prospérité considérable et permanente.

A la fin du seizième siècle, il paraissait perdu sans ressources.

Les Portugais s'étaient emparés de Mascate ainsi que d'autres points importants de la côte; Ormuz était en leur pouvoir, et leur flotte, maîtresse de la mer, interceptait complétement les communications de l'Arabie orientale. Puis; vinrent les Hollandais, ennemis des Portugais, à la vérité, mais plus encore du peuple indigène. Enfin, profitant de la rivalité des Européens, les Persans reprirent possession d'Ormuz et débarquèrent dans l'Oman dont ils regardaient les habitants comme des sujets de leur souverain, quoiqu'ils les traitassent en peuple conquis.

Les principaux événements de cette lutte prolongée sont bien connus. Les Portugais, après un siècle et demi de possession, furent chassés complétement et pour toujours des rives de l'Oman et du golfe Persique; les Hollandais s'emparèrent d'îles et de forteresses qu'ils ne tardèrent pas à perdre, tandis queSaïd, gouverneur de Sohar, réussissait, par sa bravoure et ses talents militaires, à expulser les Persans de la Péninsule et plaçait la couronne sur sa tête. Tous ces faits ont été consignés dans des chroniques et des relations dont l'une, des plus claires et des meilleures, quoiqu'elle soit un peu concise, est celle de Niebuhr; les auteurs français que j'ai consultés sont trop inexacts, et les Portugais trop ignorants, pour qu'on puisse leur accorder une confiance sans réserve.

Ahmed-ebn-Saïd fut proclamé sultan de l'Oman en 1759 et occupa le trône jusque vers 1780. Son règne, signalé d'abord par des luttes sanglantes contre les rivaux qui lui disputaient le trône, fut ensuite paisible et même prospère. Les limites occidentales du royaume furent reculées du côté de l'Hasa, et sur la côte méridionale, l'autorité d'Ahmed s'étendit jusqu'à Dofar. Le peuple honore encore la mémoire de ses hauts faits, bien qu'ils pâlissent devant l'admiration vouée à son petit-fils Saïd, désigné en général sous le nom seul de Sultan, parce qu'il est, aux yeux des Omanites, le plus grand souverain qui ait gouverné le pays.

Ahmed en mourant laissa la couronne à son fils dont je n'ai pas appris le nom. Aucun événement mémorable ne signala le règne du nouveau monarque ; ce fut une époque de calme et de prospérité, quoique dépourvue de gloire, si gloire est synonyme de conquêtes. L'Oman sxenrichissait par le commerce et augmentait sa puissance matérielle, la tranquillité dont il jouissait lui permettant de tirer parti de ses immenses res-

sources. Cet Ebn-Saïd, pour lui donner son nom patronymique, mourut à un tige prématuré, au commencement de ce siècle, et eut pour successeur son fils Saïd.

Ce prince, quoique fort jeune quand il monta sur le trône, était déjà renommé pour sa sagesse. Il reconnut tout d'abord que l'Oman était un pays essentiellement maritime, et il entreprit sans retard la construction d'une flotte assez considérable pour lui assurer l'empire du golfe Persique. Il eut bientôt équipé et réuni dans ses ports environ trente frégates construites d'après les modèles européens et armées de canon. A l'aide de ces navires, Saïd s'empara de l'île de Zanzibar, du Sowahil, de Socotora ; enfin, par un blocus longtemps prolongé, il contraignit la Perse à abandonner une partie de ses côtes, outre les îles d'Ormuz, de Djishm, de Laredj et de Bahraïn. Le conquérant visita en personne ses nouvelles colonies, encouragea et régularisa leur commerce, et rendit enfin son royaume aussi florissant qu'étendu.

L'empire wahabite était alors dans le premier épanouissement de sa puissance, et les grandes richesses accumulées par leurs infidèles voisins excitèrent la cupidité des orthodoxes Ebn-Saoud.

Abdallah envahit l'Oman, s'empara de Mascate et rendit le pays tributaire du Nedjed. A quelques années de là, des escarmouches qui eurent lieu dans le voisinage du Ras-el-Hadd amenèrent l'intervention des Anglais, intervention bientôt suivie de la destruction des pirates, dont le brigandage rendait la navigation du golfe Persique difficile et même dangereuse pour les navires européens.

Le renversement de l'empire wahabite par Ibrahim-Pacha permit à Saïd de recouvrer son indépendance; l'Oman retrouva son ancienne prospérité, et même l'accrut encore. Il devint le principal entrepôt du commerce de l'Afrique, de la Perse et de l'Inde ; en même temps de nombreuses colonies des marchands de ces pays, encouragées par la politique libérale de Saïd, s'établissaient à Sohar, à Barka, à Mascate, et dans d'autres ports du royaume, apportant avec eux une capacité et une persévérance que l'on rencontre rarement parmi les Arabes.

Tant qu'il avait été soumis aux Wahabites, l'Oman avait payé un tribut annuel considérable au gouverneur de la Mecque, qui, à cette époque, n'était autre que le sultan Abdallah-ebn-Saoud.

Il était assez naturel que Saïd, délivré du joug nedjéen, jugeât

superflu de contribuer à l'entretien .de la ville sainte. Mais le shérif de la Mecque était d'une opinion différente, et il menaça de susciter .au monarque omanite des difficultés sérieuses s'il persistait à refuser le payement du denier de Saint-Pierre arabe.

On échangea de nombreux messages ; enfin les ressources de la diplomatie épistolaire étant épuisées, Saïd, qui était, paraît-il,

fort amateur de locomotion, et très-désireux de contempler les merveilles « du vaste monde, » résolut de voir le shérif et de régler en personne le différend.

Escorté d'une foule d'officiers et de serviteurs magnifiquement vêtus, le sultan s'embarqua pour Djeddah, et se rendit à la ville de Mahomet où « sa.Splendeur, — ainsi s'exprime l'historien omanite, — fut saluée par l'admiration universelle. « Le shérif se montra plein d'égards et la négociation semblait en bonne voie, quand Saïd sollicita la faveur d'être conduit dans l'édifice sacré de la Kaaba, afin de connaître le temple dont on lui demandait d'accroître la richesse. Le gouverneur de la Mecque y consentit et tous deux allèrent ensemble au lieu saint. Le prince omanite ayant voulu savoir dans quel endroit de la mosquée les- différentes sectes musulmanes se réunissent pour la prière, on lui montra les stations des shafites, des hanbélites, etc. « Où se trouve donc celle des biadites? » ajouta Saïd.

Il était plus-facile de poser cette question que de la résoudre ; le shérif fut obligé de convenir qu'il n'en existait pas. Le sultan reprit aussitôt qu'il ne voyait pas de raison pour contribuer aux frais d'un culte dont ses coréligionnaires étaient exclus. Il quitta la Mecque, et on cessa de payer le tribut sous son règne.

Sur son lit de mort, Saïd partagea ses possessions entre ses trois fils. A Thoweyni, l'aîné, il légua les îles du golfe Persique et l'Oman, depuis Barka jusqu'au Djebel-Akhdar; Madjid, le second, eut les possessions d'Afrique, et le plus jeune, Amdjed, hérita de la partie occidgjitale de l'Oman située entre Barka et le Katar, avec Sohar pour capitale. Cette mesure impolitique, attribuée à l'influence de la reine, et à sa haine profonde pour ses enfants, prépara de longues guerres et faillit amener la ruine complète de l'empire omanite.

Il ne fallait pas une grande clairvoyance pour prévoir les événements qui allaient suivre. Thoweyni voulut contraindre son frère Madjid à lui payer un tribut et à reconnaître sa suzeraineté.

Cette prétention suscita entre les deux princes une guerre qui dura deux ou trois ans et obligea les parties belligérantes à solliciter l'arbitrage de l'Angleterre. Au moyen d'une redevance annuelle, Madjid obtint une indépendance absolue dans l'île de Zanzibar et dans le Sowahil, nom que les Arabes donnent à leurs possessions sur la côte africaine.

Une nouvelle contestation qui s'éleva bientôt, eut des conséquences beaucoup plus fâcheuses. Thoweyni, maître des deux tiers de l'Oman, possédait les villes les plus importantes, les meilleurs ports, tenait en un mot dans ses mains'le commerce national et les ressources du royaume. Le sentiment de sa force excitant son ambition, il résolut d'enlever à son jeune frère Amdjed sa part d'héritage. Mais celui-ci, tout dépourvu qu'il était de puissance matérielle, ne craignit pas de soutenir la lutte, car il pouvait compter sur l'énergique appui de tous ses sujets, dont sa douceur et sa sagesse lui avaient gagné l'affection. Quand la guerre eut éclaté entre les deux princes, Thoweyni s'aperçut qu'il avait trouvé un adversaire redoutable. La province la plus vaste et la plus populeuse de l'Oman, le Batinah, se déclara en faveur d'Amdjed; Nezwah, Bahilah, le DjebelAkhdar suivirent cet exemple, et Thoweyni, malgré sa supériorité maritime, se vit refoulé dans Mascate.

L'Angleterre intervint une seconde fois; malheureusement, ce fut pour donner son appui à l'ambitieux agresseur. Amdjed, invité à venir dans Mascate régler son différend avec son frère, s'y rendit sans défiance. A peine avait-il mis le pied dans la ville, que l'indigne Thoweyni, au mépris des serments les plus solennels, l'enferma dans une forteresse où il est encore aujourd'hui retenu prisonnier. La guerre, néanmoins, ne fut pas terminée; les partisans d'Amdjed, indignés de la trahison dont leur chef avait été victime, refusèrent de se soumettre. C'est alors que, cédant à une inspiration fatale, Thoweyni appela les Wahabites sur son territoire.

Peu importait à Feysul que ce fût l'un ou l'autre des deux frères qui occupât le trône de Saïd, mais l'appel de l'imprudent Omanite lui fournissait un prétexte pour s'immiscer dans les affaires d'une province que depuis longtemps il voulait soumettre à l'influence nedjéenne. La révolte du Batinah avait d'ailleurs un caractère qui la rendait particulièrement odieuse au

monarque wahabite. C'était un mouvement biadite, tenté moins dans le but de donner la couronne au malheureux Amdjed, que d'assurer le triomphe d'un principe patriotique, des usages carmathes et anti-mahométans. Feysul s'empressa donc de répondre à l'invitation qui lui était faite; une armée puissante fut réunie à Riad, le Nedjed entier, depuis le Kasim jusqu'à l'Hasa, envoya des troupes, et l'on remit au fougueux Abdallah le commandement des forces wahabites.

Le prince envahit le Katar, et s'avança jusqu'à Shardjah, où il rencontra un allié digne de lui, Khalid-ebn-Sakar, nedjéen d'origine, qui, après une lutte longue et sanglante contre son frère et son oncle, avait fait reconnaître son autorité dans la province. Un incident de la guerre fratricide soutenue par ce chef le peint tout entier. Encore très-jeune, il avait chassé - son oncle de Shardjah, et s'était rendu maître du palais. Le prince légitime revint quelques semaines plus tard, amenant à l'appui de son droit une armée imposante; Khalid ne se sentit pas assez fort pour soutenir le siège ; il se retira, la rage dans le cœur, mais avant de quitter la ville, il y mit le feu, afin de détruire ce qu'il ne pouvait défendre.

Wahabite orthodoxe, bien que par ses vices et ses débauches, il mérite plutôt le nom de païen, Khalid haïssait les biadites et avait formé le projet de soustraire Shardjah àla domination omanite. Ses féroces compatriotes, les Djowasimah de la côte, véritables brigands nedjéens, devaient lui prêter leur appui, mais -cela ne suffisait pas. Il trouva l'aide dont il avait besoin dans le fils de Feysul, Abdallah, son allié naturel par le sang, le caractère et la religion. Le plan de la campagne d'Oman fut discuté entre ce » par nobile fratrum. » Abdallah chargea Khalid de soumettre le Batinah etSohar, tandis qu'avec le principal corps de son armée, il marcherait contre le Djebel-Akhdar et s'emparerait du district des montagnes : tout cela au nom de Thoweyni qui, pareil au cheval de la fable, cherchant un allié, avait trouvé un maître.

Quelques jours plus tard, Khalid, accompagné de sa soldatesque sauvage, et renforcé par les troupes nedjéennes, fondit sur le Batinah, où il passa au fil de l'épée tous ceux qui lui opposaient de la résistance, incendia les villages, pilla les

villes au nom de Dieu, et se livra sans scrupule à ses instincts féroces. Fadjirah, Shinaz, Soham, d'autres villes maritimes d'une moindre importance, furent impitoyablement saccagées. Khalid s'avança de la sorte jusqu'à Soweyk, où il trouva les habitants réunis pour arrêter ses progrès. Il remporta sur eux une complète victoire, et le Batinah entier fut livré à sa merci ou plutôt à sa rapace cruauté.

Pendant ce temps Abdallah, suivi d'une armée nombreuse, avait atteint Bereymah, ville située au pied du Djebel Okdah.

L'héritier de Feysul était parvenu au cœur de l'Oman, mais il ne crut pas devoir exposer sa personne sacrée dans les dangereux défilés des montagnes; il demeura prudemment en arrière, tandis qu'il envoyait un fort détachement de troupes reconnaître le pays.

L'expédition, comme toutes les guerres wahabites, était entreprise au nom d'Allah, et dirigée contre les ennemis de la religion.

Pendant mon séjour dans l'Hasa, j'ai entendu réciter des vers composés à cette occasion par un guerrier nedjéen, et dans lesquels le poète met à chaque ligne l'orthodoxie de ses compatriotes en opposition avec l'infidélité des Omanites. Cependant le choix qu'avait fait Abdallah de Zamil-el-Atyah (le même qui plus tard défendit avec tant de courage les libertés du Kasim), pour commander à sa place le corps expéditionnaire, tempéra un peu le zèle des fanatiques, émoussa le glaive de l'Islam. Les talents militaires du jeune chef, la popularité dont il jouissait à Oneyzah, et même dans le Nedjed, avaient engagé le fils de Feysul à lui confier ce poste important. Mais au fond du cœur, Zamil méprisait les doctrines wahabites, et il éprouvait une vive sympathie pour ceux qu'il allait combattre; aussi s'efforçait-il d'amener un arrangement pacifique afin d'épargner à l'Oman les horreurs du pillage. Il donnait en toute occasion l'exemple de la tolérance, et cherchait à endormir chez ses compagnons d'armes les passions haineuses. Chaque soir, il réunissait sous sa tente les officiers et les chefs, tenait conseil avec eux, puis, au lieu de terminer la séance par .la lecture du Coran, il se délassait des fatigues du jour en se livrant à d'agréables distractions; plus d'une fois même la danse et le vin égayèrent l'austérité du camp wahabite. La conduite de Zamil eut le résultat qu'il attendait. Les soldats commençèrent à regarder les habi-

tants d'un œil moins hostile, le sang ne fut pas répandu et la paix ne tarda pas à se conclure. Abdallah comprit le stratagème employé par son lieutenant pour déjouer les plans ambitieux du Nedjed, il en ressentit une colère violente, mais il se garda bien de la laisser éclater dans un moment où l'armée presque entière se serait prononcée contre lui en faveur de Zamil. Dès ce moment néanmoins, la perte du jeune chef fut résolue, et la cour wahabite n'attendit plus qu'une occasion favorable pour faire tomber sa tête.

Les troupes avaient envahi sans coup férir la vallée d'Obri ; elles arrivèrent bientôt près de Mokhanneth, gros village situé derrière la chaîne de l'Akhdar, à l'endroit où la route se divisant, prend d'un côté la direction de Nezwah, de l'autre, celle de Bahilah. Les défilés presque inaccessibles de l'Akhdar étaient gardés par des montagnards résolus à en vendre chèrement le passage. Mais Zamil avait suivi une conduite bien différente de celle de Khalid; partout, sur sa route, il avait garanti aux habitants la paix et la sécurité, à la seule condition de reconnaître la souveraineté de Thoweyni; il traitait les villageois en alliés, réprimait avec soin la licence de ses soldats. Les Omamtes, gagnés par sa douceur et sa bienveillance, firent aux Nedjéens un accueil hospitalier ; les chefs Yaribah s'avancèrent à la rencontre de Zamil, afin de dis -uter avec lui des conditions de la paix. Tous déclarèrent qu'ils se soumettraient volontiers à Thoweyni, si le sultan promettait de respecter leurs libertés; l'intervention étrangère demeurait donc désormais sans but, et ils laissèrent entendre à Zamil qu'il serait plus sage de ne pas engager l'armée dans les défilés des montagnes, où elle.périrait infailliblement.

A mesure que l'influence guerrière de Mars faiblissait, la douce action de Vénus devenait plus puissante. Les yeux noirs, les tailles élancées, les manières engageantes des belles de l'Oman triomphèrent des dispositions belliqueuses des Nedjéens, plus sûrement encore que l'audace des braves et l'adresse des diplomates. Zamil lui-même devint la conquête d'une aimable patriote, qui plaçait l'amour de son pays au-dessus des considéra-

tions étroites d'une vertu vulgaire; un grand nombre de ses soldats furent vaincus p-ir un charme semblable, et les chaînes l, d'Hymen s'ajoutant aux nœuds fragiles de Cupidon, plus d'un

vaillant capitaine se transforma en paisible habitant des villages du Djebel-Akhdar.

L'expédition se termina donc, comme la plupart des romans , par d'heureux mariages, et Zamil eut grand'peine à s'arracher lui-même et à soustraire ses compagnons aux enchantements des Cléopatres de Mokhanneth.

Le piège dans lequel était tombée l'armée nedjéenne avait été dressé par les ordres mêmes de Thoweyni, qui commençait alors à voir clairement les dangers que son imprudente ambition avait attirés sur le royaume. Quand il eut réussi à détourner l'attaque dirigée contre le cœur du pays, il se hâta de mettre un terme aux ravages de Khalid dans le Batinah. Mais le chef de Shardjah ne ressemblait nullement à Zamil ; le meurtre et le pillage faisaient ses délices, et le sultan ne possédait pas une force militaire suffisante pour repousser les envahisseurs que lui-même avait appelés. La seule ressource qui lui restât était de recourir aux Nedjéens. Il pensa, non sans raison, que l'or pourrait achever l'œuvre commencée par l'amour et les douces paroles; emportant donc avec lui cc l'irrésistible talisman au moyen duquel on obtient tout, » il se rendit en personne à Bereymah, où se trouvait le quartier général de l'armée wahabite.

De splendides présents, des promesses plus splendides encore convainquirent Abdallah que l'Oman ayant reconnu la loi de son légitime souverain, la guerre devait cesser et le Nedjed retirer ses troupes. Le fils de Feysul donna l'ordre à Khalid-ebn-Sakar (Khalid le Vautour) d'abandonner sa proie et de se rendre à Bereymah sans délai. Le chef frémit de rage en voyant entraver son œuvre exterminatrice, mais un argument semblable à celui qui avait persuadé le fils de Feysul lui ferma la bouche. Pendant ce temps, les Omanites, oubliant leurs querelles pour conjurer le péril commun, avaient rassemblé des forces imposantes; Abdallah, quoique féroce .et fanatique, avait trop bien profité des leçons de prudence que lui avait données son père pour entreprendre, si loin de son pays, une lutte désespérée. Il prêta l'oreille aux propositions de Thoweyni, et retira ses troupes de l'Oman, tandis que Khalid rentrait dans Shardjah. Le monarque omanite promit d'envoyer à Riad un tribut annuel, de recevoir dans Bereymah une garnison nedjéenne, chargée en apparence de réprimer l'audace des Bédouins Menasir et Al-Morrah,

enfin d'admettre auprès de sa personne trois cents gardes wahabites. Feysul ayant ratifié le traité, Abdallah évacua enfin le pays, non sans y laisser un ferment de haine qui, peut-être, amènera plus tard une explosion terrible. Ces événements se passaient vers 1853.

Depuis lors, aucune discorde civile n'agita l'Oman. Vrai Sybarite dans la vie privée, prince fort négligent dans la vie publique, Thoweyni laisse les chefs locaux administrer en son nom le royaume, et se réserve seulement les affaires commerciales et maritimes; du reste, les intrigues amoureuses, les parades, les parties de plaisir sont la grande affaire de sa vie.

Il ne sera pas inutile de noter ici que la qualification d'Iman de Mascate, donnée par les voyageurs au souverain de l'Oman, est d'invention européenne. Thoweyni n'exerce pas les fonctions d'iman, et n'a pas Mascate pour capitale. Le mot iman, dans son.acception la plus large, désigne quiconque a la préséance, soit sur le champ de bataille, soit pendant la prière; quelquefois au Nedjed, j'ai entendu appeler ainsi Feysul et Abdallah; cependant, même à Riad, le mot de sultan est beaucoup plus généralement employé, et dans l'Oman, on ne donne pas d'autre titre à Thoweyni.

Le gouvernement du pays est une monarchie, non pas absolue comme dans la plupart des États de l'Orient, mais limitée par l'action d'une puissante aristocratie, et par l'usage de certains droits populaires que les siècles ont sanctionnés. L'Oman est moins un royaume qu'une aggrégation de municipalités. Chaque ville, chaque bourgade a son existence propre et un chef particulier dont le pouvoir est restreint, d'un côté par les antiques immunités de ses vassaux, de l'autre par les prérogatives de la couronne. Le roi nomme ou dépose les gouverneurs locaux, à la condition néanmoins de les choisir toujours dans la même famille, il règle les droits de douane, entretient une armée permanente de six ou sept cents hommes, enfin il conclut les alliances, signe les traités, décide de la paix ou de la guerre. L'administration de la justice est réservée aux cadis ou juges royaux; le prince, contrairement à l'usage du Nedjed et du Shomer, n'intervient presque jamais dans les causes criminelles. Les taxes prélevées sur les propriétés territoriales et sur les marchandises, excepté dans les ports commerciaux, sont fixes et immuables;

elles ne sauraient être augmentées sans le consentement de l'autorité municipale, de sorte que le sultan trouve son plus ferme appui dans le bon vouloir du peuple et la prospérité du commerce maritime. Mais fût-il, comme Thoweyni, négligent et adonné au plaisir, les maux qui en résultent ne sont pas immédiats, la nation n'en continue pas moins sa marche, car on peut presque dire qu'elle se gouverne elle-même. Ainsi l'Oman, bien plus que tout autre pays de la Péninsule, se rapproche de ce que nous nommons un gouvernement mixte ou constitutionnel.

Un mot encore sur la position des Wahabites dans l'Oman.

Leur dernière invasion et l'odieuse conduite de Khalid-ebnSakar n'ont pas contribué, on le pense bien, à réconcilier les biadites avec la dynastie des Ebn-Saoud. Le duc d'Albe dans les Pays-Bas, Cortez à Mexico n'excitèrent pas une haine plus profonde. L'influence nedjéenne, quoiqu'elle fût entretenue par les Djowasimah de la côte occidentale, par la garnison de Bereymah, par quelques wahabites répandus dans les principales villes du Batinah, avait considérablement diminué vers l'époque de mon voyage, et cela, grâce à plusieurs causes dont je vais donner un court aperçu.

Ahmed-es-Sedeyri, que Feysul avait nommé gouverneur de Bereymah, afin de le séparer de sa famille, avait peu à peu congédié les fonctionnaires nedjéens pour s'entourer d'Omanites, et s'était concilié l'affection du pays en désavouant la politique et les principes de son maître. Quant au tribut, jamais il n'en avait envoyé la moindre partie au trésor de Riad. Pendant tnon séjour dans l'Ared, j'ai entendu plus d'une fois les ministres blâmer, non sans raison; la conduite de Sedeyri ; mais l'éloignement, le danger d'une rupture ouverte avec un puissant sujet, enfin la presque certitude d'être désobéi, ont jusqu'ici empêché Feysul de le rappeler.

Les autres Nedjéens qui habitent l'Oman ont aussi confirmé le proverbe arabe : cc une fréquentation de quarante jours rend l'homme semblable à ses compagnons. » Plusieurs de ces exorthodoxes ont ouvertement secoué le joug du wahabisme; ils portent des habits aux couleurs éclatantes, fument comme des locomotives, et paraissent avoir complètement oublié les formules religieuses qui sont en usage à Riad. Quelques-uns même ont mis une nouvelle barrière entre leur ancienne et leur nou-

velle patrie, en contractant une union sacrilége avec les sirènes de l'Oman. Les marchands wahabites établis à Mascate et dans les principaux ports de mer gardent néanmoins un certain décorum qu'ils conservent, soit par suite de fréquents rapports avec leur pays natal, soit simplement à cause de leur grand nombre. Quant aux sunnites appartenant à de nobles et anciennes familles nedjéennes fixées dans le Batinah depuis plusieurs générations, ils restent, comme les Djowasimah du Ras Mesandum, attachés à leurs dogmes avec la ténacité de fanatiques sectaires. Mais ce sont là des anomalies, et l'Oman ne montre pas en général la plus légère tendance à adopter aucune forme d'islamisme orthodoxe, celle du wahabisme moins que toute autre.

Les croyances shiites dominent sur la côte opposée du golfe Persique où nous allons bientôt débarquer. Ici, comme partout ailleurs, le gouvernement omanite laisse ses sujets entièrement libres, à la condition de ne troubler ni l'ordre public, ni la sécurité individuellè ; les rites persans sont célébrés publiquement sans être l'objet d'aucun commentaire, ni donner lieu à la moindre intervention. Je mentionnerai d'autres particularités relatives à cette côte, pendant le séjour, — heureusement très-rapide, — que nous allons faire à Lindja.

Le matin du 11 février, nous descendîmes à terre dans un canot du navire. Tout près du quai central, se trouve un petit dock dont une moitié demeure à sec, tandis que l'autre est assez grande pour contenir de soixante à quatre-vingts bâtiments arabes. Il est protégé en avant par une haute jetée assez habilement construite, à droite et à gauche par un brise-lame.

Les navires qui ne peuvent y trouver place, mouillent en mer dans la large baie sablonneuse. A l'époque de notre arrivée, le port renfermait environ cent voiles ; il est abrité au couchant par le cap Bostanah, au levant par l'île de Djishm; au nord s'étendent la terre ferme et les montagnes de la Perse; le vent du sud est le seul qui trouble parfois les eaux de Lindja.

La ville s'élève au bord de la mer dont la sépare seule une étroite bande de sable blanc. Le rivage a une hauteur de vingt ou trente pieds, en sorte que les habitations sont garanties de l'humidité et largement aérées, grâce à une vaste plaine située non loin de la côte.

Le vieux quartier, — c'est-à-dire celui qui existait avant que l'Oman se fût emparé du pays, — a peu d'étendue, les constructions sont serrées les unes contre les autres, et renferment de quatre à cinq mille habitants; elles se composent, pour une moitié au moins, de marchés, de cafés exigus, mais fort propres, sans parler d'une grande mosquée voisine du rivage. Les maisons sont solidement construites, tantôt en pierres, tantôt en briques ; elles ont un aspect riant et même une certaine élégance , aux yeux du moins de celui qui arrive du Katar. Les sculptures des portes, des fenêtres et des balcons, l'arceau ogival et souvent double, les treillis délicats, trahissent l'influence du goût persan. Des murailles entourent, ou plutôt entouraient jadis la vieille ville, car en beaucoup d'endroits ce fragile boulevard a complétement disparu.

Depuis l'époque où le sultan Saïd, s'emparant de ce territoire, a rendu le port libre, et l'a exempté de toutes les exactions douanières, sauf un faible droit d'entrée et de sortie, Lindja a vu son importance s'accroître; dans ces dernières années, l'étendue qu'elle avaitsousl'administration persane a au moins quintuplé.

Elle est aussi redevable de sa prospérité à la sage tolérance qui, d'accord avec les principes de l'Oman, a remplacé l'étroit esprit shiite, et favorisé l'établissement d'un grand nombre de marchands étrangers venus, non-seulement de Bahraïn, du Katif, de l'Hasa, de Bassora, mais du Beloutchistan et même de l'Hindoustan. De nouvelles maisons, dont la construction témoigne de la richesse de leurs propriétaires, se sont élevées à l'est et à l'ouest de la baie, en sorte qu'il faut maintenant une heure et plus pour parcourir, d'un pas régulier, la ville dans toute sa longueur. En face du dock se dresse un rocher saillant, le seul qui se trouve dans les environs; il est couronné par un vieux château et par une tour de style moyen âge, que n'occupe aucune garnison; car Thoweyni, pour défendre ses ports, met sa confiance dans les murailles de bois plutôt que dans celles de pierre. Le palais du gouverneur omanite, - jeune homme d'une vingtaine d'années, nommé Seyf, et originaire du Batinah, — occupe l'extrémité orientale ; il est de forme carrée ; ses quatre étages, percés de fenêtres ogivales, sont décorés dans le style persan; sa vue me rappelait les antiques hôtels de ville du moyen âge, ceux surtout que l'on rencontre encore dans les Pays-Bas.

Plus loin, se trouvent des chantiers de marine, où règne un travail intelligent et actif; quelques-uns des bâtiments que je vis en construction jaugeaient, d'après une évaluation approximative, de cent à cent cinquante tonneaux. Quant aux ouvriers, la plupart viennent de l'Inde. Derrière la ville, on aperçoit un grand nombre de jardins dont la verte teinte charme les yeux; mais le produit en est peu considérable, car le sol est calcaire, sablonneux, et de plus la rareté de l'eau rend l'irrigation difficile. En effet, Lindja ne possède pas une seule source, ni même un puits passable ; les immenses citernes où l'on recueille l'eau des torrents d'hiver, qui descendent des montagnes de Perse, fournissent seules à la consommation des habitants. Elles ont une forme circulaire, et leur diamètre varie de trente à soixante pieds.

Elles sont encloses par de hautes murailles de pierre, et surmontées d'une sorte de coupole, afin de préserver le contenu de l'action desséchante du soleil et du vent. La margelle est souvent entourée à l'intérieur d'un large rebord en pierre ; quand il manque, on ne peut arriver au réservoir que par l'une des portes qui, au moyen d'un escalier, conduisent à la couche d'eau, comme dans les puits couverts du Guzzerat. Chaque dôme a cinq portes, en mémoire des cinq personnages chers aux shiites, Ali, Mohammed fils d'Ali, Fatimah, Hasan et Hoseyn; on n'en interdit l'accès à personne, et l'on ne prélève aucun droit; la jouissance est publique dans le sens le plus large du mot. Quelques citernes ont une forme oblongue, et sont surmontées d'une voùte cylindrique; elles n'ont qu'une seule porte.

L'eau est meilleure que je ne m'y serais attendu ; le revêtement calcaire des fosses contribue peut-être à sa pureté.

Lindja est une ville extrêmement commerçante. Des bâtiments de toutes sortes, schooners, cutters, lougres, vaisseaux marchands, bateaux de pêche, remplissent le port; dans les rues, on rencontre des marins de tous les pays ; ils diffèrent pour les traits et le costume, mais on les reconnaît à ce je ne sais quoi d'indéfinissable qui caractérise les matelots ; ainsi l'effigie de la reine d'Angleterre distingue les monnaies anglaises, qu'elles soient d'or, d'argent ou de cuivre. Du côté de la terre, arrivent dans la ville les marchandises de Shiraz et d'Ispahan, d'Hérat et duKhorassan, les articles de Zanzibar et de Bombay.

La population se compose de Persans, de Tartares. d'Hindous,

de Beloutchis, d'Arabes, d'Omanites. Il ne faudrait pas croire que ces deux derniers termes fussent synonymes; les Arabes du reste de la Péninsule sont tout aussi étrangers dans l'Oman qu'un Anglais en Irlande ou dans le Danemark. Lindja renferme aussi beaucoup de nègres, des Syriens, des Arméniens, quelques Égyptiens, une colonie de Juifs et un grand nombre d'habitants de Bahraïn, qui préfèrent le gouvernement de Thoweyni à celui d'El-Khalifah.

Yousef s'étant chargé de nous procurer à tous deux un logement, je m'assis au pied de la tour en ruine qui domine la ville, et je contemplai avec admiration la première scène de prospérité sans mélange qui eût frappé mes regards depuis longues années. Je réfléchissais aux avantages que présentent les gouvernements qui se contentent d'assurer le bien-être et la sécurité de leurs sujets sans intervenir dans leurs affaires. La manie des règlements, l'amour du monopole et de la centralisation, le désir qu'éprouvent souvent les chefs d'État de faire adopter leur culte, leur système d'éducation, d'imposer leur contrôle et leur patronage, le système protectionniste en un mot, contribue dans beaucoup de pays de l'Orient et de l'Occident à paralyser la vitalité des nations, à entraver leurs progrès, parfois même à compromettre leur existence. Le Nedjed nous a offert un remarquable exemple de cette vérité, et l'histoire de nations plus prospères et plus puissantes que l'Arabie pourrait au besoin nous en fournir d'autres. Chez ces peuples, au lieu de la liberté forte et active, avec son cortège de biens, nous trouvons une armée puissante, des impôts écrasants, une orgueilleuse capitale et des provinces appauvries, enfin une population décroissante et démoralisée qui s'achemine lentement vers sa perte. On pourrait appliquer à plus d'un gouvernement tombé, aussi bien qu'à beaucoup de malades, l'épitaphe suivante : Slava bene; ma per star meglio, sto qui. Les devoirs paternels, les droits divins, l'omnipotence des rois sont choses fort belles en théorie; mais il serait plus simple et plus vrai de dire que les princes sont des magistrats chargés du soin d'assurer à leurs administrés la tranquille jouissance de ce que les Arabes nomment avec assez de raison « les trois biens par excellence, » c'est-à-dire la vie, l'honneur du foyer domestique et la propriété. L'État doit sauvegarder ces droits sacrés de tout" citoyen; mais du moment qu'ils ne sont

pas mis en péril, laissez les individus, les corporations, les bourgades, les villes et les comtés régler comme ils l'entendent leurs propres affaires. « Le fou connaît mieux sa maison que le sage ne connaît celle de son voisin, » dit un proverbe espagnol; et les hommes, quand on les laisse développer librement leurs facultés, n'en deviennent d'ordinaire que meilleurs. Si les rois, les empereurs, les membres des parlements ou des congrès savaient comprendre qu'ils sont les premiers fonctionnaires du pays, et rien autre de plus; s'ils avaient la prudence d'aider, au lieu d'intervenir, de coordonner, au lieu de créer, gouvernants et gouvernés y gagneraient les uns et les autres et y gagneraient grandement.

Telle a presque toujours été la règle de conduite des chefs ; de l'Oman, et leur politique libérale a obtenu les résultats qu'elle méritait. Leur territoire, moins étendu de moitié que l'empire de Feysul, renferme une 'population double et donne des revenus vingt fois plus considérables. Si les pages de leur histoire actuelle offrent rarement le récit de prouesses militaires, si l'on y voit peu d'hommes moissonnés avant le temps sur le champ d'honneur, si enfin elles n'abondent pas en événements glorieux, en combats sanglants, comme les annales des peuples chez lesquels le pouvoir est concentré dans une seule main, on y trouve en échange la richesse, le bien-être, des villes prospères, des princes aimés de leurs sujets, des sujets rendus heureux par leurs princes. Dans le court abrégé de l'histoire de l'Oman placé au commencement de ce chapitre, j'ai dû forcément imiter l'auteur du livre des Juges qui résume par ces simples paroles, souvent à peine remarquées : « le pays demeura en paix pendant quarante ans, » des périodes beaucoup plus longues que celles dont les faits éclatants attirent notre attention.

La vue de la vieille tour, occupée autrefois par une puissante garnison, m'inspira encore d'autres pensées. De vastes travaux de défense sont d'ordinaire un thermomètre d'après lequel il est facile de mesurer la faiblesse des gouvernements. qui les ont accomplis; les fortifications trahissent la faiblesse des États, comme les béquilles annoncent celle de l'homme. Où l'énergie et le sentiment national manquent, les constructions de pierre et de brique deviennent nécessaires ; la solde des armées est souvent une preuve de l'apathie des citoyens, elle montre que le

pouvoir n'est pas populaire ou bien qu'il a énervé la nation. Non que les moyens de défense doivent être négligés; maintenus dans de justes bornes, ils sont salutaires et utiles; toutefois un bâton, pour revenir à notre première métaphore, n'est pas une , jambe de bois ; de même, un voyageur peut bien porter à sa ceinture une paire de pistolets; cependant que dirait-on d'un pays où chacun serait obligé d'avoir des armes auprès de son foyer?

Mais nous sommes également désireux, le lecteur d'arriver au terme de mes réflexions, et moi de voir Yousef de retour. Je l'aperçois enfin, accompagné d'un jeune homme aux formes épaisses, au nez épaté, à la mine bienveillante, que ses mains noires et son costume couvert de suie font reconnaître pour un forgeron. Doeydj (tel est le nom de notre nouvelle connaissance, dans lequel il est facile de retrouver le Doegdu temps de David) nous offre, à mon compagnon et à moi, la table et le logement, et m'invite à venir examiner sa demeure. La maison est bien située, d'assez belle apparence, elle renferme plusieurs appartements; près de l'entrée principale est placée la forge, à laquelle les chantiers de construction navale établis dans le port fournissent de nombreux travaux.

Doeydj, qui occupe avec ses deux frères cette spacieuse habitation, paraît fort considéré dans la ville; il reçoit beaucoup d'étrangers, Omanites, Hindous, Beloutchis, mais rarement des Persans, car ces derniers se mêlent peu à la population arabe.

Nous passâmes trois jours chez l'honnête forgeron, attendant que le vent nous permît de nous embarquer pour Shardjah.

Nous n'avions aucune raison de nous faire présenter au gouverneur Seyf; Lindja est une ville de commerce, un port de mer, elle appartient à ce monde où chacun agit librement pour soimême, et ne forme que les relations qui lui plaisent et lui sont avantageuses. Au Nedjed, cette terre qu'enferme un cercle magique, dont les habitants depuis des milliers d'années n'ont rien changé à leurs mœurs et à leurs usages, un étranger ne saurait entrer dans une ville sans rendre au chef, au gouverneur, au prince les honneurs dus à son rang, sans recevoir en retour de ses hommages les présents et l'hospitalité de ces hauts dignitaires; cette coutume, fort patriarcale, j'en conviens, ne facilite nullement les affaires ni les voyages. Une fois sortis de la Péninsule, nous rentrions dans la vie ordinaire, où chacun

suit son chemin particulier et s'occupe très-peu des autres. Un Européen qui, sans y être engagé par des motifs sérieux, solliciterait une audience du gouverneur de Lindja serait à peu près aussi ridicule qu'un étranger demandant à être présenté au lord-maire de Londres, uniquement parce qu'il loge dans un hôtel de Fleet Street.

Lindja est véritablement une ville charmante avec ses blanches maisons alignées sur le rivage, ou ombragées de gracieux palmiers, avec ses marchés pleins d'animation, les coupoles brillantes de ses réservoirs, ses boutiques construites en feuilles de palmier, ses forges sur lesquelles résonne le marteau, les bateaux qui remplissent son port, avec son gai soleil et son atmosphère limpide. Nous employions nos journées à errer par la ville, à converser avec les marins et les marchands, à visiter les villages ou plutôt les faubourgs, car la plaine est couverte d'une population fort nombreuse, eu égard à la rareté de l'eau, rareté dont il m'est difficile de comprendre la cause, puisque les hautes montagnes de Perse sont à la distance d'une demi-journée, et que la saison des pluies dure plusieurs mois. Peut-être les courants qui coulent des plateaux sont-ils absorbés par le sol sablonneux. Nous apercevions de la plage les hauteurs de Djishm, qui dominent la côte vers le sud-est, et au delà, les vagues contours du cap Mesandum. Souvent aussi nous passions de longues heures à examiner les marchandises offertes aux acheteurs de la place du Marché : tapis persans de toutes dimensions et de toutes couleurs, armes, manteaux et tuniques duKhorassan, verreries et faïences d'Europe ou d'Amérique, étoffes anglaises, vêtements arabes fabriqués dans l'Hasa et l'Oman, ustensiles en cuivre de Bagdad, ceintures de Terabolous, riz, indigo, épices, café, fruits secs, etc. La foule entoure les vendeurs et le bruit de la ruche humaine montre combien les tentations qui l'entourent ont de prise sur elle. L'ordre et la sécurité règnent néanmoins dans la ville; les habitants de la côte ont en général des dispositions pacifiques, et le gouvernement, bien qu'il soit étranger, a su gagner les sympathies de la population.

Pendant que.nous étions à Lindja, des envoyés persans vinrent demander l'établissement dans le port d'une douane iranienne; le motif qui avait donné lieu à cette ambassade mérite d'être rapporté. Six mois auparavant, le gouverneur, de Shiraz avait ré-

clamé certaines redevances dues à la Perse, disait-il, par les autorités omanites. Seyf nia les prétendus droits de la cour de Téhéran, et les messagers retournèrent les mains vides.

Les choses en étaient là, quand deux riches marchands, qui avaient assisté au conseil de Seyf, instruisirent les négociants de la côte du danger auquel les exposait l'ouverture imminente des hostilités entre les deux pays. Les principaux habitants de Lindja se réunirent et convinrent de prélever sur leurs caisses particulières la somme requise, afin de la remettre au gouverneur de Sliiraz. On organisa des souscriptions, chacun fournit sa quote-part, puis l'on fit savoir aux autorités persanes que l'argent leur serait envoyé sans délai. Mais la nouvelle de cet arrangement étant venue aux oreilles de Seyf, il manda les marchands à son palais et' leur déclara qu'il ne pouvait autoriser une semblable transaction. Pendant ce temps, le gouverneur iranien attendait vainement l'exécution de la promesse qui lui avait été faite; résolu à ne pas abandonner si facilement sa proie, il colora d'un nouveau prétexte ses exigences et demanda le rétablissement de l'ancienne douane au profit du trésor shirazite. Seyf ne semblait guère mieux disposé à accueillir cette seconde prétention que la première; il en résulta des discussions fort vives, mais j'ignore comment l'affaire se termina, ayant quitté la ville avant qu'aucun arrangement fut conclu. Les Omanites avaient néanmoins trop d'intérêt à maintenir de bonnes relations avec la cour de Téhéran pour rejeter d'une manière absolue ses propositions, car la Perse conserve encore une sorte d'autorité sur la côte, bien que depuis trente ans Lindja ait cessé de lui appartenir; les fréquents désaccords qui éclatent entre les nouveaux et les anciens possesseurs du pays se terminent donc presque toujours à l'amiable.

Ces événements, joints aux nouvelles commerciales de l'Inde et du Khorassan, aux aventures nautiques racontées par les marins, forment à Lindja le sujet ordinaire des conversations.

Dans l'Orient, où les communications par la voie de terre dépendent du pas lent des chameaux et les nouvelles maritimes du caprice des vents, cent lieues paraissent une distance aussi considérable que le seraient mille en Europe; aussi n'entendions-nous pas plus parler du Shomer ou du Nedjed que si nous eussions été

dans le Glocestershire, peut-être même moins, car en Angleterre nous aurions eu des journaux, tandis qu'à Lindja ils sont inconnus. D'ailleurs, les transactions et les affaires occupent les pensées de chacun et laissent peu de temps pour songer à ce qui se passe dans les pays voisins. Ni la mosquée, ni les autres édifices de la ville n'offrent grand intérêt aux voyageurs; les campagnes environnantes, malgré la chaîne de montagnes qui s'élève à l'horizon, sont d'une extrême monotonie; je ne fus donc pas fâché quand, trois jours après, le vent du nord nous permit de partir pour Shardjah.

Les moutons donnent ici lieu à un commerce considérable; ces animaux viennent de Perse et sont envoyés dans l'Oman, où il existe peu de pâturages. Un marchand de Shardjah, nommé Abbas, en avait fait embarquer deux cents dans le navire sur lequel nous allions monter; plusieurs amis l'accompagnaient, et lui-même, en véritable Omanite, se montrait si généreux, si bienveillant, que nous eûmes grand'peine à l'empêcher de payer notre passage.

Nous partîmes le 16, un peu après midi. Parmi nos compagnons de voyage se trouvaient plusieurs insulaires de Djishm, gens silencieux et sombres, enveloppés dans d'épais manteaux persans; l'équipage se composait en grande partie de nègres, au milieu desquels se faisait remarquer le boucher qui devait abattre le bétail. La brise étant favorable, nous eûmes bientôt quitté la baie. Pendant'la nuit, le vent vira vers l'est et la mer devint si mauvaise qu'une vingtaine de moutons, trop serrés les uns contre les autres, périrent et durent être jetés par-dessus le bord. Au lever du soleil, nous avions atteint l'île rocheuse d'Abou-Mousa, appelée Bomosa par beaucoup de géographes, exemple qui montre ce que deviennent les noms arabes dans des bouches européennes. Notre capitaine résolut d'y jeter l'ancre, car les vagues étaient si hautes, qu'en continuant notre voyage, nous aurions compromis l'existence de la gent moutonnière.

Nous cherchâmes une petite crique, et nous descendîmes tous à terre pour jouir de quelques instants de liberté.

La longueur totale d'Abou-Mousa est d'environ cinq milles, sa largeur de deux à trois ; quelques rochers de basalte, au milieu desquels se dresse un pic haut d'environ six cents pieds, de formation en apparence volcanique, bordent les côtes de l'île;

nous aperçûmes au sud-ouest des puits d'eau saumâtre entourés d'herbes et de buissons, au milieu desquels paissaient les chameaux et les chevaux que le gouverneur de Shardjah, Khalidebn-Sakar, envoie ici pendant les mois d'hiver; une demi-douzaine d'Arabes gardaient ces animaux, et près d'eux stationnait dans une petite baie un smack omanite qui avait cherché comme nous un refuge contre le gros temps. A part ces hôtes temporaires, l'île n'est habitée que par des lièvres et des oiseaux sauvages.

La solitude comparative de ce lieu parut affecter péniblement mon compagnon Yousef, habitué au séjour des villes; se tournant vers moi avec un sourire mélancolique, il me fit observer que si nos amis se demandaient où nous étions, aucun d'eux ne songerait aux misérables rochers d'Abou-Mousa. Il me parlait de la sorte tandis que nous traversions à la nage l'espace qui séparait notre vaisseau de la côte, portant sur la tête, celui-ci un tapis, celui-là des cafetières, un troisième des ustensiles de cuisine. Dans la prévision que notre séjour pourrait se prolonger, nous avions résolu d'établir à terre un campement complet, opération assez longue, car notre vaisseau était de trop grande dimension pour approcher du rivage comme les djalibout, ainsi que les Arabes appellent les petits canots nommés par les Anglais jolly-boat. Nous nous établîmes dans l'île avec les matelots nègres et les passagers omanites, gais compagnons et excellents nageurs; quant aux moroses habitants de Djishm, ils restèrent pour protéger le navire contre les Tritons et les Néréides.

Nous demeurâmes deux jours prisonniers dans Abou-Mousa; pour passer le temps, nous grimpions sur les rochers , ou bien nous causions avec les chameliers de Khalid et avec les pêcheurs du petit smack, qui désiraient autant que nous se distraire de leur solitude et devinrent bientôt nos amis. Pendant que nous étions ainsi occupés, Yousef, ignorant que tout ce qui brille n'est pas or, ramassait de gros morceaux de spath, matière qu'il croyait très-précieuse. Enfin, bien que nous fussions à la mifévrier, la température était assez douce pour nous permettre de déployer nos talents en natation; nous ne pensions guère alors que bientôt ils seraient mis à une plus sérieuse épreuve.

Les heures s'écoulaient gaiement au milieu de ces modestes plaisirs; je n'avais absolument rien à faire dans l'île, et je goû-

tais pleinement la douceur du far niente, tout en prêtant l'oreille aux brisants dont la voix irritée annonçait qu'il était impossible de quitter notre Patmos arabe. Cependant, toute chose en ce monde a une fin, sur mer comme sur terre; le 16, au soir, le vent s'étant calmé, hommes et moutons regagnèrent le bord, et avant le coucher du soleil, Abou-Mousa disparaissait lentement à notre vue, peut-être pour toujours.

CHAPITRE XVI.

LES CÔTES D'OMAN.

Yes, I remember well The land of many hues, Whose charms what praise can tell, Whose praise what heart refuse?

(H. TAYLOR.)

Arrivée à Shardjah. — Vue générale de la côte et de la ville. — L'agent anglais chargé de réprimer l'esclavage. — Usages omanites. — La mosquée. — Le commerce de Shardjah. — Les métaux de l'Oman.

— Khalid-ebn-Sakar. — Le Keysaryah. — Le château et la tour. —

Excursion à l'intérieur. — Le Djebel Okdah. — Une aventure nautique.

— Nous nous embarquons pour Sohar. - Villages situés sur la côte.— Ras-el-Kheymah. — Chants des marins omanites. — Shaam et Khabb.

— Les metouts. — Le cap Mesandum et les rochers de Salamah. — Une tempête.— Ormuz. — La forteresse portugaise. — Ancienne prospérité d'Ormuz. — Sa décadence actuelle. — Langage particulier des marins du golfe Persique. — Roubah. — Leymah. — Craintes des habitants.

— Un temple. — La baie de Debi. — Kalhat. — Le Batinah. — Effets de la guerre. — Arrivée à Sohar. — Le gouverneur Fakhar. — Notre hôte Eysa. — Architecture de l'Oman. — Situation actuelle du Batinah.

Citadelle de Sohar. — Garnison de Beloutchis. — Le marché. — Les jardins. — Caractère de la population. - Le port et la pêcherie de Sohar. — Nous partons pour Mascate.

Le 16 février 1863, nous aperçûmes entre Abou-Debi et Dobey la côte omanite. Elle est en cet endroit basse et sablonneuse, mais couverte de riants villages qu'abritent des bois de palmiers.

Les montagnes de Bereymah se dessinaient au loin comme un nuage léger sur l'azur du ciel ; vers le nord, nous distinguions les contours vagues du cap Mesandum et des pics de Rous-elDjebal. Nous nous proposions d'aborder à Shardjah ; après

quelques manœuvres, notre petit navire entra dans le khoicr ou port de cette ville, crique étroite ouvrant à angles droits sur l'Océan; à quarante mètres plus loin, s'enfonçant par un brusque détour dans l'intérieur des terres, elle suit une direction parallèle à la mer pendant plus d'une lieue, à peu près comme l'Yare, de Gorleston à Yarmouth. L'entrée du port est fermée par une barre, qui exige de la part des marins beaucoup d'adresse et d'expérience; au delà, l'eau est parfaitement calme et n'a pas une grande profondeur; les croiseurs et les bateaux de pêche peuvent fréquenter ces parages, mais un grand vaisseau ne saurait y naviguer.

Shardjah, ou plutôt Sharkah, c'est-à-dire l'Orientale, s'étend tout auprès du khowr. Complétement ouverte du côté de l'Océan, elle est peu fortifiée du côté de la terre ; en face de la crique, s'élève le château où réside Khalid-ebn-Sakar ; la vieille ville se compose principalement de maisons construites en briques ou en pierres; le long de -la berge s'alignent d'interminables allées de jolis cottages, moitié bois, moitié feuilles de palmiers, qu'habitent des pêcheurs et des marins. Shardjah compte environ vingt à trente mille habitants, répandus sur une superficie presque double de celle de Lindja.

Quand nous eûmes traversé la barre écumeuse, nous entrâmes dans un petit canot, envoyé par un ami de notre capitaine pour nous conduire au rivage. En ce moment, j'aperçus à l'entrée du port un yacht anglais qui se balançait légèrement au souffle de la brise. Sur le pont était assis un homme vigoureux, assez avancé en âge, revêtu du costume des habitants de Bagdad et dont les traits annonçaient l'origine arménienne. Curieux de savoir quel était ce personnage, si différent des Arabes qui l'entouraient, j'interrogeai Abbas et j'appris que l'inconnu se nommait Yakoub, qu'il remplissait à Shardjah les fonctions d'agent britannique pour la répression de la traite des nègres, et que très-probablement, il se rendait alors au village de Mefraz, situé à une distance de quelques milles, où demeurait l'une de ses épouses; car Yakoub possède de nombreux éléments de bonheur domestique ; une de ses femmes réside à Shardjah, les autres sont disséminées dans les villages voisins: a Réellement mes compatriotes pourraient faire de leur argent un emploi meilleur que de remplir les poches de ce gentleman, »

pensais-je, tout en me félicitant du hasard propice qui l'éloignait de Shardjah au moment où j'y entrais moi-même. Car un œil aussi exercé que celui d'Yakoub n'aurait pas manqué de reconnaître en moi un Européen, et je tenais à conserver mon incognito. Non que ma qualité d'Anglais m'eût exposé dans l'Oman à aucun péril sérieux, elle aurait seulement gêné la liberté de mes mouvements et m'aurait empêché de nouer aussi facilement des relations. Quant à l'agent, j'appris beaucoup de choses sur son compte, quoique heureusement ses excursions conjugales l'eussent retenu éloigné de Shardjah pendant la durée de mon séjour. Son nom, son visage et ses manières m'avaient convaincu qu'il devait être Arménien, chrétien d'origine par conséquent, bien qu'il se fît passer pour disciple de Mahomet et pratiquât la polygamie. Il était, me dit-on, natif de Bassora, et chargé par le gouvernement britannique d'empêcher l'importation et la vente des esclaves. Mais Yakoub, tout en empochant l'or de la philanthropique Angleterre, trouvait sage de" rester en bons termes avec chacune des parties adverses; il disait donc aux trafiquants que si leur commerce s'exerçait en public, il se verrait obligé d'intervenir dans leurs affaires, sans quoi les consuls interviendraient dans les siennes; mais que si leur marchandise humaine était vendue dans l'intérieur des maisons ou dans quelque village qui ne fût pas sous sa surveillance spéciale, il fermerait les yeux et prendrait soin de ne pas les troubler. Une conduite aussi obligeante était naturellement récompensée par de riches présents, en sorte qu'Yakoub réalisait un double profit et que le trafic des esclaves se continuait activement à Shardjah, malgré la présence de l'agent de la Grande-Bretagne.

Me sera-t-il permis d'ajouter que, par respect pour l'Angleterre, je voudrais, ou qu'elle cessât de s'opposer à la traite, ou qu'elle le fît d'une manière plus efficace? Yakoub peut donner une idée assez exacte de cette classe de fonctionnaires qui, au nombre de plusieurs milliers, sont avides de cueillir les fruits d'or du Royaume-Uni et se moqùent ensuite de l'arbre qui les leur donne. Il est peut-être difficile qu'il en soit autrement.

Comme le dit Horace :

Exilis domus est ubi non et multa supersunt, Et dominum fallunt et prosunt furibus.

J'ajouterai néanmoins que si l'Angleterre s'est acquis dans ces régions honneur, respect et influence, en purgeant les côtes des pirates qui les infestaient, elle s'est aussi (je regrette de l'avouer), couverte de ridicule par l'opposition qu'elle a faite au commerce des esclaves. Je ne suis pas, — le ciel m'en préserve!

— l'avocat de la traite; mais, d'après les détails donnés précédemment, les lecteurs ont pu se convaincre qu&, dans l'Oman au moins, les..maîtres sont en définitive les principales victimes du système esclavagiste. Je ne prétends pas affirmer qu'il en soit de même dans les autres pays, je n'examine pas non plus si l'intervention de l'Angleterre est sage ; seulement, une demidouzaine de croiseurs atteindraient mieux, selon moi, le but

du cabinet de Londres que soixante Yakoubs, et le canon parlerait avec plus d'éloquence que les pièces d'or.

Pendant que je me livrais à ces réflexions, Yakoub sortait du khowr, et nous abordions à Shardjah. Pour la première fois, j'entrais dans l'Oman proprement dit, de même qu'en sortant du Kasim, on pénètre dans le Nedjed. A peine avais-je mis le pied sur la côte, que je fus frappé de la ressemblance du paysage avec celui de l'Inde. La douceur du climat, également éloignée de l'air vif du Toweyk et de l'atmosphère pesante du Katif, le style de l'architecture, qui rappelle les maisons de Baroda et de Cambaye, le costume des habitants, le léger mouchoir hindou noué autour de leur tête, leur teint brun, leur démarche aisée, plus légère que celle des Benou-Taï et des Benou-Tamim, tout en un mot faisait songer au Guzzerat plutôt qu'à l'Arabie, tout justifiait la distinction établie par les Omanites entre leur pays et la Péninsule. Abbas, le marchand de bestiaux, s'étant constitué notre hôte, nous prîmes, à travers un labyrinthe dé ruelles, le chemin de sa maison construite simplement en bois et en chaume. Mais l'intérieur était gai, meublé avec goût et, bien que différentes choses y manquassent, la générosité presque prodigue du maître du logis empêchait de s'en apercevoir.

Si Niebuhr était resté quelques jours seulement en notre compagnie, il n'aurait certes jamais accusé les biadites de rejeter l'usage du tabac et du café, car nous faisions de ces deux articles une consommation énorme. La phraséologie wahabite est inconnue à Shardjah; on y remplace d'ordinaire par douk (à votre service), le pieux semm (au nom de Dieu), qui dans le

Nedjed accompagne toujours l'offre d'une tasse de café. De même, on répond simplement à celui qui frappe à la porte : hocl, mot qui signifie entrez, mais dont j'ignore complétement l'étymologie.

Cependant, comme le gouverneur actuel, Khalid-ebn-Sakar, professe la foi orthodoxe, une mosquée wahabite a été bâtie près de la place du Marché. Je rendrai à cet édifice le témoignage qu'il est merveilleusement approprié aux méditations religieuses, personne ne venant jamais en troubler la tranquille solitude. J'y entrai plus d'une fois à l'heure des prières, et je dus m'enfuir bien vite de crainte d'être obligé de jouer le double rôle du prêtre et des fidèles. L'abandon du temple s'explique aisément : Khalid et la tribu des Djowasimah sont exécrés par toute la population omanite, c'est-à-dire les neuf dixièmes au moins de la ville, dont les habitants ont depuis longtemps déjà renoncé à l'islamisme.

Shardjah est pour la côte occidentale de l'Oman ce que Lindja est devenue depuis quelques années pour la côte orientale, le centre d'un vaste commerce d'importation et d'exportation, le point où convergent les différentes routes de terre et de mer. Depuis Bedaa jusqu'au cap Mesandum, et même jusqu'à Dobey, il n'existe aucun autre port de quelque importance. Ici arrivent les produits manufacturés dans l'intérieur de l'Oman; ici se vendent les ânes et les dromadaires; ici enfin se tient le principal marché d'esclaves du golfe Persique ; en outre, c'est par l'intermédiaire de Shardjah que les pays voisins reçoivent les marchandises de la Perse et de l'Inde.

Aussi la ville a-t-elle un air de richesse et d'activité que l'on chercherait vainement dans les ports méridionaux de l'Arabie, et les étrangers y sont en assez grand nombre pour former à eux seuls la population d'une cité. Avec un port mieux entretenu et un gouverneur autre que Klialid, Shardjah prendrait , un développement considérable ; dans les circonstances présentes, elle tend au contraire à décliner.

Les habitants sont hospitaliers, honnêtes et industrieux. La dague qui, dans l'Oman, orne la ceinture de tout homme libre, sert de parure plutôt que de défense. Je vis à Shardjah pour la première fois les délicats filigranes d'or et d'argent qui décorent les armes, les coupes, les pipes, et autres objets ; ils attes- *

tent un goût et une habileté à laquelle atteignent rarement les ouvriers des autres pays. Cette branche de commerce fait vivre dans les grandes villes d'innombrables familles. L'or qui fournit là matière première du filigrane arrive par les Indes ; j'ai entendu dire que des gisements aurifères existent dans l'intérieur de l'Oman, au delà de Bahilah, mais personne n'a pu, ou peutêtre n'a voulu, me donner sur ce sujet des renseignements précis. Dans l'intérieur du pays, plusieurs mines de cuivre sont régulièrement exploitées ; on trouve du plomb aux environs du Ras-el-Had, et j'ai constaté moi-même dans différentes localités la présence du fer; quant aux autres métaux, ils manquent absolument. Les mines de sel sont fort abondantes et donnent lieu à un commerce d'exportation considérable ; enfin, la mer apporte de l'ambre en telle quantité, que cette substance forme, avec les perles et le se!, la principale source des revenus de l'Etat et le seul monopole que s'arroge le sultan.

Mais revenons à Shardjah dont nous nous sommes trop écartés. Les heures s'écoulaient pour nous en visites, en dîners et en soupers, car les habitants paraissaient désireux de justifier les qualités sociables que je leur avais souvent entendu attribuer ailleurs. L'étranger trouve ici une variété de mets beaucoup plus grande que dans l'Arabie proprement dite : le poisson, la viande, les prunes, les œufs, le vermicelle, le riz, des sucreries de toutes sortes, du miel, du beurre, des dattes, de bon pain fermenté lui sont servis, non pas empilés dans un plat monstrueux à la mode nedjéenne, mais placés chacun sur une assiette ; en même temps on l'accable d'instances qui, en Europe, paraîtraient peut-être excessives, même à un homme affamé.

A Shardjah et dans tout l'Oman, les invitations spéciales ne sont pas de mode : la salle à manger est toujours ouverte, et l'on pourrait inscrire au-dessus de la porte ces mots de Gœthe : « Viel Caste ivunsche ich heute ; » le plus léger prétexte, une rencontre, une information sur le chemin à suivre suffisent pour introduire à table un nouveau convive, en l'honneur duquel on déploie une hospitalité proportionnée à l'heure du jour.

Voilà du moins comment se passent les choses chez les Omanites ; quant aux Djowasimah, mes relations avec eux étaient très-superficielles ; je me bornais à saluer Khalid-ebn-Sakar lorsqu'il se tenait assis le matin à la porte de son château pour tenir ses

audiences. La sombre physionomie du gouverneur est l'expression fidèle de son caractère; j'ai déjà parlé des ravages qu'il a exercés dans le Batinah ; sa conduite privée n'est pas moins odieuse. Souvent, à ce que l'on assure, il prend plaisir à placer sur la tête ou sur la main étendue de quelqu'un des hommes de sa suite un citron qui fournit un but à son adresse de tireur, et sa cruauté capricieuse le rend aussi dangereux pour ses amis que pour ses ennemis. Sa position de vassal de l'Oman lui impose différentes entraves, l'empêche de rien changer aux règles générales du commerce, aux droits de douane, ni aux priviléges de la province. Plusieurs fois on a voulu lui ôter sa charge, mais l'appui du Nedjed l'a fait triompher jusqu'ici de la haine presque universelle dont il est l'objet.

Vers l'extrémité méridionale de la ville, se trouve la grande place du Marché, qui est partagée en souks ou quartiers séparés, suivant l'usage de l'Orient. A son centre, s'élève le Keysaryah, beau bâtiment voûté, solidement construit et pourvu de portes garnies de serrures en fer, que l'on ferme à la tombée de la nuit pour défendre les richesses qu'il contient. Une tour massive en pierre bâtie dans l'enceinte du Keysaryah renferme le trésor de la province. Les boutiques qui l'entourent sont propres, bien achalandées, et tout annonce la prospérité du commerce.

Au lieu des marchés arabes, dans lesquels maîtres et marchandises reposent sur le sol ou même un peu au-dessous, nous avons ici une série de véritables magasins avec des sièges élevés, des comptoirs, des rayons disposés comme à Madras ou à Bombay, sans parler d'un coffre-fort et de livres de compte de la grandeur de ceux dont se servent chez nous les gens d'affaires. Les négociants, qui sont pour la plupart des Hindous oudesLouthians (indigènes du Lous), possèdent en châles de cachemire, en produits manufacturés du Bengale, en armes persanes et en joyaux de toutes sortes, une richesse d'assortiment dont je ne me serais guère douté. Le trafic des esclaves est si général, qu'il n'existe peut-être pas dans la ville un seul marchand qui n'y prenne part, mais, suivant la prudente recommandation d'Yakoub, ce commerce est pratiqué seulement à l'intérieur des habitations.

Le quartier septentrional de la ville renferme les petits ateliers de tissage d'où sortent les légers manteaux rouges si com-

muns dans l'Oman, les longues robes en tissu de coton différentes des tuniques nedjéennes, les tapis et les rideaux dont toutes les demeures sont pourvues. Dans les pays qui ne connaissent ni les vastes fabriques, ni les machines à vapeur, ce genre de travail est assez lucratif et occupe beaucoup de bras. Un grand nombre de bijoutiers et d'orfèvres exercent à Shardjah leur délicate industrie ; quant aux forgerons, on les trouve à chaque pas. Les rues sont propres, mais sans la moindre symétrie; des allées étroites et tortueuses séparent les habitations, construites presque toutes en feuilles de palmier. 11 va sans dire que l'espace laissé pour le quai entre les maisons et la crique est rempli de petits bâtiments et de gâteaux.

Quelques-uns de ces derniers, qui portent sur leurs côtés des sillons creusés par les cordes des plongeurs, appartiennent à la pêcherie des perles. Ce point forme la limite extrême de -la côte perlière, et la pêche y est beaucoup moins productive qu'à Bahraïn et sur le rivage du Katar.

Dans l'enceinte des murs, du côté de la terre, s'élève une tour octogone bâtie auprès d'une forteresse; c'est elle, je suppose, qui a suggéré à maint géographe l'idée d'inscrire sur les cartes « la tour de Shardjah, » au lieu de mettre simplement le nom de la ville. Cet édifice, si je ne le confonds pas avec celui que j'ai vu quelques jours plus tard dans l'Ormuz, a une forme élégante, sa façade est perçée çà et là de meurtrières, et il a une hauteur d'environ soixante-dix pieds. Le château qui l'avoisine, bâti également en pierres, manque de régularité, il a presque l'aspect d'une caserne et paraît beaucoup moins ancien que la tour. Je ne trouvai personne qui pût rien m'apprendre sur l'histoire de ces bâtiments, ni sur ceux qui les avaient élevés. Tous deux servant maintenant de dépôt ou d'arsenal, les portes en sont soigneusement verrouillées, circonstance qui ne me permit pas d'en visiter l'intérieur.

Les murs d'enceinte de Shardjah sont construits avec une sorte de grès rougeâtre qui se trouve dans le voisinage. Ils tombent aujourd'hui en ruines, les bastions sont obstrués de décombres, et les courtines criblées de brèches par lesquelles entrent et sortent une foule de petits vagabonds.

Au delà des remparts, s'étend une vaste plaine sablonneuse au milieu de laquelle on aperçoit çà et là des bouquets de pal-

miers, un puits solitaire, des jardins enclos de haies de cactus, mais le sol est trop léger pour être bien fertile. Parfois des végétaux entrelacés comme dans les jungles de l'Hindoustan, forment des monticules de verdure; le climat ressemble à celui des tropiques, et si j'avais eu ce jour-là, 17 février, un thermomètre en ma possession, il aurait marqué, j'en suis sur, quatre-vingts degrés Farenheit. Quelques tentes appartenant aux Bédouins Aamir, tribu tout à fait inoffensive, donnent une certaine variété au paysage.

Il y a ici une multitude d'ânes, inférieurs peut-être à la race égyptienne, mais d'une ardeur remarquable, et par cela même très-propres à de petits voyages. Yousef et moi, nous en louâmes deux pour aller explorer les environs.

Nous suivîmes la route qui conduità Bereymah, dans la direction du sud-est, au milieu de palmiers nains sauvages, de jardins et de cabanes; puis nous atteignîmes un terrain en pente sur lequel se dressait une petite tour de garde pareille à celles du Katar. De cet endroit, la large plaine dont j'ai parlé se déroulait à nos regards. Vers l'orient, nous apercevions un village nommé Houtah ; au sud s'étendaient des prairies, dans le fond desquelles un campement de Bédouins Menasir, envoyait vers le ciel des colonnes de mince fumée bleue. Au delà se prolongeaient de basses collines renfermant, au dire d'un Arabe qui nous accompagnait, de nombreux hameaux et faisant partie d'un territoire nommé Shaab (Gorges.) Dans le lointain, on apercevait une haute montagne; la première de la chaîne d'Okdah.

J'aurais souhaité de prendre cette route et de traverser l'Oman, mais il m'aurait fallu plus de temps que les circonstances ne m'en laissaient, car on met un mois entier pour se rendre à Mascate par la voie de terre. Nous ajournâmes donc ce projet dont l'exécution est sans doute réservée à d'autres qu'Yousef et moi, et nous nous contentâmes d'explorer du regard le district qui nous environnait ; puis, comme il était plus de midi, nous dirigeâmes nos montures du côté de la mer et nous arrivâmes à Dobey un peu avant le coucher du soleil.

De même que Shardjah, cette bourgade possède un khowr trèsvaste, qui ressemble à un lac intérieur et qu'un large lit de sable blanc sépare de ia mer. Elle est populeuse, bien que dépourvue de fortifications et construite d'une manière fort irrégulière;

ses jardins sont riches, ses puits nombreux, et elle a toute une flottille de bateaux employés à la pêche des perles, non sur cette côte, mais dans la baie sud-ouest, au delà d'Abou-Debi. Nous mîmes pied à terre sous un bouquet de palmiers qui ombrageait quelques maisons près de l'entrée du village et nous prîmes un peu de repos, tandis que les habitants nous racontaient diverses histoires sur les Benou-Yass. Nous avions aperçu déjà deux ou trois bandes de ces pillards, hommes à la physionomie sombre, à la taille élevée, que l'on rencontre toujours armés de fusils, de courtes lances et de poignards. Une longue chevelure noire tombant en désordre sur les épaules leur donnait un aspect sauvage et poétique. De tous les ennemis de l'islamisme, ils passent pour les plus acharnés, et les exploits qu'ils accomplissent sur le golfe sont souvent inspirés autant par leur haine contre les Wcihabites que par la cupidité. J'en citerai un exemple. 1 Six Nedjéens, que leurs affaires avaient amenés sur les côtes du Katar, voulurent se rendre de là au Ras-el-Kheymah, non loin du cap Mesandum. Un sloop appartenant à des Arabes de la tribu des Benou-Yass offrit de les y conduire. Les Nedjéens n'avaient emporté avec eux aucun objet de prix, et, par surcroît de précautions, ils s'étaient pourvus d'armes. Mais les marins les avaient pris à bord uniquement pour satisfaire leur an- tipathie contre les musulmans; ils attendirent patiemment l'heure de réaliser leur sinistre projet, et, vers midi, pendant que les passagers sans défiance se livraient au sommeil, ils tombèrent sur. les victimes. Cinq des wahabites étaient des hommes dans toute la vigueur de l'âge. Les Benou-Yass leur - lièrent les pieds et les mains, puis ils les précipitèrent dans les flots, où tous devaient trouver une mort certaine. Quant au sixième, qui sortait à peine de l'enfance, il fut jeté à la mer sans être attaché, les marins, par compassion pour sa jeunesse, voulant peut-être lui laisser une dernière chance de salut. Leur crime accompli, ils réunirent ce qui avait appartenu aux Nedjéens, armes, marchandises, vêtements, et lancèrent le tout pardessus le bord, afin que nulle preuve ne vînt témoigner contre eux.

Poussé par l'instinct vague de la conservation, l'enfant nagea aussi longtemps que ses forces le lui permirent, mais la côte

était loin, et nul vaisseau ne se montrait à l'horizon, excepté celui des pirates, qui s'éloignait rapidement. Brisé de fatigue, le jeune garçon cessa d'inutiles efforts et résolut de s'abandonner à sa destinée. La légèreté de son poids le ramena bientôt à la surface de l'eau, où il flotta, presque privé de connaissance, toute la nuit et une partie du jour suivant. La mer était calme et l'extrême douceur de la température rendait la situation du malheureux enfant moins pénible que ne l'imaginerait un Européen. Enfin, un navire qui se rendait à Shardjah passa près de lui ; les marins l'aperçurent, le recueillirent et parvinrent, non sans peine, à le rappeler à la vie. Ses protecteurs l'amenèrent avec eux dans la ville, où plusieurs riches marchands, touchés de ses infortunes, se cotisèrent pour élever l'orphelin à leurs frais. Par un singulier hasard, le jour même où me fut racontée cette triste aventure, j'en rencontrai le héros. C'était alors un beau jeune homme de"vingt-trois à vingt-quatre ans, à la physionomie expressive et intelligente. Il me dit que depuis le moment où il avait été jeté à la mer jusqu'à celui où les matelots omanites l'avaient recueilli, une seule pensée l'occupait, c'était la crainte qu'une tempête ne rendît la mer furieuse; il n'avait du reste aucune idée précise et surtout nulle conscience des longues heures passées au milieu des flots.

Après nous être reposés quelques instants sur la plage, nous nous remîmes en marche pour arriver à Shardjah avant la tombée de la nuit. Un capitaine de marine de la ville de Soweyk, dans le Batinah, nous attendait en causant avec notre hôte Abbas.

Il devait mettre à la voile le lendemain ; nous convînmes donc de prendre place à bord de son navire, — je dirais presque de son canot, car il n'était pas plus grand qu'un yacht, — et de partir-avec lui pour le Batinah.

Le matin suivant, notre capitaine nous conduisit à son embartion que manœuvraient cinq robustes marins omanites. Parmi les passagers se trouvait un jeune chef fezarah, dont la famille, bien que nedjéenne d'origine, avait, par suite, d'un long séjour au milieu des biadites, adopté la religion du pays et gouvernait au nom du sultan Thoweyni la petite ville de Soham. Zeyd, ou Zoweyd, comme on l'appelait familièrement, ajoutait aux avantages de la fortune et de la naissance une instruction assez étendue, au moins pour un Arabe. Doué d'une mémoire excel-

lente, qualité précieuse dans une contrée où les livres sont rares, il récitait par cœur de longues pièces de vers attribuées, soit au fameux Amroul-Keys, soit à d'autres poëtes tout aussi peu musulmans ; il déclamait surtout avec beaucoup de verve la parodie intitulée « Halata, » œuvre burlesque, mais remarquable par la richesse d'imagination, le rare talent, la fantaisie brillante qu'y déploie l'auteur. Zeyd savait aussi raconter d'une façon intéressante l'histoire du pays, et c'est à lui que je dois la plupart des détails déjà donnés au lecteur sur les usages et les annales de l'Oman. Un passager d'humeur beaucoup moins facile devait aussi faire route avec nous; c'était un wahabite exalté de Ras-el-Kheymah, village habité par d'infâmes pirates qui porteraient encore aujourd'hui la terreur et la désolation sur la côte, si les croiseurs de l'Angleterre n'y mettaient bon ordre. Ce digne personnage ne laissait perdre aucune occasion de soulever des controverses religieuses, de vanter la pureté de sa secte, et je ne doute pas que, sans la crainte inspirée par Khalid et ses Djowasimah, nos compagnons omanites ne lui eussent fait prendre un bain dans la mer pour refroidir l'ardeur de son zèle.

Nous nous embarquâmes, après avoir dit adieu à notre hôte et à. quelques Arabes qui nous avaient accompagnés jusqu'au port.

L'heure du départ dépend ici de la marée, car, au moment du reflux, la plus petite embarcation arabe ne pourrait passer la barre qui ferme l'embouchure du khowr. Il était midi, un vent léger gonflait nos voiles, lorsque, le 20 février, nous gagnâmes la pleine mer. L'eau devenant profonde à une assez faible distance du rivage, nous ne fûmes pas obligés de nous éloigner beaucoup, ce qui nous permit d'apercevoir distinctement les Arabes qui allaient et venaient le long de la côte. Nous arrivâmes bientôt devant Mefraz, gros village situé à trois ou quatre milles de Shardjah et dans lequel résident plusieurs membres de la famille des Ebn-Sakar. La campagne environnante me parut assez fertile. Vers le soir, nous jetâmes l'ancre près d'Adjman, ou Ayman, petite ville djowasimah. Notre wahabite descendit pour passer la nuit à terre, mais aucun de nous ne fut tenté de suivre son exemple, car nous avions entendu parler du fanatisme implacable des habitants. Le lendemain, la brise avait faibli ; nous avançâmes lentement vers le nord, laissant

derrière nous Homeyryah, Omm-el-Ghoweyn (corruption, je suppose, de Omm-el-Akhoweyn, c'est-à-dire « la Mère des deux Frères, ») Howarah et une demi-douzaine de petits hameaux échelonnés sur le rivage ; plusieurs d'entre eux ont un port, d'autres de simples rades. Le pays, sans être stérile comme le Katar, ne jouit pas d'une grande fertilité. Les habitants, depuis que la piraterie est interdite, vivent principalement des produits de la pêche. Çàet là un fort en ruines, une vieille tour s'élèvent sur un rocher solitaire. La chaîne connue sous le nom de Rousel-Djebal s'avance par degrés vers la mer dans sa grandeur sauvage, étalant aux regards ses rochers de granit et ses masses de basalte jusqu'à ce qu'enfin les villages djowasimah soient étroitement resserrés entre les montagnes et l'Océan. Le 22 février au matin, nous jetâmes l'ancre devant Ras-el-Kheymah, la plus importante des colonies wahabites sur les côtes d'Oman, mais aussi celle qui s'est acquis la plus fâcheuse célébrité. Blottie au fond d'une petite baie de forme circulaire, elle offre un entassement de huttes de palmiers, construites sans élégance ni symétrie. La population, qui n'excède pas cinq mille âmes, supplée au nombre par une bravoure qui va souvent jusqu'à la cruauté.

Notre prêcheur wahabite nous quitta en cet endroit, à la grande satisfaction de l'équipage qui l'accabla de malédictions si énergiques qu'elles eussent suffi pour faire couler à fond un vaisseau de guerre. Délivrés de sa désagréable compagnie, nous continuâmes gaiement notre route ; le temps était superbe, le ciel sans nuage, la brise favorable, et la côte avait un aspect aussi grandiose que celui de la Calabre ou des Abruzzes. Tantôt les murailles de granit des montagnes s'enfonçaient au milieu des profondeurs azurées de l'Océan, tantôt elles se fendaient en larges crevasses dans lesquelles mugissaient les impétueux torrents d'hiver; parfois, nous apercevions de petits villages perchés sur les rochers comme des nids d'aigles; auprès de ces aires en apparence inaccessibles, s'étendent sur les revers de la longue chaîne les champs de verdure d'où les habitants tirent leur subsistance. Dans l'après-midi, nous atteignîmes Shaam, grande bourgade située au pied des montagnes sur la plage couverte de galets. La mer ressemblait à un lac paisible, nous descendîmes dans notre petite chaloupe pour gagner le rivage tandis

que les marins entonnaient un refrain joyeux. Une assez grande distance nous séparait de la côte, et pour la première fois j'entendis la « tarantelle arabe, » sorte de satire en vers qui rappelle les improvisations italiennes et particulièrement celles des Transtévérins. Nos matelots rivalisaient pour l'esprit et la verve avec les chanteurs de l'Occident; la mesure était en harmonie avec le mouvement des rames, et après ohaque vers le refrain reprenait joyeusement en chobur : « Ya Sabah-al Kheyri daïm. »

« 0 matinée à laquelle sourit la fortune. » Les premières stances avaient simplement pour but d'inspirer la bonne humeur et la confiance; puis venait une caricature humoristique de tous les assistants, à commencer par le capitaine qui prit en bonne part la plaisanterie. J'eus l'honneur aussi de fournir le sujet de deux strophes, pendant lesquelles le malin improvisa! eur se tournait en riant vers moi, et le marin placé à mes côtés, me poussait du coude pour appeler mon attention, ajoutant par manière d'excuse, « il n'y a pas mauvaise intention, chacun de nous aura son tour, ainsi ne vous fâchez pas. »

Plus tard j'entendis des chants semblables à Sohar et dans d'autres villes .du Batinah; c'est un usage commun à tout l'Oman; mais il n'existe pas dans les autres parties de la Péninsule; tout au moins je n'en ai vu aucune trace au Nedjed ni au Shomer.

Les habitants de Shaam et du Rous-el-Djebal forment un ét-ange assemblage. D'origine kahtanite et yémanite, ils habitent depuis un temps immémorial cette montagne et cette côte rocheuse, qu'ils ne quittent presque jamais pour visiter d'autres pays. Ils parlent arabe, mais l'isolement a rendu leur idiome si

barbare, qu'un Omanite, pour ne rien dire des Nedjéens, peut à peine se rendre dans le Rous-el-Djebal, sans être accompagné d'un interprète. Yousef appelait leur dialecte :IC( lisan-ot-teyour ; » (langue d'oiseaux), et il déclarait qu'il en comprenait à peine un mot sur dix. Les indigènes sont tous biadites, et dans les retraites inaccessibles de leurs montagnes, ils n'ont pas beaucoup à craindre leurs dangereux voisins, les Djowasimah; du reste, leur pauvreté les protége peut-être d'une manière encore plus efficace. La province de Rous-el-Djebal est la plus sauvage et la plus stérile de l'Oman ; mais, quoique les habitants paraissent à demi barbares, il s'en faut qu'ils le soient ; ils fournissent de bons

matelots au gouvernement central, et ils ont souvent rendu de précieux services dans les guerres maritimes. Un chef particulier gouverne chaque village et nul d'entre ces petits potentats ne semble vouloir usurper la suprématie sur les autres ; le défaut de communications au milieu de ces montagnes escarpées suffit, il est vrai, pour empêcher toute sérieuse organisation administrative. Après être restés quelques heures à Sliaam, nous revînmes passer la nuit à bord, car les dignes pêcheurs du rivage n'avaient à nous offrir qu'une chère détestable, à laquelle nous préférâmes de beaucoup les provisions du navire. Le lendemain, nous mîmes à la voile, contournant les pointes de terre, longeant les falaises, tantôt glissant sur de vertes profondeurs à l'ombre épaisse de hautes masses de rochers, tantôt fendant les eaux étincelantes à la brillante clarté du soleil, tandis que de légers bateaux pêcheurs sillonnaient la mer, ou s'arrêtaient pour décharger leurs filets; parfois, de grands navires se montraient au loin dans la direction de Lindja ou de Dahrain. Avant midi, nous entrâmes dans une baie magnifique, encaissée au milieu de sombres rocs de basalte qui ne laissent qu'un étroit passage aux flots dont la limpidité permet d'apercevoir le lit pierreux delà crique ; ni la tempête ni les vagues ne peuvent y pénétrer. A l'extrémité de la rade, se trouve une petite plaine arrosée par des ruisseaux descendant des montagnes; les palmiers et les jardins attestent l'activité des paysans de Khabb, nom peu harmonieux de ce hameau pittoresque. Nous descendîmes sur la côte où nous passâmes une couple d'heures; le village se compose de cabanes en chaume près desquelles étaient assis des pêcheurs demi-nus. Il est superflu de dire que nulle part dans le Rous-el-Djebal, on ne trouve de mosquées, mais très-souvent, une coupole entourée d'une clôture et d'un petit bois, tient lieu de temple ou de mesdjid; les habitants l'appellent « mezar » (réunion), les Nedjéens indignés lui donnent le nom de cc sanam » (idole). Ces édifices, comme ceux des Metawelah de Syrie, sont souvent élevés en mémoire de quelque saint apocryphe, inconnu aux mahométans orthodoxes. Le mezar de Khabb, joli dôme couronnant une construction de forme carrée, avait pour patron un certain Abbas, personnage réel ou imaginaire, sur lequel les Arabes me débitèrent une légende fort embrouillée qui me parut d'origine persane.

Des pêcheries considérables ont été établies le long de la côte; elles tirent leur principale ressource de la vente d'un poisson appelé metout, assez semblable pour la forme et la grandeur à un petit anchois, mais d'une saveur beaucoup moins délicate. On le sale, on le fait sécher au soleil, et on le mange sans aucune autre préparation. Notre capitaine, qui se proposait d'en prendre une cargaison, ne put s'entendre pour le prix avec les pécheurs ; nous remontâmes donc à bord du navire afin de doubler le cap dans la soirée. Quelques heures après, nous atteignîmes l'étroit passage qui sépare de la côte les rochers les plus avancés de Mesandum. Ce canal, appelé par les Arabes « Bâb » ou Porte, présente un spectacle imposant avec ses eaux noires et profondes, ses terribles écueils contre lesquels viennent se briser les vaisseaux poussés par la tempête. Le bruit incessant des sombres vagues, pareil à celui d'un lourd marteau, a fait donner au cap le nom de Mesandum (Enclume). En outre, une masse" énorme de rocs basaltiques, hauts d'une centaine de pieds, s'élève à quelque distance dans la mer; on l'appelle « Salamah, » c'est-à-dire lieu de paix et de sécurité, probablement par la même raison qui avait engagé les Grecs à nommer Eumênides ou bonnes déesses les trois sombres divinités des Enfers.

En réalité, ces écueils ont causé de si nombreux naufrages que les marins arabes les croient placés en cet endroit par le démon lui-même. Plusieurs pics aigus, à demi cachés au milieu des vagues, se groupent autour du rocherprincipal, ce sontles « BenatSalamah » ou Fils du Salamah. Au résumé, le canal étroit compris entre les hautes falaises du cap, le sinistre Mesandum, le terrible Salamah et sa non moins redoutable famille, est loin d'être sûr, particulièrement pour des navigateurs arabes. Enfin les courants capricieux qui sillonnent la passe, les tempêtes fréquentes qui s'amoncellent sur les montagnes de l'Oman ou sur celles de la côte persane, rendent ces parages doublement dangereux.

Nous ne devions pas tarder à en faire l'expérience. Un peu avant le coucher du soleil, juste au moment où nous allions franchir le Bâb, le vent tomba tout à coup. Il se fit pendant une heure un grand calme qui, rendant nos voiles inutiles, nous obligea de suivre la direction du courant et de revenir sur nos pas. Des rafales violentes s'élevèrent bientôt, la mer se gonfla

en vagues furieuses, et nous nous vîmes, malgré nos efforts, poussés vers le Salamah ; peu s'en fallut que nous ne fissions une connaissance beaucoup trop intime avec le Père et ses Fils. Le capitaine avait perdu la tête, Yousef pleurait comme un enfant, Zeyd jetait autour de lui des regards pleins d'anxiété ; quant à moi, faute de meilleure occupation, je m'installai près des membrures, et je cherchai à m'endormir. Toute la nuit, nous fûmes chassés deçà, delà par la tempête, sous un ciel sombre et sans étoiles, au milieu des vagues qui projetaient des lueurs sinistres et tourbillonnaient autour du navire. Quand l'aube perça enfin les nuages, nous étions arrivés en vue de Laredj, triste îlot bordé de rochers abrupts et à peine habité. Aucun ancrage sur ne s'offrant à nous, le capitaine manœuvra de façon à gagner Ormuz, que nous apercevions à peu de distance.

Je n'étais pas fâché de visiter une île autrefois si renommée pour son commerce, et dont les Portugais avaient coutume de dire que « si le monde était un anneau d'or, Ormuz en serait le diamant. » Entourée d'une ceinture de rochers escarpés, elle offre au centre des terrains fertiles couverts de pâturages et de buissons; en beaucoup d'endroits, les masses basaltiques qui l'enserrent baignent leur base dans l'Océan, ou s'élèvent comme de fantastiques tourelles dont les couleurs variées rappellent les teintes que prend parfois la lave. L'île me paraît être un volcan éteint. Au nord-ouest, à l'extrémité d'un long promontoire de forme triangulaire, se dresse un fort construit par les Portugais, mais digne de figurer parmi les ruines romaines, tant les murs sont épais, la maçonnerie solide, les briques bien cimentées, aussi depuis trois siècles résiste-t-il aux efforts des tempêtes.

La plus grande partie du cap est couverte de ruines, qui ont pris la place d'une ville autrefois prospère ; au milieu de la masse confuse de décombres, on distingue encore les débris de plusieurs belles habitations, d'une grande église, de bains. Une tour octogone, semblable à celle de Shardjah, mais d'une construction plus gracieuse, s'élève à cent mètres environ de la pointe du promontoire ; elle est composée de brique et de pierre, un escalier tournant conduit au sommet, mais les marches en sont brisées à douze ou quatorze pieds du sol, ce qui empêche d'atteindre à la partie supérieure sans une échelle, article qu'il est difficile de se procurer à Ormuz. Les constructions analogues que j'ai vues

ailleurs, et particulièrement de Bagdad à Kerkouk, me porteraient à penser que cette tour formait jadis le minaret d'une mosquée persane, qui plus tard fut convertie en fanal par les Portugais. Tout près du fort se trouvent une centaine de huttes habitées par des pêcheurs ou des bergers dont les troupeaux paissent dans le cratère; un seul hangar, où des dattes sèches, des racines et du tabac sont exposés pour la vente, voilà ce qui reste du commerce d'Ormuz. Sic transit gloria, telle fut la réflexion banale, mais inévitable, que je fis devant cette terrible décadence. J'ai vu les ruines de Tyr et de Surate, la dégradation de Goa, mais dans aucun de ces ports je n'ai trouvé de désolation semblable à celle d'Ormuz.

La raison de sa chute est facile à découvrir. La fortune de l'île dépendait en partie de ses relations avec l'Inde, en partie de l'importance momentanée qu'elle avait acquise à l'époque où les Portugais tenaient un des premiers rangs dans le négoce et la navigation. Plus tard, le commerce de l'Inde prit la route de la mer Rouge et de l'Egypte, et le déclin de la puissance portugaise acheva de ruiner cette colonie, si florissante au seizième siècle. La prospérité d'Ormuz, en effet, tenait à des circonstances très-variables. Puissants sur mer, mais incapables de lutter sur terre avec les gouvernements indigènes, les Portugais devaient forcément préférer une position insulaire, qui les mettait en état de défendre plus facilement leurs personnes et leurs richesses; le port d'Ormuz leur convenait donc mieux que ceux de l'ancienne côte persane, tels que Lindja, Bander-Abbas, Sohar, par lesquels passe maintenant le courant du commerce ; mieux même que Mascate, où leur existence était assez précaire et leur action considérablement entravée. Au point de vue militaire et politique, cette île, placée si près de l'entrée du golfe, et capable d'être aisément fortifiée, avait une valeur particulière.

Mais aujourd'hui que la rive persane et la rive arabe appartiennent au gouvernement qui possède déjà Mascate, Sohar, Lindja, et vingt autres ports meilleurs et plus avantageusement situés que celui d'Ormuz, ce dernier a perdu son ancienne importance ; sans les mines de sel de la côte nord-est, où chacun est libre d'extraire les quantités qu'il veut, à la condition de verser une somme très-légère dans les coffres de l'Oman, Ormuz serait presque désert. Un chétif gouverneur omanite, avec une

faible garnison, habite la forteresse; des bâtiments poussés par la tempête, cherchent comme nous un abri dans le port; et quelques bateaux pêcheurs sont aussi amarrés le long de la côte.

Aucune source permanente n'existe dans l'île, mais les pluies d'hiver alimentent les citernes voûtées, — construites d'après le même plan que celles de Lindja, — d'une quantité d'eau qui suffit aux besoins des habitants. Une tranchée profonde entoure le château du côté de la terre; les portes gardent encore leurs guichets de fabrique portugaise ; les murailles sont assez bien entretenues, les voûtes peu endommagées et l'intérieur n'a pas beaucoup changé d'aspect. Le khawah, qui paraît avoir servi autrefois de chapelle à la garnison, peut contenir environ trois cents hommes. La plus grande partie du château est maintenant inhabitée; le gouverneur et son escorte occupent à peine un quart des bâtiments; le reste, abandonné par les hommes, « tombe ou reste debout, comme dit Moore, selon la volonté du ciel. »

Le port se compose de deux baies en forme de demi-cercle, situées la première à l'est, la seconde à l'ouest du promontoire; , quand l'une se trouve exposée à la tempête, l'autre demeure abritée, et offre toujours un ancrage sûr; d'ailleurs, ce point du rivage, embrassé, pour ainsi dire, par la côte persane, laisse moins de prise à la violence des vents. En face de la baie occidentale s'élève la haute montagne au pied de laquelle est construite la ville de Bander-Abbas ; une distance de dix milles à peine sépare Ormuz du continent; à l'ouest s'étend l'île de Djishm, au sud celle de Laredj ; le cap Mesandum et la chaîne de Rous-el-Djebal ferment l'horizon.

La tempête qui nous avait chassés à Ormuz dura trois jours, pendant lesquels Yousef et moi nous passâmes de longues heures sur la plage; malheureusement, les neuf dixièmes des habitants parlent la langue persane et il me fut impossible de lier conversation avec eux. Le gouverneur se montrait fort poli, mais nullement causeur; il nous offrit une hospitalité aussi généreuse que le permettait la pauvreté de l'île; du reste, un plat de mouton bouilli nous semblait du luxe auprès de la chair de requin qui avait composé à bord notre principale nourriture. Ces monstres marins sont très-communs sur les côtes du golfe Per-

sique, et personne ne se croit trop grand seigneur pour dédaigner d'en manger ; c'est un aliment fort nutritif, je dois avouer pourtant qu'il ne flattait en aucune façon mon palais européen.

On appelle ici les requins awal, ou bien encore kelb-el-bahr (chiens de mer). Je ne pus m'empêcher de sourire en songeant que Niebuhr lui-même avait partagé l'erreur commune à un grand nombre de voyageurs et baptisé les Bahraïn du nom d'un poisson très-abondant, il est vrai, sur leurs côtes, mais qu'il ne faut pas confondre avec elles. Les deux îles sont donc désignées dans quelques livres sous la dénomination d'Awal ou requin, à peu près avec autant de raison qu'en aurait un étranger pour appeler l'Angleterre hareng ou maquereau. En réalité, aucune île du golfe Persique ne porte le nom d'Awal.

Je ferai aussi remarquer que le langage des marins d'AbouShahr, de l'Oman et du Barr-Faris est, comme on doit s'y attendre, un amalgame barbare d'arabe, de persan, d'hindoustani, auquel se mêlent quelques expressions empruntées aux dialectes africains et même certains mots d'anglais, défigurés de la plus triste manière. Ces hommes passent en effet leur vie à errer des côtes persanes aux ports de Kurrachi, de Bombay, de Mangalore ou bien encore à l'île de Zanzibar et. aux rivages du Sowahil. Les équipages se composent de matelots de tous pays qui parlent d'autres langues que l'idiome arabe. Quant à l'anglais, il n'est pas étonnant de le retrouver partout où s'étend le commerce britannique, c'est-à-dire dans l'univers entier. Il n'en résulte pas moins que le dialecte du golfe Persique fait commettre des erreurs fréquentes aux voyageurs qui ne connaissent pas assez les différentes langues dont il est formé pour les distinguer les unes des autres.

Sur la côte septentrionale d'Ormuz existent encore les ruines de petites forteresses bâties par les Portugais aux jours de leur puissance. De telles précautions étaient inutiles au midi, la nature s'étant chargée de fortifier l'île mieux qu'elle n'eût pu l'être par Vauban lui-même. J'examinais le cratère éteint, je me promenais tristement au milieu des bastions démantelés, je cherchais,-peine inutile,-à me faire comprendre des habitants ou à rendre plus sociable le gouverneur; ce dernier semblait avoir pris pour devise : cr Ne m'adressez pas de questions, je ne vous dirai pas de mensonges. » Fatigué du peu de succès de mes ef-

forts, j'attendais avec impatience qu'une brise favorable nous permit de reprendre la mer.

Enfin le vent souffla du nord, et le 27 février, nous quittâmes l'ancienne colonie portugaise; nous passâmes, sans éprouver cette fois aucune crainte, devant le Salamah et ses fils, puis, naviguant avec lenteur eous les rochers du cap Mesandum, — qui me rappelaient les colonnades de la grotte de Fingal, — nous arrivâmes le lendemain matin à une petite crique dont l'entrée est tellement étroite qu'elle lui dorne au premier coup d'œil l'apparence d'un lac situé sur le rivage. Au fond de la baie, nous aperçûmes le village de Roubah, qui appartient à la province montagneuse de Rous-el-Djebal.

Notre capitaine avait jeté l'ancre en cet endroit pour se procurer une cargaison de metouts, mais il lui fut impossible d'en trouver, de sorte qu'après avoir passé une heure à terre, nous partîmes pour nous rendre à Leymah, l'une des bourgades les plus populeuses du Rous-el-Djebal. Au delà commence le district de Kalhat ou Kalhout, nom qui figure sur la plupart des cartes au sud-est de Mascate, près du Ras-el-Hadd. Mes explorations ne se sont pas étendues à cette partie de l'Oman, je suppose qu'il y existe une ville ou un village ainsi appelé, mais le seul Kalhat dont j'aie entendu parler pendant mon séjour en Arabie est la province qui s'étend depuis le cap Leymah jusqu'au Batinah.

La nuit était venue quand nous entrâmes dans la baie, nous amarrâmes près d'une saillie de la côte formée par des rochers, afin d'attendre que le lever du soleil nous permit de gagner la terre. Vers minuit, une rafale violente faillit rompre le dble, et le navire, chassant sur son ancre, se précipita vers les rochers avant que les marins, réveillés en sursaut, eussent pu exécuter les manœuvres nécessaires. Notre mât de beaupré alla frapper les pics aigus et vola en éclats; un moment de plus, la quille allait partager le même sort; heureusement, le capitaine avait repris assez de sang-froid pour nous tirer de cette situation périlleuse; il nous conduisit sains et saufs dans la baie intérieure, où notre vaisseau trouva un abri plus sûr.

Le lendemain, l'aube nous montrait un des paysages les plus pittoresques que j'aie jamais vus. Derrière la plage couverte de galets s'étendait une longue vallée boisée qui se perdait dans les gorges profondes des montagnes; à droite, le village de Leymah

étageait ses longues rangées de maisons sur le revers de la montagne, comme maint hameau que j'avais parcouru pendant les jours heureux de mon enfance dans le canton du Tessin, ou, plus tard, sur les pentes du Liban. Les habitations de Leymah, construites en pierre, surmontées par des terrasses et entourées de jardins enclos de murs, ont presque toutes un aspect riant et confortable. A en juger par le nombre des maisons, on peut évaluer la population à deux mille âmes. Plus loin, des chèvres semblaient suspendues sur le bord des montagnes, et des bergers erraient au milieu du troupeau; dans la vallée, des bandes de femmes couvertes de vêtements bleus se rendaient aux puits voisins; des bateaux grands et petits quittaient le rivage afin de courir les chances de la pêche; et enfin, — spectacle charmant pour notre capitaine et son équipage, — des piles entières de metouts frais brillaient sur les galets, tandis que plus loin, ces poissons étaient étalés sur les rochers pour sécher au soleil.

Nous descendîmes tous sur la plage, et nos matelots entamèrent un marché pour les anchois d'Orient, tandis que Zeyd, Yousef et moi, nous parcourions la vallée, où une abondante végétation de caractère mixte, — chênes, palmiers, lotus, acacias, m oltsahs (arbres chargés de baies rondes qui fournissent une sorte de glu fort estimée par les oiseleurs), — contrastait avec la nudité de Ras-el-Kheymah et d'Ormuz. Les habitants que nous rencontrions, bergers ou pêcheurs pour la plupart, avaient une physionomie franche et cordiale ; j'engageai avec quelquesuns d'entre eux la conversation sur les Anglais, dont ils pouvaient apercevoir au loin les navires et les bateaux à vapeur. Mais il arrive souvent que les questionneurs, comme les écouteurs, n'entendent pas dire de bien d'eux-mêmes; c'est ce qui eut lieu.

Les avantages du commerce, les bienfaits de la civilisation, une protection puissante, ne sauraient faire contre-poids à l'antipathie nationale, accrue par la crainte des envahissements européens, — crainte que justifient, à vrai dire, la conquête de l'Hindoustan, l'invasion du Pundjab, les guerres de la Chine et plusieurs autres dans lesquelles s'est réalisée la fable du Pot de terre et du pot de fer.

Les événements que nous venons de rappeler ne sont pas ignorés des Omanites; ils ont eu pour résultat de leur inspirer un respect salutaire, mais ils n'étaient pas de nature à faire

naître l'affection. Aussi mes compatriotes devront se contenter à Leymah de l'Oderint dum metuent de Tacite, — paroles qui résument parfaitement la situation. Mes amis les pêcheurs paraissaient redouter beaucoup que les Anglais, à commencer par le roi et la reine, n'abandonnassent leur pays pour venir s'établir dans l'Oman, lorsqu'ils connaîtraient la fertilité du Rous-el-Djebal. C'est du moins ce que j'ai entendu dire ici trèssérieusement. Je ne me crus pas obligé de calmer de semblables appréhensions ; mes cheveux blonds et ma qualité d'étranger auraient pu rendre suspect le défenseur de la cause britannique.

Je me contentai de soupirer d'un air sympathique. Aujourd'hui encore, sans aucun doute, les habitants de Leymah pâlissent à l'idée de voir Buckingham-Palace et Westminster-Hall transportés dans le Rous-el-Djebal.

En revenant de notre excursion, nous visitâmes le village.

Mais ce fut en vain que nous parcourûmes ses ruelles et que nous frappâmes aux portes dans l'espérance d'obtenir l'hospitalité; nous ne pûmes trouver un seul homme ; tous étaient sortis, les uns pour pêcher, les autres pour mener paitre le bétail, sécher ou vendre les metouts. Une bonne femme restée au logis consentit à partager avec nous d'assez mauvais pain arrosé d'eau ; ce fut là tout le festin que Leymah eut à nous offrir; quant à du café, il ne fallait pas y songer. Au-dessous de la bourgade, près du lit pittoresque d'un torrent, s'élève un petit dôme, objet d'une grande vénération ; à cet édifice se rattache une tradition fort longue qui me fut débitée par un vieillard dans le « gazouillement » du pays, aussi je ne compris rien à l'histoire si ce n'est que jadis un feu sacré était entretenu en ce lieu, mais qu'il n'existait plus depuis quelques années. En entendant cela, j'allumai ma pipe, et je priai mon vieil ami d'en faire usage comme dédommagement de la flamme disparue du Kubbah; il se mit à rire, et accepta mon invitation.

Dans l'après-midi, nous retournâmes à bord, et pendant la soirée nous longeâmes la côté de Kalhat ou Kalhout. Le lendemain matin nous nous trouvions en vue du golfe de Debi, magnifique baie qui pourrait rivaliser avec celle de Naples; plusieurs petits villages sont disséminés sur ses bords, et par derrière s'étend un panorama de montagnes qui serait digne de la Sicile. J'aurais beaucoup désiré descendre à terre, mais le

capitaine était satisfait de la cargaison de metouts qu'il avait achetée à Leymah, et ni lui, ni l'équipage ne virent aucune raison pour jeter l'ancre à Debi. Nous voguions à pleines voiles en longeant la côte qui devenait de plus en plus fertile et boisée, tandis que les montagnes reculaient vers l'intérieur où elles allaient-rejoindre, au delà du Batinah, la grande chaîne du Djebel-Akhdar. Depuis la dernière guerre, ces territoires appartiennent à Khalid-ebn-Sakar; du moins perçoit-il les impôts, mais sans exercer aucune autorité administrative. La population se compose entièrement de biadites. La plus grande partie des maisons sont groupées sur le rivage, dont le peu d'élévation favorise la culture, en même temps que le voisinage de la mer invite à la pêche et au commerce, les deux occupations principales des Omanites. Debi étant la capitale du Kalhat, c'est là que réside le gouverneur local. La province est limitée du côté de la terre par une chaîne de montagnes qui la sépare du Shardjah.

Vers midi, nous passâmes devant Zabarah, petite ville entourée de beaux jardins; d'autres bourgades de moindre importance sont échelonnées le long de la côte, car le district de Kalhat est plus peuplé que celui du Rous-el-Djebal, et les habitants paraissent beaucoup plus civilisés.

Avant la nuit nous arrivâmes en vue d'un rocher abrupt fort élevé qui se dresse à dix ou douze milles de la côte, et forme le contre-fort méridional de la chaîne de Rous-el-Djebal. On l'appelle Kataa-Loha (coupeur de barbes), mais je n'ai pu savoir d'où lui vient ce nom assez étrange. Il domine la vallée de Hamm, et de ce lieu part une route conduisant à Shardjah. Au sud du KataaLoha commence le Batinah, qui sa prolonge sur le rivage jusqu'à Barka et dans l'intérieur des terres jusqu'aux pentes du Djebel Akhdar.

Si elle n'est pas la plus importante de l'Oman, cette province en est au moins la plus riche. Bornée d'un côté parla mer, de l'autre par une chaîne de hautes montagnes, elle est mieux arrosée qu'aucun des districts de l'Arabie ; le sol, fertilisé par les longnes pluies d'hiver, rafraîchi par des sources d'eau vive, est en outre sillonné de nombreux courants qui descendent du Djebel-Akhdar, et portent avec eux l'abondance et la vie, quoiqu'ils ne soient ni assez considérables ni assez permanents pour mériter le titre de rivières. Le Batinah est une grande plaine de cent cinquante

milles de longueur sur quarante de large; il s'élève graduellement vers l'intérieur et se couvre de vertes collines ; près du golfe, les terres sont assez hautes pour rendre le climat salubre.

La végétation peut rivaliser avec celle du Konkan ; le manguier, le cocotier, le palmier avec d'autres végétaux dont je connais mieux les noms indiens que les dénominations arabes, l'aley aux larges branches, le kathol, le jamblu, le papayer, si commun aux environs de Bombay, sans parler d'une foule d'arbrisseaux empruntés à la flore tropicale, se mêlent au dattier et à l'ithel, seuls arbres dont la présence rappelle au voyageur qu'il est encore dans la Péninsule. Les produits de l'agriculture ne sont pas moins variés ; ils comprennent le coton à fleur blanche ou rouge, une espèce particulière de café qui ne ressemble ni à celui de l'Inde ni à celui de l'Yémen, l'indigo, la canne à sucre, l'igname, le blé, le maïs, le millet, des plantes légumineuses de toutes sortes, enfin des abricots, des pêches et, je crois, des pommes importées sans doute de Perse, car elles sont désignées par le nom iranien de sib. Des vignes fertiles revêtent les pentes du Djebel-Akhdar, et fournissent d'excellent vin; il est heureux que les habitants soient carmathes, et non pas mahométans; sans cela, ils se priveraient de l'un des plus précieux dons de la nature. Les chênes, les platanes et les nabaks, qui atteignent ici des proportions gigantesques, fournissent des bois de charpente pour les vaisseaux et les habitations ; le teck est apporté de l'Inde.

Le Batinah renferme, disent les Omanites, plus de cent villes ou villages, et, d'après ce que j'ai vu de mes propres yeux, je n'ai pas de peine à le croire. La côte offre une succession non interrompue de jardins et d'habitations depuis le cap Kornah, où commence la province, jusqu'à Barka, où elle finit; aussi loin que le regard peut s'étendre, on aperçoit des champs de cultures et des maisons à demi cachées par d'épais feuillages. Après Sohar, capitale du district, la ville la plus considérable est Barka ; mais Lowa, Soweyk, Fadjirah, Soham sont aussi des centres importants de population.

A la nuit, la brise étant tombée, nous amarrâmes près du rivage. Puis, quand l'étoile de Vénus, saluée par nos marins du nom de Farkad, eut fait briller dans le ciel sa douce lumière, le vent souffla de la côte, et nous glissâmes lentement sur les

eaux, tandis que le capitaine me montrait ville après ville, bourgade après bourgade. Fadjirah, théâtre sanglant des dévastations de Khalid, Shinaz, célèbre par un combat meurtrier, attirèrent surtout nos regards, et leur aspect, florissant aujourd'hui, nous suggéra plus d'une réflexion. La guerre, comme la peste, laisse peu de traces parmi les vivants. Nul Méphistophélès ne saurait empêcher un sang jeune et bouillant de courir dans les veines de l'humanité, et si le joyeux travail du printemps ne peut rajeunir ce que l'automne a flétri, il le remplace par des fleurs nouvelles et aussi nombreuses qui vont à leur tour où sont allées leurs devancières. La lutte des Deux-Roses n'a pas empêché l'Angleterre de se développer, pas plus que les guerres du premier Empire n'ont tari la séve de la France; dans quelques années, la population des États-Unis sera plus nombreuse qu'elle ne l'était sous le président Lincoln. Un mauvais gouvernement exerce une action plus dévastatrice que les hordes d'Attila ou les sombres cohortes de la mort. Shinaz offrait à notre vue un de ces jolis édifices, moitié citadelle, moitié château qui sont particuliers à l'Oman et dont la façade symétrique, le haut portail, les tourelles gothiques attestent qu'ils ont été construits en vue de l'art plus encore que de la défense militaire.

Une apparence de paix et de sécurité forme le caractère distinctif de l'Oman. Zeyd et ses compatriotes parlaient de la dernière invasion wahabite avec l'horreur et l'étonnement profond de gens à qui ces sanglantes scènes sont peu familières; la guerre en effet n'est pas moins anomale ici qu'elle est ordinaire au Nedjed et dans l'Arabie occidentale. Le soir venu, nous jetâmes l'ancre devant Farksah; près de nous s'étendait une longue rangée de maisons abritées par des bois touffus qui donnaient au rivage un aspect assez semblable à celui de quelques côtes du midi de l'Europe, mais plus pittoresque encore; une heure après le coucher du soleil, nous entendîmes le canon que l'on ne manque jamais de tirer à Sohar vers la fin du jour.

Le lendemain de bonne heure, nous atteignîmes la rade de cette dernière ville où j'avais résolu de descendre pour suivre pendant le reste du. voyage la route de terre. Mais cr l'homme s'agite et Dieu le mène, » et, sur l'échiquier de la vie, le hasard des circonstances décide du succès aussi souvent que l'habileté des combinaisons. ! Yousef et moi nous quittâmes à regret Zeyd,

non sans lui avoir répété plusieurs fois la promesse d'aller le voir à Soham, et nous fûmes conduits au rivage dans un de ces petits canots omanites appelés djaliboutTj Le capitaine, qui nous avait accompagnés, obtint des officiers de la douane l'entrée franche de nos bagages qui étaient encore assez considérables, car la plus grande partie des présents qu'Abou-Eysa nous avait chargés de remettre étaient destinés à Thoweyni El au gouverneur de Sour.

Nous a,vions l'intention de nous présenter au chef Fakhar, personnage fort important qui administre la ville au nom du sultan. Malheureusement, il avait quitté Sohar depuis quelques jours, et personne en son absence ne se trouvait au château pour nous recevoir. Nous ne savions à quoi nous résoudre, quand un jeune homme, voyant notre embarras, nous demanda où nous avions l'intention de loger] Ebn-Khamis se souvint alors que, plusieurs années auparavant, il avait été l'hôte d'un ami d'Abou-Eysa qui demeurait à Sohar. L'obligeant Omanite connaissait cet homme, et il offrit de nous conduire à sa demeure. Comme le soleil venait à peine de se lever, le maître de la maison dormait encore; son cheval qui était attaché près de la porte leva vers nous sa tête fine et intelligente quand nous nous arrêtâmes sur le seuil. Un Ar8be parut bientôt à l'entrée d'une habitation voisine, et tous ensemble nous éveillâmes notre futur hôte, qui nous reçut cordialement, s'excusa de son sommeil prolongé et se hâta de nous procurer un abondant repas, car, disait-il, l'air de la mer avait dû doubler notre appétit.

La maison était bâtie en briques, mais on y avait joint de petits pavillons couverts de chaume, où il était fort agréable de passer les heures les plus chaudes du jour; e climat de l'Oman offre beaucoup d'analogie avec celui de Bombay ; bien que la latitude soit un peu plus septentrionale, la température est tout aussi élevée. Les habitations du Batinah sont solidement construites; toutefois, le soin qui préoccupe principalement les architectes, c'est l'aération ; les chambres sont hautes, les portes larges, les fenêtres nombreuses quoique treillissées.

Le blanc de chaux remplace ordinairement la couleur brune des khawahs du Nedjed ou du Shorner, et une couche de sable fin couvre le sol. Dans les maisons omanites, l'appartement des

femmes n'est pas, comme dans les provinces centrales et même dans l'Hasa ou le Katif, isolé de celui des hommes ; les habitants ne connaissent pas ce sentiment de jalousie qui porte les Orientaux à bannir l'hôte du foyer domestique, jalousie consacrée par la religion mahométane, et devenue un devoir religieux. Dans l'Oman au contraire, le harem est ouvert aux étrangers et les femmes jouissent d'une liberté presque aussi grande que celle des Européennes; ce ne sont plus des statues silencieuses et voilées, elles sortent librement, ne craignent pas de montrer leur visage et prennent1 souvent part à la conversation. Cette différence dans les mœurs en amène une non moins frappante dans les habitations ; les chambres n'ouvrent pas sur des cours séparées, elles communiquent toutes ensemble, et le khawah, au lieu d'être placé à l'entrée de la maison, en occupe ordinairement le centre.

Eysa ou Oweysa, ainsi se nommait notre hôte, était marchand de profession; mais il exerçait en outre de modestes fonctions administratives, ce qui le mettait en état de bien connaître les chefs locaux. La famille de Fakhar, l'une des plus nobles de l'Oman, descend des Yaribah du Djebel-Akhdar. Le gouverneur cependant est loin d'être populaire; des plaintes graves avaient été portées contre lui par les medjlis ou conseillers municipaux de Sohar, et c'est pour se disculper auprès de Thoweyni qu'il avait entrepris le voyage qui le retenait en ce moment loin de la ville. Fakhar se montrait, disait-on, assez libéral envers ses serviteurs, mais, pour satisfaire à ses largesses, il puisait dans la bourse des marchands et des citoyens aussi, d'après l'opinion d'Eysa, son entrevue avec le sultan devait être orageuse, à moins qu'il ne réussît à se tirer d'affaire par des présents, ce qui n'était nullement invraisemblable.

Les Omanites se plaignent souvent de la négligence qu'apporte Thoweyni à réprimer les abus, et ils comparent avec amertume l'état de choses actuel à la prospérité qui régnait sous l'énergique administration de son père Saïd.

Quoique les rênes du gouvernement soient tenues d'une main plus faible, la police paraît encore très-vigilante. Mais bien différents des zélateurs nedjéens, les hurras, — pour donner à ces agents de l'autorité leur nom arabe, — se bornent à maintenir l'ordre, à poursuivre les malfaiteurs, à empêcher les

querelles; l'espionnage est inconnu dans l'Oman, les seuls crimes que punisse la loi sont ceux qui portent atteinte à la paix du royaume, à la sécurité des habitants. Pendant le jour, les hurras se tiennent principalement sur la place du marché; on les reconnaît à la coupe militaire de leurs vêtements et à l'ornementation de leurs dagues ; la nuit, ils parcourent les rues de la ville et arrêtent les gens d'allure suspecte. Le vol, l'effraction, le meurtre sont choses extrêmement rares dans le Batinah, aussi un voyageur ne craint-il pas de s'engag.er seul et sans armes sur les grandes routes ; aucune tribu nomade n'habite la région comprise entre le Djebel-Akhdar et la mer; les seuls Bédouins que l'on rencontre dans l'Oman occupent le revers méridional des montagnes du Dahirah ou l'extrémité orientale de la même chaîne dans la province de Djaïlan. Ce dernier district fournit les meilleurs dromadaires de toute l'Arabie; les ânes sont très-nombreux dans le Batinah où ils servent de bêtes de somme et de montures; les chevaux, plus petits et moins beaux que ceux du Nedjed, sont, en raison de leur rareté, réservés aux classes les plus riches. [

Après le repas, notre hôte offrit de nous montrer la ville, qui est l'une des plus importantes de l'Oman. Nous acceptâmes avec empressement sa proposition ; suivis de quelques amis d'Eysa qui étaient déjà devenus les nôtres, Inous nous rendîmes au palais du gouverneur, vaste édifice entouré d'une triple enceinte de murailles, et dont les arcades, les colonnes légères, les balcon-, les tourelles, me firent songer à la grande mosquée Kassab de Bombay. Le château de Sohar s'élève sur une petite éminence située dans l'intérieur de la ville ; on y arrive par un pont construit au-dessus d'un large fossé; quelques pièces d'artillerie garnissent les murailles et quatre canons sont rangés devant la porte principale. La garnison, ici et dans les autres grandes villes de l'Oman, se compose de Beloutchis, soldats renommés pour leur fidélité envers leurs maîtres ; ils ne sauraient du reste, ni fraterniser avec les rebelles du pays, dont ils sont séparés par des différences profondes de religion, de langage et de coutumes, ni se liguer avec les Nedjéens, pour lesquels ils nourrissent une violente antipathie nationale. Lors de de la première invasion wahabite, Sohar tomba au pouvoir d'Abdallah, mais le château tint longtemps encore après la reddi-

tion de la ville; lorsque enfin les vivres furent épuisés, le chef omanite s'échappa pendant la nuit, et le lendemain matin, les Beloutchis, ouvrant les portes de la forteresse, se précipitèrent l'épée à la main dans les rues de Sohar, décidés à mourir plutôt que de se rendre, mais non pas sans avoir vendu chèrement leur vie. Le gouverneur actuel possède de grandes richesses, et le donjon intérieur, dans lequel personne n'est admis en son absence, renferme, dit-on, de précieux trésors.

De même qu'au Nedjed et dans l'Hasa, aucune inscription n'orne les édifices publics, n'en rappelle la date, ou ne consacre le souvenir d'un événement mémorable. Ce n'est pas que les matériaux ni les ouvriers manquent ; une pierre jaune fort tendre est souvent employée dans les constructions, et la décoration des monuments témoigne de l'habileté des sculpteurs omanites ; mais tel n'est pas l'usage du pays, et ce fait prouve une fois de plus que les Hymiarites n'ont jamais occupé cette partie de la Péninsule, car ils ont toujours eu un penchant très-prononcé pour les inscriptions. C'est seulement au fond du Djebel-Akhdar et du Djaïlan que l'on trouve quelque trace de ce peuple primitif.

Devant le château, une place plantée d'arbres s'étend jusqu'à la mer; les fortifications de la ville sont en bon état, et pourvues de pièces d'artillerie ; Sohar pourrait soutenir le siège d'une armée arabe, si son enceinte n'était pas trop vaste pour qu'il fùt possible de la défendre d'une manière efficace. En sortant de la forteresse, nous nous dirigeâmes vers le marché, qui est beaucoup plus grand, beaucoup plus régulier que celui de Shardjah ;[es boutiques ressemblent à celles de Lindja, seulement le grand nombre d'étrangers qui visitent Sohar donne une importance con-

sidérable au commerce des denrées alimentaires. Le keysaryah, fermé par de larges portes à deux battants, est aussi long, aussi spacieux que les souks de Bagdad, mais un grand nombre de magasins restent inoccupés depuis que les dévastations commises par Khalid-ebn-Sakar ont découragé les spéculations industrielles. En revanche, les Wahabites ont bâti près du château une mosquée qui est aujourd'hui absolument déserte.

Les tisserands, les orfèvres, les bijoutiers, les chaudronniers et les forgerons, forment ici les principaux corps de métiers; les artisans de l'Oman ne l'emportent pas moins sur ceux de l'Hasa,

que ces derniers sur les ouvriers du Nedjed. Parmi la foule que je rencontrais dans les rues, je remarquai des hommes au teint bronzé, aux membres vigoureux, vêtus d'une sorte de kilt et portant une coiffure blanche ; ils tenaient à la main de courtes javelines, et chacun d'eux, outr-e la dague, avait un couteau à son ceinturon. Ces étrangers étaient des habitants d'Obri, dans l'Akhdar, et ils appartenaient à la noble famille des Yaribah.

Après avoir quitté le souk, nous entrâmes dans une cour carrée entourée de hautes maisons et plantée de deux ou trois arbres ; là se trouvait une couple de bœufs de l'Inde, appartenant à des Banians du marché. A ma connaissance, aucun juif ne réside à Sohar; j'entendis parler de Parsis, mais je n'en rencontrai pjas. En sortant du kheysaryah, nous suivîmes une rue bordée de maisons hautes de deux à trois étages; de distance en distance s'élevaient d'élégantes arcades jetées d'un côté à l'autre de la voie: nous atteignîmes ainsi la porte septentrionale de la ville, puis, traversant un petit espace sablonneux voisin des remparts, nous entrâmes dans les jardins où nous nous assîmes à l'ombre d'arbres touffus, au bord de ruisseaux qui murmuraient doucement.LTO-Ut annonçait l'approche des tropiques : le soleil, les arbres, les fleurs et les hommes; les puits et même les cours d'eau, garnis avec soin de chunam, pour me servir du terme indien, paraissaient transportésdu Guzzerat; toutefois, la fraîcheur de l'air, la constitution plus musculeuse et l'allure plus vive des indigènes, me rappelaient que je n'étais pas dans la serre chaude de l'Hindoustan, mais sur le sol de l'Arabiei Après quelques instants de repos nous quittâmes les jardins pour revenir à Sohar, dont nous longeâmes les murs sur une route qui suit le côté extérieur du fossé l'espace d'un quart de mille; franchissant alors un pont étroit, nous rentrâmes par la porte orientale. La capitale da Batinah peut avoir environ deux milles de circonférence ; elle est de toutes parts entourée de fortifications, mais du côté de la mer, on n'a point pratiqué de fossé.

Yousef et moi, nous avions l'intention de commencer le lendemain matin notre voyage à travers l'Oman par la route de terre; un hasard que nous regardions alors comme fort heureux, amena chez notre hôte, au moment où nous discutions avec lui la route à suivre, un capitaine de marine qui se rendait à Mas-

cate; il offrit de nous prendre à bord de son navire, en assurant qu'une traversée de deux jours nous conduirait au port, que le vent était favorable, et que tout promettait un heureux et prompt voyage. Comme nous avions déjà perdu beaucoup de temps à.

Mesandum et à Ormuz, nous ne voulûmes pas manquer une aussi bonne occasion. Le trajet ne m'offrait du reste aucun intérêt particulier, et j'espérais avoir plus de liberté pour visiter le Djebel-Akhdar, objet principal de ma curiosité, après une entrevue avec Thoweyni, qui se trouvait alors à Mascate.

Eysa partageant mon opinion, nous finîmes par accepter l'offre du capitaine.

Nous restâmes encore deux jours à Sohar. Pendant ce temps, nous nous rendîmes chez plusieurs notables habitants de la ville, où nous passâmes de joyeuses heures et goûtâmes des plaisirs plus variés qu'à Shardjah et même à Bahraïn. Le narghilé remplace ici complètement la pipe ; aux réunions du soir on fait de temps en temps circuler des gâteaux et des pistaches, à peu près comme dans les salons anglais[Mes lecteurs se rappellent qu'au Shomer et au Nedjed, le moment où l'on ôte le couvert est également celui où les convives se retirent; manière de leur faire comprendre qu'ils ne viennent que pour manger, et que le repas étant fini, ils doivent, comme dit le caporal Nym, g décamper au plus vite. » Dans l'Oman, au contraire, on commence par souper, puis la conversation se prolonge au moins jusqu'à minuit, car il n'est pas facile de se séparer de ces aimables hôtefj Des chants égayent les soirées; les voix sont justes en général, quoiqu'elles aient peu d'étendue; et la mesure nabti, qui est exclusivement en usage, se prête à une foule d'airs légers qui diffèrent peu de la musique persane, mais qui ne s'adapteraient pas à la récitation des poëmes arabes. Enfin les habitants de Sohar, fiers de leur talent pour fabriquer les confiseries, se montrent très-prodigues de ces friandises dans les réunions.

La conversation étant tombée sur l'état du pays, je fus frappé de deux choses; Tune de l'attachement profond du peuple pour la famille royale, l'autre de la haine extrême qu'il nourrit contre les Wahabites, et — chose étrange — contre les Turcs. Quoiqu'ils aient peu de relations avec ce dernier peuple, ce qu'ils en connaissent a suffi pour leur inspirer une violente aversion.

Beaucoup des marchands de Sohar avaient visité l'Inde et j'en-

tendis l'un d'eux, dans un moment de familiarité, s'écrier que « s'il fallait choisir entre les mahométans et les Anglais, il aimerait mieux voir le pays entre les mains des derniers ou du diable lui-même, que soumis aux Turcs. » Bien que la façon dont il témoignait sa préférence pour la Grande-Bretagne n'eût rien de flatteur, elle exprimait un sentiment répandu dans l'Oman tout entier. La négligence avec laquelle Thoweyni administre ses Etats n'a pas diminué l'affection du peuple pour la famille des Saïd, mais les neuf dixièmes des habitants aimeraient mieux avoir pour sultan le prince Amdjed.

Au delà de Sohar, des jardins et des champs de culture s'étendent à perte de vue jusqu'aux villages voisins. Je visitai plusieurs de ces bourgades; l'une, nommée Mawah, renferme cinq ou six mille âmes; la plupart des maisons néanmoins sont de simples cabanes de feuillage, suffisantes en raison de la douceur du climat. Le chef et quelques notables ont seuls des habitations construites en briques. Le peuple du Batinah est en général doux et hospitalier, un voyageur ne se sent étranger nulle part. On parle ici le pur arabe kahtanite; la prononciation, moins emphatique que celle du Nedjed, est cependant plus correcte. Audessus de Mawah, le pays est partout cultivé jusqu'au DjebelAkhdar, dont la chaîne imposante, assez semblable à celle des Apennins pour la forme et la hauteur, ferme l'horizon. l'ne grande route conduit de Sohar à Bereymah et au Dahirah, une autre longe la côte jusqu'à Mascate, une troisième enfin se dirige vers le nord.

La population de Sohar n'excède pas aujourd'hui, je crois, vingt-quatre mille âmes; un grand nombre de maisons demeurent désertes depuis la dernière guerre, d'autres tombent en ruines. Le commerce abandonne cette ville pour Mascate, et la prospérité dont l'a fait jouir pendant quelques années la présence d'Amdjed, a complètement disparu. Cependant elle possède encore de riches négociants ; peut - être l'avenir lui rendra-t-il un jour ce que le hasard des combats vient de lui ravir. Quoiqu'elle n'ait pas de khowr, ou port abrité, elle offre aux vaisseaux un bon ancrage et une rade sûre que protégent au nord etji l'ouest le promontoire de Farksah, au sud celui de Sowarah. Pendant mon séjour à Sohar, je ne vis jamais mouiller dans ses eaux moins de vingt navires; de plus, la côte étant re-

nommée pour l'excellence de ses poissons, une foule de bateaux chargés de filets la sillonnent en tous sens. La plage sablonneuse sur laquelle s'ébattent les enfants des matelots, les canots portés 1 par la marée, les pêcheurs sautant sur le rivage, ou poussant de joyeux hourras lorsqu'ils s'éloignent du bord, d'autres errant

au milieu des vagues dans leur frêle coquille de noix, tout rappelait à mon souvenir les côtes orientales de ma chère Angleterre.

— Mais combien sont différents les hommes et le climat!

Au bout de trois jours, notre capitaine vint nous avertir qu'il allait mettre à la voile le lendemain; il avait, dès l'abord, embarqué nos bagages, et cette circonstance nous empêcha de rompre avec lui et de continuer notre voyage par la route de terre, ainsi que nous en avions eu plus d'une fois l'intention.

Nous nous mîmes donc en mer le 6 mars. Un vague pressentiment me rendait « triste comme la nuit » en faisant mes adieux aux amis qui m'avaient accompagné jusqu'au rivage ; le même trouble indéfinissable agitait notref hôte Eysa, qui nous demanda de la manière la plus pressante et avec une inquiétude mal dissimulée, de lui écrire dès que nous serions à Mascate. Cependant aucun danger ne semblait à craindre, le vent était favorable, la mer calme, et le vaisseau si grand qu'il avait dû ancrer loin de la plage, aussi nous fallut-il ramer vigoureusement pendant une demi-heure avant de l'atteindre.

CHAPITRE XVII.

LE NAUFRAGE. MASCATE.

Then out spoke the captain of our gallant ship, And a well-spoken m ail was he : For want of a long-boat we all Shall be drowned, And go to the bottom of the sea. (Old Ballctd.)

Les côtes du Batinah. - Détails sur le Dahirah et le Djebel-Akhdar. Barka. — Les îles Sowadah. — Tempête soudaine. — Le vaisseau coule bas. — La chaloupe est trop petite pour recevoir tous les passagers. — Plusieurs périssent après des' efforts désespérés pour sauver leur vie. — Nuit d'angoisses. — La chaloupe est brisée contre les écueils. — Neuf d'entre nous gagnent la côte à lanage. — Une triste matinée. — Nous nous dirigeons vers le palais du sultan à Bathat. —

Farzah. — Thoweyni et sa cour. - Bon accueil et générosité du sultan.

— Le Meteyri. — Rencontre de deux Albanais. — Détails sur Thoweyni.

Départ de Bathat. — Vallée de Farzah. — Khabb. — Rian. — Irrigations omanites. -Fortifications portugaises. —Faubourgs de Matrah. —

Port, marché, commerce et population de Matrah. - Un canot omanite.

Arrivée à Mascate. — Description générale de la ville et des habitants.

— Consul anglais. -Mascate et Aden. —Les Hindous. — Conversation entre un Banian et un Nedjéen. — Beauté des environs de la ville. —

Chaîne de l'Akhdar. — Poteries. — Village de Besheyr. — Une soirée chez le chef. — Danse. — Une douche. — Population et force militaire de l'Oman. — Revenus de l'État. — Nous quittons Mascate sur un vaisseau de Koweyt. — Constellations. — Bander-Abbas. — Chiro. —

Fièvre typhoïde. — Abou-Shahr. — Bassora. - Un steamer anglais.

— Arrivée à Bagdad.-Je rejoins Barakat. — Retour en Syrie.

Notre route longeait maintenant la côte du Batinah depuis Sohar jusqu'à Barka. Je fus content devoir que notre pilote, selon l'usage des marins asiatiques, se tenait assez près du rivage pour nous permettre d'observer le pays presque aussi bien

que si nous eussions été à terre. Nous pouvions distinguer parfaitement, non-seulement les maisons, les bois de palmiers et les champs de culture, mais encore les dromadaires, les ânes, les voyageurs qui, à pied ou à cheval, suivaient les grands chemins. L'équipage du navire méritait aussi notre intérêt. Il était composé du capitaine, de son neveu et de sept matelots, les uns natifs de Soweyk, les autres des villages voisins, tous biadites, par conséquent. Dix passagers se trouvaient en outre à notre bord; deux d'entre eux venaient du Djebel-Okdah, ils étaient sunnites et appartenaient à l'un de ces clans d'origine nedjéenne qui sont en si grand nombre dans l'Oman.

Instrùits et aimables, ils se montraient disposés à établir des relations d'amitié avec ce.ux qui les entouraient; ils avaient l'intention de se rendre à La Mecque en côtoyant la Péninsule jusqu'à Djeddah; mais la destinée leur réservait une plus courte croisière.

Le troisième de nos compagnons de route était un jeune Nedjéen né à Manfouhah, ville située, on se le rappelle, dans le voisinage, de Riad. Il avait dû quitter l'Ared à la suite 'd'une scène violente que ses excès et son libertinage avaient amenée entre son père et lui ; maintenant, comme tant d'autres enfants perdus appartenant à de bonnes familles, il cherchait fortune en pays étranger. Les sept autres voyageurs étaient des habitants du Batinah, presque tous d'extraction commune, mais gais et causeurs, ainsi que le sont d'ordinaire leurs compatriotes. Le Nedjëen seul paraissait d'humeur sombre et chagrine ; en vérité, j'avais peine à croire que sa famille pleurât beaucoup son absence. Au bout d'une heure, tous les passagers étaient au mieux ensemble; notre vaisseau, solide, spacieux, et pourvu de deux mâts, nous rassurait contre le gros temps; nous avions des vivres, des narghilés, du tabac en abondance, tout semblait nous promettre un agréable et rapide voyage.

Pendant cette trayersée; j'appris sur le Dahirah et sur sa capitale différents détails que je crois devoir rapporter ici.

Bereymah, paraît-il, occupe une position très .forte dans les gorges du Djebel-Okdah; plusieurs villages habités par une population composée en partie, de sunnites, en partie de biadites, sont groupés dans les environs. Le gouverneur nedjéen, Ahmed-es-Sedeyri, a depuis longtemps adopté les coutumes

du pays et ne semble nullement disposé à retourner dans l'Ared, quelques ordres qui puissent venir de Riad. Le Djebel-Okdah, d'après les renseignements que me fournirent nos compagnons de route, est une montagne aussi haute que le Rous-el-Djebal; le sol qui l'entoure est léger, aussi la végétation y devient-elle moins luxuriante que dans le Batinah. Au delà du Djebel-Okdah se prolongent à l'est et au sud de longues chaînes de collines entre lesquelles s'étend le Dahirah, district très-peuplé, bien qu'il renferme plus de pâturages que de terres arables. Les habitants sont, de tous les Omanites, ceux qui montrent le moins d'attachementpour la famille régnante : un grand nombre d'entre eux étant sunnites, et les autres Bédouins, la religion des premiers, les habitudes déprédatrices des seconds, leur donnent plus de sympathie pour le Nedjed que pour le gouvernement du biadite Thoweyni. Aussi, pendant l'invasion wahabite, plusieurs des clans du Dahirah firent cause commune avec les étrangers et tournèrent leurs armes contre leurs propres compatriotes.

Les dromadaires de Bereymah sont renommés pour leur patience et leur agilité, les moutons rivalisent avec ceux du Nedjed.

A l'est de Mokhanneth commence un labyrinthe de gorges rocheuses et boisées, au milieu desquelles s'élèvent les villes de Nezwah et de Bahilah; cette dernière est une place fortifiée;.

une double enceinte de hautes murailles la protège, ses maisons n'ont pas moins de deux à trois étages. D'après les Arabes, Bahilah surpasse Riad en étendue, et mérite l'attention des voyageurs.

Nos compagnons de route nous racontèrent une foule d'anecdotes sur les Bédouins Morrah, qui fréquentent le Dahirah, et sur Burghash, le chef actuel de Bahilah; les matelots biadites avaient aussi beaucoup de faits curieux à nous apprendre, quelques-uns avaient pris part aux expéditions navales de Saïd et rappelaient leurs prouesses avec l'air des vétérans de la Grande Armée. Nulle part le gouvernement ne compte d'aussi fidèles sujets que dans la marine; en dépit de la terreur qu'inspirent les frégates anglaises, le moindre matelot combattrait jusqu'à la mort pour défendre contre les élrangers les droits du sultan. A l'époque où Khalid ravagea le Batinah, les premiers Omanites qui entravèrent sa marche sanglante furent les habitants de Kalhat et de Rous-el-Djebal, marins par professior,

mais devenus soldats pour servir la cause de leur pays; malheureusement, leur petit nombre ne leur permettait pas de repousser l'armée wahabite ; ils durent se contenter de la tenir quelque temps en échec et de lui faire payer chèrement la victoire qu'elle finit par remporter.

Grâce à ces récits, accompagnés souvent de légendes merveilleuses, les heures s'écoulaient rapidement; notre navire, après avoir dépassé Soham, Soweyk et Mesnaa, atteignit Barka le 8 mars. Jusqu'alors la côte avait été uniforme, offrant partout aux regards des palmiers, des cocotiers , des villages aux maisons blanches et coquettes, parmi lesquelles on reconnaissait aisément les résidences des chefs locaux. Près de Barka commence une chaîne de rochers stériles, qui limite le rivage et se prolonge à l'est jusqu'à Mascate. Barka me parut une ville presque aussi importante que Sohar; sa citadelle a une étendue considérable et des fortifications très-solides, autant du moins que j'en ai pu juger à la distance où je me trouvais. J'ai vu rarement une côte plus pittoresque ; près de la plage s'étalait la luxuriante verdure du printemps, au fond, les montagnes de l'Akhdar, hautes de six mille pieds, dessinaient leurs hardis contours sur l'azur du ciel. Une chaîne transversale, descendant vers le rivage, marque les limites du Batinah et de la province de Mascate. Un frère de Thoweyni, fils de Saïd et d'une esclave abyssinienne, habitait autrefois le château de Barka; il venait de mourir à l'époque de mon voyage. Vers le milieu du jour, le vent souffla de la côte et nous.poussa en pleine mer jusqu'aux îles Sowadah, à trois lieues du rivage. Nous y restâmes plusieurs heures, un calme de mauvais augure ayant tout à coup succédé aux violentes rafales. 1 Le soir, une légère brise s'éleva du sud-ouest; le capitaine • espéra louvoyer de façon à gagner Mascate; mais bientôt nous fûmes assaillis par un furieux ouragan qui rendit inutiles toutes les manœuvres. Une de nos voiles fut mise en pièces, .on cargua les autres en toute hâte afin de donner moins de prise au vent impétueux qui secouait le navire. Le ciel, quoique sans nuages, se voilait de la brume épaisse qui souvent accompagne la tempête. La plupart des passagers étaient frappés de terreur; pour moi, je me félicitais de l'aventure, car nous étions loin de la côte, et je pensais n'avoir autre chose à craindre que de rester

en mer un ou deux jours de plus. La lune, alors à son dernier quartier, éclaira bientôt de son disque d'argent la sombre immensité des flots, et nous montra notre solitude. Nous avions aperçu quelques vaisseaux à la tombée de la nuit, mais en cet instant, aucun d'eux ne paraissait à l'horizon. Yousef et tous les passagers, effrayés par le roulis du navire, par le rugissement des vagues et le bruit de la tempête, se retirèrent dans la cabine, tandis que le timonier, le capitaine et moi, nous restions sur le gaillard d'arrière. Les deux sunnites s'étaient joints au Nedjéen pour réciter des versets du Coran, les marins omanites riaient, ou du moins faisaient mine de rire, car plusieurs commençaient à penser que la nuit serait rude ; personne cependant ne croyait si prochaine la catastrophe dont nous étions menacés.

A en juger par la hauteur de la lune, il devait être environ dix heures du soir quand nous nous aperçûmes qu'au lieu de bondir sur les vagues, le vaisseau semblait s'alourdir et enfoncer dans la mer. Un des matelots murmura quelques paroles à l'oreille du capitaine et, sur la réponse de celui-ci, deux hommes allèrent aussitôt examiner la cale; elle était pleine d'eau! Ils écartèrent à la hâte quelques bordages et virent qu:une planche de la carène venait de se briser.

Le capitaine, se levant avec désespoir, ordonna de sacrifier toute la cargaison. Chacun se mit aussitôt en devoir de décharger le navire, mais à peine trois balles de marchandises avaient-elles été jetées dans les flots, qu'une bande de lumière phosphorique traversa le premier pont; la mer arrivait déjà par-dessus bord.

Il ne fallait plus songer à sauver le vaisseau : « lkamou! v (tous à la mer) s'écria le capitaine. Et il donna l'exemple en s'élançant le premier.

Comment échapper au tourbillon qui se produit toujours quand un navire coule à fond? Telle fut ma première pensée. Je sautai sur le gaillard d'arrière, qui était élevé de quelques pieds audessus des vagues triomphantes) j'invoquai celui qui, sur l'Océan aussi bien que sur la terre, est le souverain arbitre de la vie, puis je plongeai la tête la première aussi loin que je pus. Après quelques brassées vigoureuses, je me retournai vers le vaisseau, d'où je venais d'entendre partir des cris de désespoir; le mât de misaine, qui s'engloutissait en décrivant au-dessus des flots une sinistre spirale, indiquait seul l'endroit où avait disparu le na-

vire. Six hommes, cinq passagers et un matelot étaient restés à bord. Une minute plus tard, des débris de planches, des mâts, des vergues flottaient au milieu des brisants, tandis que les naufragés qui avaient survécu au désastre, tantôt cachés par les flots, tantôt apparaissant à leur sommet, semblaient destinés à une mort certaine.

Ces événements avaient été si imprévus, si soudains) que je n'avais pu emporter un seul vêtement, et les efforts répétés des vagues m'enlevèrent bientôt mon turban et ma ceinture.

Je n'avais pas eu non plus le temps de réfléchir au danger; bien qu'un frisson d'horreur eût parcouru mes membres quand j'avais vu l'eau envahir le pont du navire, j'avais eu à peine conscience de mes impressions, mais pendant plusieurs mois, mon sommeil fut hanté par cette vision terrible. Pour le moment, il fallait lutter et sauver sa vie; je m'étais déjà emparé d'une planche qui flottait à la surface des vagues, lorsque, regardant autour de moi, j'aperçus à quelque distance la chaloupe que le bâtiment traînait à la remorque selon l'usage arabe; la corde qui la retenait avait été coupée ou rompue et l'embarcation dansait sur les flots pareille à une noix vide.

Sachant, comme les marins espagnols de Don Juan, « qu'un frêle bateau peut affronter une mer orageuse tant qu'il ne rencontre pas d'écueils sur sa route », j'abandonnai la planche de sauvetage et je nageai vers le canot. A l'instant où je l'atteignis, trois matelots venaient d'y entrer, d'autres arrivèrent bientôt et quelques minutes après, onze hommes, parmi lesquels se trouvait le neveu du capitaine, étaient réunis dans la chaloupe. Dès que je me vis, non pas en sûreté, mais provisoirement à l'abri du péril, je m'occupai d'Yousef, que je n'avais pas vu depuis le moment du naufrage; je l'appelai à grands cris pour l'aider à nous rejoindre au milieu de l'obscurité : « Me voici, maître, Dieu soit béni! » répondit enfin une voix près de moi, et une tête toute ruisselante parut au-dessus du bord.

Nous étions maintenant douze : le capitaine, son neveu, le pilote et quatre marins; les cinq autres étaient, l'un des habitants d'Okdah,-l'autre avaitpériavec lenavire,- leinecijéen vagabond de Manfouhah, un Omanite de Soweyk, Yousef et moi. En cet instant, trois hommes, deux passagers et un matelot, arrivaient à la nage suppliant qu'on les admit dans le canot. C'était chose

impossible; l'embarcation, construite pour contenir au plus huit ou neuf personnes, était déjà surchargée. Toutefois, pour ne pas les abandonner, on attacha un fragment de vergue à l'arrière avec un bout de corde, et l'on remorqua ainsi les malheureux.

Quatrè rames se trouvaient dans le bateau, et le gouvernail démonté gisait au fond à côté d'une petite ancre de fer que je me hâtai de jeter par-dessus le bord, comme un poids inutile.

Quelques-uns des matelots parlaient d'en faire autant des passagers, ajoutant que la chaloupe était après tout la propriété des hommes de l'équipage et que les autres pouvaient essayer de se tenir au ban de dalle qui flottait à quelque distance. Heureusement, le capitaine et le pilote m'avaient pris en amitié; je m'adressai à eux d'abord, puis à tous les marins, et je leur démontrai que leur proposition était injuste, cruelle, qu'elle ne méritait pas même d'être discutée dans un moment où nous avions tous si grand besoin de la protection divine. Sans attendre de réponse et assisté du pilote qui, pendant cette nuit d'angoisse, me seconda courageusement, je distribuai les rames aux matelots, car il était grand temps de diriger la chaloupe; assaillie de tous côtés par les vagues, elle menaçait d'aller rejoindre le navire au fond de l'abîme. Le capitaine se plaça au gouvernail, tandis que le pilote et moi, nous vidions avec une écope et un seau de cuir l'eau qui remplissait le canot.

Le sunnite du Djebel-Okdah récitait, tantôt des versets du Coran, tantôt l'appel à la prière, auquel les mahométans attribuent un pouvoir magique. Le neveu du capitaine montrait un sang-froid extraordinaire chez un si jeune garçon, les matelots ramaient avec adresse et courage; quant aux autres passagers, à demi morts d'effroi, ils paraissaient complétement insensibles à ce qui les entourait, ne levaient pas la tête et ne prononçaient pas une parole.

Quoiqu'il nous restât un rayon d'espoir, notre situation était toujours des plus précaires.. Nous étions dans une embarcation surchargée, dont la vergue que nous traînions à la remorque gênait encore les mouvements, le vent mugissait avec fureur, les vagues se précipitaient sur notre chaloupe comme des monstres prêts à la dévorer, et, ce qui mettait le comble à notre détresse, nous nous trouvions si loin en mer que, malgré, la clarté de la lune, il nous était impossible d'apercevoir la côte, visible cepen-

dant à une grande distance. Nous n'avions à opposer à la violence de la tempête que les rames et le gouvernail, mais je me confiais à la protection du Dieu qui a fait l'abîme; m'aurait-il préservé jusque-là de tout danger pour me laisser périr si misérablement 1 à la fin du voyage ? Les mahométans, — ils étaient au nombre de deux, — priaient avec l'air découragé d'hommes qui savent que leurs supplications ne changent rien à l'inexorable fatalité.

Les biadites restaient silencieux ou bien échangeaient quelques brèves paroles relatives à la manœuvre; seul, un jeune marin avait conservé assez de calme pour lancer de temps à autre des plaisanteries qui faisaient rire ses compagnons en dépit d'euxmêmes. Il leur rendait ainsi un service inestimable, car il les empêchait de s'abandonner au désespoir, et dans un moment semblable, perdre courage, c'était tout perdre.

Comme aux yeux des hommes de l'équipage, je passais pour un savant d'un mérite rare, on jugea que je ne devais pas être étranger à l'art nautique, et l'on me confia la direction de notre hasardeuse traversée. Grâce aux étoiles qui perçaient avec peine le brouillard, je devinai de quel côté se trouvait la terre. Elle devait être au sud, mais le vent ayant tourné, les rafales venaient maintenant du nord-ouest, nous étions donc obligés de nous laisser pousser vers le sud-est, afin d'éviter d'être pris en flanc par les vagues. Quand je me fus assuré de l'état des choses, j'ordonnai aux matelots de manœuvrer en conséquence, et nous marchâmes ainsi pendant une heure qui nous parut mortellement longue. Enfin je découvris un rocher que je me rappelai avoir vu dans l'après-midi, c'était le pic de Djeyn, garde avancée du groupe des Sowadah. « Courage, m'écriai-je, voici le Djeyn ! J) - « Le Djeyn ! oh ! dites-le encore, et que le ciel vous bénisse ! »

s'écrièrent à la fois les marins, comme si la répétition de cette bonne nouvelle la rendait d'un meilleur augure. Aucun d'eux n'apercevait encore le roc noir qui se dessinait vaguement audessus des flots : « Est-il près? » demanda l'habitant du DjebelOkdah. Très-près, nous y arriverons bientôt, » répondis-je en cherchant à leur inspirer un espoir que je ne partageais pas moi-même, car le rejaillissement de la mer, emplissant peu à peu la chaloupe, menaçait de la faire couler, tandis que la plus légère déviation du gouvernail pouvait nous précipiter tous au fond de l'abîme.

r

Il était plus de minuit, et l'ouragan, au lieu de se calmer, redoublait de violence. Épuisé de fatigue, l'un des passagers qui se cramponnaient à la planche de sauvetage abandonna son appui, et nageant jusqu'au bateau par un effort suprême, il supplia, au nom de Dieu, qu'on voulût bien le prendre. Sa demande fut d'abord repoussée, mais enfin la compassion l'emporta, deux matelots lui tendirent la main pour l'aider à entrer dans la barque.

Chargé maintenant de treize personnes, le canot enfonçaitde plus en plus; nous étions littéralement à deux doigts de la mort.

Bientôt après, un autre passager, nommé Ibrahim, quitta la vergue, tenta comme son compagnon d'émouvoir les hommes de l'équipage. Le recevoir eut été folie; mais le malheureux avait saisi le bord du canot et s'efforçait d'y monter. Un des marins lui fit lâcher prise et Je repoussa dans la mer où il disparut pour toujours. « Ibrahim vous a-t-il rejoint, » demanda le capitaine au marin resté seul sur la vergue. « Ibrahim est noyé, » fut la réponse qui nous parvint au milieu des vagues. Cette scène horrible nous paraissait un présage de notre propre sort, car la fureur de la tempête allait croissant. Chaque vague nous envoyait plus d'eau que nous n'en pouvions rejeter, le bateau s'enfonçait et nous étions en pleine mer.

« Ikhamou! » cria pour la seconde fois le capitaine. — « Plonge qui voudra, quant à moi, je garde ma place, » pensai-je. Yousef, heureusement pour lui, était comme inanimé; mais quatre d'entre nous, un marin et trois passagers, croyant le canot voué à une destruction certaine et jugeant qu'il ne leur restait plus d'autre chance de salut que la vergue, s'élancèrent dans les flots.

Leur perte sauvait les autres; le bateau allégé se releva; le pilote et moi, nous vidâmes avec l'énergie du désespoir l'eau de l'embarcation, qui ne contenait plus que neuf personnes en tout, huit hommes et un enfant, neveu du capitaine.

Pendant ce temps, la mer gonflait ses vagues en montagnes menaçantes, et le tangage, augmentant de violence, brisa la corde qui liait la vergue au canot ; pendant une minute ou deux les pâles rayons de la lune nous montrèrent les têtes des cinq infortunés qui cherchaient à regagner l'embarcation; s'ils avaient réussi, nous étions perdus, mais une énorme vague les sépara de nous. « Dieu fasse miséricorde aux pauvres noyés! » s'écria le capitaine. Trois ou quatre jours plus tard,

les corps des malheureux furent rejetés au rivage. Nous étions maintenant les seuls survivants , si toutefois la Providence nous donnait d'échapper au désastre.

Nos hommes ramaient courageusement et la nuit s'avançait; enfin, nous aperçûmes le rivage. Devant nous, un gigantesque rocher noir se dressait comme le mur d'une forteresse au milieu de la mer écumeuse; sur la gauche, une ligne blanchâtre et une longue chaîne de brisants indiquaient l'existence d'une plage unie et sablonneuse. Les trois matelots qui manœuvraient les rames, et l'habitant d'Okdah qui avait pris la place du quatrième, impatients d'arriver au terme de leurs fatigues et de leurs longues angoisses, poussaient la chaloupe sur les rochers, parce que c'était la côte la plus voisine. Nous courions donc vers une mort certaine. Le capitaine et le pilote, accablés par les émotions de cette nuit affreuse, ne s'apercevaient pas du péril. Je vis qu'un effort énergique était devenu nécessaire. Je les secouai pour attirer leur attention, puis je leur dis de prendre garde à ce que faisaient les rameurs, ajoutant que suivre une semblable direction, c'était se tuer soi-même, et que des hommes sauvés d'une manière si providentielle n'avaient pas le droit de se suicider. En même temps, je leur montrai une crique de sable située à quelque distance, et je leur dis que notre seul espoir de salut était de l'atteindre.

Tirés de leur torpeur, ils se joignirent à moi p'our représenter aux matelots la folie de leur conduite. Mais ceux-ci répondirent avec rudesse qu'ils étaient à bout de forces et qu'ils iraient droit au rivage le plus proche, quoi qu'il dût arriver.

Le capitaine mit à la hâte le gouvernail entre les mains du pilote, repoussa l'un des marins, saisit sa rame tandis que j'en prenais moi-même une autre, et nous dirigeâmes l'avant du canot vers la baie. Les matelots, honteux de leur faiblesse, promirent de suivre exactement nos ordres; en conséquence, nous leur rendîmes les rames, fort satisfaits d'avoir eu raison d'une mutinerie si dangereuse dans un pareil moment. Malgré les efforts de nos hommes, nous restâmes néanmoins près

d'une demi-heure, qui me parut un siècle, à longer les brisants; plusieurs fois notre frêle embarcation faillit être entraînée; je pensais que nous n'atteindrions jamais la côte.

Enfin, nous en approchâmes, et un nouveau danger s'offrit à' nos regards. Les premières lignes d'écueils, sur lesquelles les flots écumeux bondissaient comme les eaux d'une cataracte, étaient à cent mètres au moins du rivage; il nous fallait donc, brisés de fatigue et d'émotions, engourdis par le froid de la nuit, traverser à la nage le bras de mer qui nous séparait de l'asile tant souhaité; en aurions-nous jamais la force? J'appelai Yousef et le neveu du capitaine, qui étaient plongés dans une stupeur mortelle et je leur dis de se préparer à la périlleuse tentative. Les matelots abandonnèrent leurs rames, et un moment après, les vagues tournoyantes avaient englouti le canot, tandis que nous disputions notre vie. aux flots furieux.

J'étais assez bon nageur pour atteindre la plage, mais j'avais moins de confiance dans la force et l'adresse d'Yousef; aussi, le voyant près de moi, je voulus le saisir en lui disant que je l'aiderais à gagner la terre. Néanmoins avec une présence d'esprit dont je ne l'aurais pas cru capable en cet instant, il repoussa ma main en s'écriant : a Songez à vous, maître, et ne craignez rien pour moi, je saurai bien me tirer d'affaire ! » Quant au neveu du capitaine, son oncle le soutint d'un côté, un marin le prit de l'autre, et tous trois firent des efforts désespérés pour atteindre le rivage. Chaque vague nous couvrait d'eau et, dans son remous, nous emportait en arrière ; il nous fallait recommencer la lutte contre la vague nouvelle qui s'avançait pour nous engloutir. Enfin, je touchai la terre et je m'élançai sur la grève sablonneuse avec une joie que n'essaierai pas de décrire. Un par un, demi-nus, mes compagnons d'infortune me rejoignirent bientôt ; dès que nous fûmes réunis tous les neuf sur la plage, nous nous jetâmes à genoux pour remercier Dieu de notre délivrance.

Quand ils se furent relevés, les Arabes coururent s'embrasser les uns les autres, criant, dansant, riant et pleurant à la fois. Celui-ci saisissait avec transport une poignée de sable pour s'assurer qu'il était bien sur la terre ferme. cc' Où sont, hélas, nos amis? » demandait celui-là. - cc Dieu ait pitié des morts ! répondait un troisième; quant à nous, remercions-le de nous avoir sauvés. » Un autre semblait n'avoir pas encore conscience de lui-même, tous avaient complètement abandonné la gravité ordinaire aux Arabes. Yousef avait perdu jusqu'au dernier lam-

beau de ses vêtements; par bonheur, j'avais encore sur moi deux tuniques assez longues pour couvrir la cheville; selon la mode arabe; j'en donnai une à mon compagnon et me réservai l'autre. « Nous pouvons regarder ce jour comme celui d'une seconde naissance, disait un jeune marin omanite, c'est la résurrection après la mort. » — « Il y a des cœurs qui prient pour nous au logis, et c'est pour l'amour d'eux que Dieu nous a épargnés, » ajouta le pilote en pensant à sa femme et à ses enfants. « Cela est vrai, plus vrai peut-être que vous ne le croyez, » répliquai-je, ému au souvenir d'êtres chéris plus éloignés encore.

Pendant que nous parlions ainsi, cherchant à reconnaitre sur quel point de la côte nous nous trouvions, nous entendîmes un coup de canon retentir à notre droite. * Ce bruit-là doit venir de Sib, » dit le capitaine. Sib, étant ville fortifiée, souvent même' résidence royale, possède en effet de l'artillerie et une nombreuse garnison; nous ne pouvions pas en être loin, puisque nous avions fait naufrage auprès des îles Sowadah. Quelques minutes après, ,un autre coup de canon partit de l'intérieur des terres. « Celuici a été tiré au palais de Bathat-Farzah, » reprit le capitaine, « et sans nul doutele sultan y réside, car jamais'on ne tire le canon en son absence. »

Les lueurs incertaines de l'aube commençaient à paraître, le vent, qui soufflait avec fureur, nous faisait souhaiter de trouver au plus vite un abri, car nous étions mouillés et transis jusqu'à la moelle des os. Nous nous traînâmes vers un bouquet dJârbres, et chacun de nous s'étendit sur le sable pour attendre le jour qui semblait, à notre impatience, ne devoir jamais venir. Enfin la lune disparut et le soleil se leva radieux, mais ses rayons bienfaisants ne parvinrent pas jusqu'à nous aussitôt que nous l'aurions désiré, la crique où nous avions abordé étant entourée de hautes collines, qui se terminaient brusquement à la mer; sur la côte se dressait le rocher vers lequel nous avait poussés la nuit précédente l'aveugle désespoir des matelots. Le vent continuait à être d'une extrême violence, nous frissonnions dans nos humides tuniques. Ceux qui avaient conservé un peu plus de vêtements que le strict nécessaire, avaient comme moi partagé avec ceux qui en étaient complètement dépourvus. Quand les rayons du soleil atteignirent enfin le côté droit de la colline, nous

nous hâtâmes de faire sécher nos habits, tâche facile avec une si légère garde-robe. Nous cherchâmes ensuite à reconnaître notre position; nous étions, comme le capitaine l'avait supposé, un peu à l'est de Sib, mais entre nous et la ville, s'élevait une haute chaîne de rochers sur lesquels nous ne pouvions guère nousaventurer avec nos pieds nus; à l'ouest, une barrière semblable nous fermait le passage; vers l'intérieur du pays seulement, la vallée sablonneuse se prolongeait entre les collines de manière à former une route facile qui conduisait au palais de Thoweini. Une fois au château, la libéralité bien connue du sultan

nous tirerait d'embarras. Nous résolûmes donc de nous y rendre, et avant de nous mettre en marche nous jetâmes un dernier regard vers la mer. Elle était encore bouleversée par l'ouragan, et nous n'aperçûmes pas le.moindre vestige de notre chaloupe; aucune voile ne se montrait à l'horizon, quoique le jour précédent,—un jour qui nous semblait avoir duré une année, — nous en eussions vu plusieurs. Dix grands navires, partis des côtes de la Perse ou de l'Oman, avaient en même temps que nous essuyé la tempête. J'appris plus tard que trois avaient péri corps et biens ; un seul avait été assez heureux pour sauver tout son équipage; les autres avaient perdu plus ou moins de monde; nous avions enfin de nombreux compagnons d'infortune. Chacun de nous, considérant les vagues furieuses, forma la résolution de ne plus se confier à l'élément perfide, résolution qu'avaient sans doute prise avant nous beaucoup d'autres naufragés, et qui, ainsi qu'il arrive d'ordinaire, ne dura pas, je pense, plus de quinze jours ou trois semaines.

Nous nous mîmes alors en marche dans la direction du sud, cherchant à découvrir au milieu des collines de sable la résidence du roi. « Il est assez triste, dis-je à Yousef, de nous présenter devant Sa Majesté dans l'état où nous sommes. Si nous avions eu les présents, notre visite aurait été sans doute mieux accueillie. » Yousef soupira; c'est sur lui surtout que tombait cette part de notre mésaventure. Pour mon compte, j'avais perdu, outre les objets que j'avais emportés en me séparant d'Abou-Eysa, différentes curiosités achetées en route, entre autres une jolie dague, un manteau de fin tissu, deux beaux tapis de Perse, et divers souvenirs de Shardjah. Mais ce que je regrettais le plus, c'étaient les notes prises depuis le 23 janvier

jusqu'à ce jour, 10 mars, et auxquelles ma mémoire a suppléé peut-être d'une façon fort incomplète. J'étais moins sensible à la disparition de ma bourse, quoiqu'après tout, il ne fût nullement agréable de se trouver sans un penny, avec un compagnon tout aussi pauvre et demi-nu dans u n pays étranger, loin de tout ami et de toute ressource. Plus malheureux encore, le capitaine avait à déplorer la perte du navire et de la cargaison qui composaient toute sa fortune, et les hommes de l'équipage n'étaient pas dans des conditions meilleures. Cependant la tempête avait ravi à plusieurs d'entre nous un bien plus précieux encore, la vie; et lorsque nous comparions leur sort au nôtre, nous nous sentions le cœur rempli de gratitude envers la Providence.

Pendant ces événements, je ne pus m'empêcher de remarquer la différence profonde qui existe entre la manière dont les mahométans et les biadites envisagent la puissance suprême à laquelle tous les hommes rendent hommage. Nos marins omanites parlaient de Dieu à peu près comme les chrétiens ; ils voyaient en lui l'Etre souverain qui gouverne toutes choses pour le bien de ses créatures, qui ne veut pas la mort, mais la vie, et dont le cœur est toujours ouvert à la compassion; dans cette pensée, ils faisaient courageusement ce qui dépendait d'eux, et ils remettaient avec confiance le reste entre des mains meilleures. Les mahométans, au contraire, avaient la conviction qu'ils étaient à la merci d'une volonté inflexible, qui pouvait à son gré les sauver ou les perdre, mais sur laquelle leurs prières n'exerceraient aucune influence. Tous les musulmans néanmoins n'adoptent pas une doctrine aussi désespérante; j'en ai vu plusieurs qui, par une heureuse contradiction, échappaient aux funestes conséquences des principes de leur foi. Du reste, dans les pays habités, comme la Turquie, la Syrie et l'Egypte, par des hommes de religions différentes, les mahométans empruntent à leur insu des idées étrangères à l'islamisme. Il n'en est pas ainsi des Nedjéens. Isolés de toute influence extérieure, plus fidèles par conséquent à la pensée-mère qui enfanta leur culte, ils adorent dans la pratique le Dieu égoïste et inaccessible du Coran; nos compagnons musulmans, — qui tous périrent à l'exception d'un seul, — attendaient donc leur sort avec la résignation passive de moutons qu'on mène à la boucherie.

Mes lecteurs excuseront, je l'espère, cette courte digression.

Elle ne m'a pas été inspirée par une animosité nationale ou personnelle, mais par une conviction profonde ; car dans des pays habités par les races les plus différentes, j'ai toujours vu l'islamisme, ce poison de l'Orient, produire les mêmes résultats: Partagés entre la joie et la tristesse, mais tous extrêmement faibles, nous marchâmes jusque vers midi. Enfin nous atteignîmes une colline sur laquelle les arbres commençaient à se mêler aux buissons de la côte, et la Bathat-Farzah (vallée de Farzah) déroula tout à coup devant nos regards ses tapis de verdure et son amphithéâtre boisé que dominenL de hautes masses de granit. Le palais de Thoweyni, qui s'élève au milieu de cette riche campagne, ressemble beaucoup à ces châteaux du temps de Louis XIII que j'ai vus dans la France centrale. Il se compose d'un pavillon et de deux ailes symétriques ; des balcons garnissent le premier étage et un perron conduit à l'entrée principale: bref, c'est un édifice d'aspect si européen, que je m'étonnai de le trouver en Arabie. Ce palais fut construit d'après les ordres du sultan Saïd par des architectes occidentaux. Près d'une porte conduisant aux appartements privés, Thoweyni, entouré de ses courtisans, jouissait à l'ombre de l'air frais du matin; devant lui deux ou trois cents cavaliers exécutaient les évolutions d'un combat simulé. On apercevait çà et là des tentes abritées sous des bouquets d'arbres; tout respirait la vie, la joie et la sécurité, c'était une scène bien différente du drame lugubre de la nuit.

Nous fîmes halte derrière un rideau de feuillage d'où nous pouvions sans être vus observer le roi et la cour. La parade fut bientôt terminée; les troupes, après avoir salué le sultan, regagnèrent leurs quartiers respectifs. Nous sortîmes alors de notre cachette, et quelques-uns des Arabes qui entouraient le roi, nous ayant aperçus, vinrent à notre rencontre. « Vous êtes sans doute de malheureux naufragés, nous dirent-ils; nous parlions à l'instant de la tempête et des vaisseaux qui avaient dû périr la nuit dernière; votre présence prouve combien nos craintes étaient fondées. » Puis, sans autre préambule, ils nous conduisirent devant le prince.

Je pouvais à peine garder mon sérieux en songeant à la piteuse figure que je faisais en ce moment; cette circonstance

cependant fut favorable à mon incognito, car Thoweyni avait dû voir beaucoup d'étrangers; et sans l'excentricité de mon costume, il aurait peut-être découvert en moi un Anglais.

Mais il aurait fallu être sorcier pour reconnaître un Européen dans le vagabond demi-nu qui sollicitait l'assistance du prince ; et, quoique la rumeur publique accusât sa mère de magie, le sultan n'avait pas la moindre prétention à la science cabalistique.

Tandis que nous nous inclinions respectueusement devant lui, je l'examinais avec attention. Il portait une tunique blanche d'une admirable finesse sur laquelle couraient de riches broderies; sa tête était couverte d'un large turban de cachemire surmonté d'un diamant, et une magnifique dague à peignés d'or pendait à sa ceinture ornée de pierres précieuses. Sa taille est haute, ses traits réguliers, sa physionomie, qui exprime la finesse, garde malheureusement aussi l'empreinte d'une vie dissipée. Il est, en effet, un franc disciple d't, picure, mais il aurait pu être meilleur, si l'éducation n'avait perverti ses qualités natives. La pénétration, la bienveillance, l'amour du plaisir se lisent à la fois sur son visage et dans ses manières. A ses pieds était assis un enfant dont le teint brun et le splendide costume indiquaient l'origine ; c'était le fils du sultan et d'une esclave abyssinienne. Le premier ministre et plusieurs autres person- nages distingués par le rang et la naissance entouraient Thoweyni; tous avaient des vêtements blancs brodés d'or. De nombreux serviteurs, armés de dagues et d'épées, se tenaient à quelque distance.

Ce fut naturellement le capitaine qui porta la parole au nom de tous les naufragés. Le roi le reçut d'un air de compassion, demanda de quel pays était notre vaisseau, de quoi se composait son chargement, dans quel port il se rendait, combien de personnes avaient péri, comment nous avions échappé à la mort; puis après avoir promis à l'infortuné propriétaire un dédommagement de ses pertes, il donna des ordres pour que nous fussions logés au palais.

J'aurais désiré qu'Yousef parlât des présents que nous avions été chargés de remettre et de celui qui les envoyait; mais mon compagnon craignit de passer pour un imposteur et jugea plus prudent de garder le silence ; quant à moi, je ne crus pas devoir attirer l'attention de Thoweyni, car j'apercevais parmi les assis-

tants plusieurs hommes dont le visage annonçait une origine septentrionale. Pendant ce temps, l'un des gardes, s'approchant d'Yousef et de moi, nous offrit d'être notre hôte. Nous le suivîmes à sa demeure, grand pavillon qui faisait partie des dépendances du palais, et qu'habitaient une douzaine de gardes royaux. Là je ne tardai pas à être pourvu d'un pantalon et d'un turban. On alluma du feu, on nous donna des pipes et l'on prépara le café, en attendant que l'on nous servît une nourriture plus substantielle. Il nous fallut ensuite dire de nouveau notre histoire ; chacun prenait part à notre infortune, cherchait à nous rendre courage, et promettait de ne rien négliger pour nous être utile. Nous fîmes un excellent repas composé de viande, de riz, de raisins et de dattes, puis nous nous retirâmes pour jouir d'un repos dont nous avions grand besoin, car le froid ne nous avait pas permis de fermer les yeux pendant la matinée que nous avions passée sur le rivage.

Quand je me réveillai, le jour était fort avancé. Yousef, déjà debout, me proposa de visiter avec lui le palais et ses environs. Tout auprès du château jaillit une abondante source thermale, qui fournit des bains à la résidence du monarque; ces mêmes eaux, après s'être refroidies en passant par des conduits ouverts, fertilisent un magnifique jardin dont les frais ombrages s'étendent au loin dans le vallon; le ruisseau arrose ensuite des plantations de dattiers et de cocotiers. Le soir, la campagne fut sillonnée dans tous les sens par une foule affairée, au milieu de laquelle des officiers d'artillerie se reconnaissaient à leur costume presque européen. Un peu avant le coucher du soleil, nous vîmes arriver une grande troupe de cavaliers qui s'arrêtèrent à la porte du palais. Leur chef, homme aux larges épaules, au cou gros et court, à la tête énorme, portait un manteau écarlate et avait l'un des plus superbes chevaux que j'eusse vus en Arabie. Ce n'était autre que le célèbre, ou plutôt l'infâme Meteyri, bras droit de Khalid-Ebn-Sakar, instigateur de ses cruautés. Il descendit de sa monture, en jetant autour de lui des regards farouches; les serviteurs du palais se hâtèrent de l'introduire, et les Arabes qui nous entouraient murmurèrent tout bas des malédictions. Thoweyni, à ce que l'on prétend, n'éprouve aucune sympathie pour son dangereux allié, mais la politique l'oblige à ménager Ebn-Sakar; pendant

trois jours Meteyri demeura l'hôte du sultan, puis il alla retrouver son maître à Shardjah. Quant à l'affaire qui l'amenait, je n'en pus rien apprendre, peut-être faisait-il un simple voyage d'agrément.

Deux des matelots, poussés par une curiosité fort naturelle, retournèrent le soir même visiter la côte qui avait été témoin de notre naufrage; ils y trouvèrent les planches brisées de la chaloupe, mais ils n'aperçurent aucun débris du navire. L'abîme, profond de soixante:dix à quatre-vingts brasses, qui l'avait englouti, garda sa proie tout entière.

Yousef et moi, nous nous promenâmes dans la vallée jusqu'au coucher du soleil ; à notre retour, un des serviteurs du palais nous remit deux tomans d'or en ajoutant que nous ne tarderions pas à recevoir de nouveaux témoignages de la libéralité de Thoweyni. Cette modique somme était en effet insuffisante pour nous permettre de continuer notre voyage, aussi avions-nous résolu d'attendre le secours qui nous était promis, mais un incident imprévu m'obligea de quitter précipitamment le palais.

Nous venions de souper, la nuit se faisait noire et nous étions tranquillement assis autour du fourneau sur lequel se préparait le café, lorsqu'un nègre richement vêtu entra dans le khawah; après les saluts d'usage, il s'avança vers moi et me dit que son maître me priait de lui accorder la faveur d'une visite.

Surpris de cette invitation, je suivis mon guide noir qui me conduisit vers une tente dressée à quelque distance. Là, je me trouvai en présence de deux officiers turcs qui avaient, paraîtil, été pendant plusieurs années au service du sultan de Constantinople, mais, par des raisons à eux connues, ils avaient j ugé que l'air de l'empire ottoman ne leur convenait pas, en d'autres termes, ils avaient déserté. L'un s'était rendu directement à Mascate, l'autre avait couru le monde, visité Bombay, Calcutta, Singapour et Malacca; dans ses pérégrinations, il avait rencontré une foule d'Anglais, d'Indiens, de Malais; lui-même, bien qu'il eût obtenu une commission dans les troupes turques, appartenait à une famille albanaise. « Nous avons remarqué, me dit-il dans le mauvais arabe particulier à cette sorte de gens, que vous ne ressemblez nullement à vos compagnons et nous en avons conclu que vous n'êtes pas de ce pays. » En pronon-

çant ces paroles, il m'offrait un narghilé d'argent, et me témoignait tant d'intérêt, tant de bienveillance, que je ne conçus d'abord contre lui aucun soupçon. L'entretien ne tarda pas à devenir fort animé ; mon nouvel ami, excité par de copieuses libations — il avait sur sa table une bouteille d'excellent cognac, et j'avoue que je ne refusai pas d'en goûter avec lui — me raconta ses aventures d'une manière peut-être plus prolixe que véridique. CI In vino veritas » affirme le proverbe, c'est le contraire qu'il faudrait souvent dire. Si les renseignements qu'il me donna sont exacts, Thoweyni a une garde composée de six cents cavaliers, outre son artillerie dans laquelle il place une grande confiance. Au cas où une guerre éclaterait entre lui et les Wahabites, il pourrait compter sur l'énergique appui des chefs du Belad-Sour, du Djaïlan, du Djebel-Akhdar et même du Batinah, quoique plusieurs villes de cette province aient montré des dispositions à la révolte. Sa flotte comprend trente vaisseaux de construction anglaise dont quelques-uns sont armés de cinquante canons ; en un mot, il serait pour ses voisins aussi redoutable que son père, .s'il s'occupait un peu plus des affaires de l'État et moins de ses plaisirs.

Après avoir ainsi engagé l'entretien, l'ex-officier turc me fit d'adroites questions afin de connaître mon histoire, car il devinait que mon voyage n'avait pas uniquement pour but les recherches médicales. Mais l'heure avancée, jointe à mon extrême fatigue, me fournit un prétexte plausible pour me retirer; mon hôte exprima un vif regret de mon prompt départ, et ajouta que le lendemain il ne manquerait pas de se présenter à ma demeure.

Or, je n'ambitionnais nullement l'honneur qu'il vpulait me faire ; ce n'était pas que j'éprouvasse la moindre crainte personnelle ; ma qualité d'Anglais ne m'exposait dans l'Oman à aucun péril ; mais le lieutenant de Khalid, le farouche Meteyri, était encore au palais, mes aventures pouvaient être rapportées à Bereymah, et arriver de là aux oreilles de Feysul, ce qui eût mis Abou-Eysa dans une situation fort dangereuse, car on aurait vu en lui le complice d'un espion européen. En conséquence, sans expliquer à Yousef mes véritables motifs, je lui dis que j'étais résolu à partir dès le lendemain pour Mascate, où sans doute nous trouverions l'aide dont nous avions besoin. J'appuyai mon

discours d'une foule de lieux communs sur la folie qu'il y a de-se fier aux promesses des princes, et je parvins sans trop, de peine à convaincre mon compagnon qui, tout étourdi encore des événements de la nuit, était devenu docile comme un; enfant.

Le lendemain nous cherchâmes à nous procurer une paire de souliers, car mes pieds nus ne s'accommodaient nullement des cailloux anguleux qui jonchent le sol dans la plus grande partie du district de Mascate; mais il nous fut impossible d'en trouver, et nous partîmes sans chaussures, laissant nos hôtes exécuter la parade du matin, pendant que Thoweyni dormait probablement encore. Un paysan du village de Farzah nous montra le chemin que nous devions suivre pour nous rendre à cette localité. Traversant la montagne au sud-est, nous longeâmes un étroit sentier bordé de rochers rougeâtres, au milieu desquels croissaient des chênes et des acacias. Après une heure de marche, nous aperçûmes la grande route qui conduit d'un côté à Farzah, de l'autre à Mascate. Autour de nous se déroulait un labyrinthe de sauvages collines granitiques ; elles étaient entrecoupées de vallées verdoyantes, où des maisons entourées de riants jardins alternaient avec des champs couverts de moissons déjà presque mûres, car les récoltes se font en avril. Pendant les mois d'hiver, un large courant traverse le village de Farzah, mais il était alors presque à sec, et pendant les chaleurs de l'été, il doit complètement disparaître.

Après quelques instants de repos, nous prîmes la direction de Mascate, et marchant avec courage en dépit des cailloux qui nous déchiraient les pieds, nous parvînmes avant midi au château de Khabb, édifice qui ressemble à une élégante villa plutôt qu'à une forteresse; le village est situé tout auprès, dans une vallée profonde; il est abondamment approvisionné d'eau et entouré de cultures. Trois ou quatre heures plus tard, nous atteignîmes le petit hameau de Rian, où la fatigue nous obligea de nous ar-, rêter. Les villageois nous offrirent un présent fort acceptable pour des hommes affamés : des tiges de cannes à sucre et un panier plein des fruits du nabak, qui atteignent ici la grosseur d'une pomme. Un morceau de pain dur, que nous avions eu la prudence d'emporter en quittant le palais, compléta notre festin.

Pendant que nous nous reposons auprès d'un puits, le lecteur me permettra de lui présenter quelques remarques générales sur le système d'irrigation adopté dans la province de Mascate. Il diffère de celui qui est en usage dans l'Arabie centrale, où des chameaux et des ânes sont toujours employés à tirer l'eau, qu'il faut parfois aller chercher à des profondeurs considérables. Dans l'Hasa, qui possède des sources nombreuses et où les puits sont souvent remplis jusqu'aux bords, la main de l'homme suffit d'ordinaire à ce travail, et dans l'Oman, les bêtes de somme sont encore moins nécessaires, car l'eau arrive en abondance à la surface du sol; aussi l'on se sert pour la puiser, tantôt de longs leviers, tantôt de cordes et de poulies. Nul pays dans la Péninsule n'est mieux arrosé que l'Oman, nulle part ies fontaines ne sont en aussi grand nombre, grâce à la haute

chaîne de l'Akhdar, dont les torrents fertilisent l'intérieur du pays, grâce aussi à la mousson de l'océan Indien qui, chaque année, se fait sentir sur les côtes. L'extrême porosité du sol empêche cependant la formation des rivières; les cours d'eau de l'Akhdar sont bientôt absorbés dans les ravines profondes de la montagne; ils reparaissent à sa base sous forme de fontaines, puis ils sont de nouveau engloutis par le terrain spongieux.

A l'entrée du hameau où nous avions fait halte, la route se divise en deux branches. La principale conduit à la ville de Mascate, distante d'environ quinze milles; mais je me sentais peu disposé à la prendre, car elle traverse un sol pierreux, et mes pieds nus, meurtris par la marche de la matinée, me causaient de vives douleurs. L'autre chemin, sablonneux et uni, — disaient les habitants du village, - mène à ]\îatrah, port de mer situé à l'ouest de Mascate. Nous nous décidâmes à le suivre, et, déclinant les invitations de nos hôtes, nous nous remîmes aussitôt en marche. Bientôt nous aperçûmes les vastes fortifications, œuvre des Portugais, qui défendent du côté de la terre le voisinage immédiat de Mascate. Des murailles, construites avec une solidité remarquable, et dont les embrasures peuvent recevoir des pièces d'artillerie du plus fort calibre, s'élèvent sur les hauteurs qui dominent le grand port de mer. Ces travaux me rappelèrent ceux que nous avons entrepris pour fortifier notre colonie d'Aden; mais, bien que plus pittoresques, ils sont moins conformes aux principes de l'art moderne. Les créneaux et'les

tours, qui tantôt se dessinent sur le fond sombre des collines, tantôt disparaissent à demi au milieu des noirs ravins, ont un aspect fantastique que mon extrême fatigue ne m'empêchait pas d'admirer. Au delà des lignes de défense, le pays revêt un caractère différent; le sol se couvre d'une abondante végétation; mais partout vers la côte les rochers sont nus, stériles, et affectent des formes bizarres et sauvages.

Un étroit sentier nous conduisit à l'entrée des fortifications; il serait très-difficile d'en forcer le passage, si les .tours, aujourd'hui désertes, étaient occupées par une garnison suffisante. Le soleil s'était couché derrière les collines avant que nous eussions atteint Matrah, ou du moins le long faubourg qui se confond presque avec la ville, car ces belles vallées sont couvertes d'une population si nombreuse, qu'il est difficile de déterminer exactement les limites de chaque localité, les villages étant reliés les uns aux autres par des groupes de cottages. Quand nous fûmes arrivés aux premières maisons, nous avisâmes une villa d'assez belle apparence, et nous prîmes le parti de nous y présenter sans autre recommandation que le récit de notre naufrage. Notre costume et notre détresse confirmaient amplement nos paroles; le maître de l'habitation, qui était un riche marchand, consentit à nous recevoir et nous fit servir un repas copieux, après lequel il s'entretint avec nous du commerce et de la situation actuelle du pays. Le trafic des esclaves, bien qu'il ne se pratique pas ouvertement, est pour les négociants de Matrah la source de larges bénéfices ; la côte africaine leur envoie encore des cornes de rhinocéros, de l'ivoire, du bois de senteur; l'Inde leur expédie en abondance ses productions naturelles et ses articles manufacturés; en échange, les Omanites exportent des chevaux, des chameaux, des ânes, des dattes, des armes, des étoffes, des tapis, du cuivre et du plomb. Notre hôte éprouvait de vives inquiétudes au sujet d'un vaisseau qui avait dû partir de Bombay quelques jours auparavant; il craignait, non sans raison, que la tempête qui nous avait été si fatale n'eût aussi déchaîné sa fureur dans l'océan Indien; et nous apprîmes en effet plus tard qu'elle avait causé la perte d'un grand nombre de navires sur les côtes hindoues.

Le lendemain matin de bonne heure, nous quittâmes la maison de notre hôte pour nous diriger vers la ville proprement

dite. Il faut qu'elle se soit bien agrandie depuis l'époque, où Niebuhr l'a visitée, car le sale petit village décrit par le savant voyageur pourrait aujourd'hui soutenir la comparaison avec les ports de mer anglo-hindous. Les maisons sont élégantes et spacieuses, les rues larges, le marché plus vaste et plus animé que celui de Lindja; les habitations des marchands, des capitaines de navire, des riches propriétaires, s'étendent autour de la baie et se prolongent fort loin dans l'intérieur du pays, mêlées aux cottages des matelots, des pêcheurs et des nègres. La population de Matrah doit dépasser actuellement vingt-cinq mille âmes. Le port, très-sûr, mais peu profond, est borné à droite et à gauche par de hauts rochers que couronnent des tours d'observation ; aucune route de terre ne mène directement à Mascate, circonstance fort avantageuse pour les nombreux bateliers des deux villes. Pendant qu'avec Yousef je parcourais le marché afin de me pourvoir de quelques objets de toilette indispensables (mon hôte de la nuit précédente avait ajouté une aumône généreuse aux deux pièces d'or que nous avait fait remettre Thoweyni), je rencontrai le gouverneur de Matrah, beau jeune homme à la physionomie noble et intelligente, qui descend des Yeleks du Batinah, puissante tribu d'origine kahtanite.

Matrah, plus encore que Mascate, sert d'entrepôt à la manufacture indigène, et quiconque veut se procurer un manteau, une dague, un tapis de fabrique omanite, trouve ici un assortiment riche et varié. Tous les lundis, les paysans des villages voisins apportent au marché des fruits, des légumes, des patates, des melons, des courges, des abricots, des raisins, des pêches, des mangues, selon la saison. Une large noix, longue de deux ou trois pouces, de couleur brune et de forme triangulaire, est également fort recherchée des acheteurs. Les dattes tiennent une place secondaire dans l'alimentation des Omanites; elles sont, au reste, de qualité médiocre : aussi la province d'Hasa approvisicnne-t-elle de ses savoureux khalas les tables des riches Omanites.

Après avoir visité la ville et terminé nos achats, nous descendîmes vers la plage, où nous vîmes un grand nombre de canots formés d'un simple tronc d'arbre et pourvus d'une double proue permettant de les diriger en avant ou en arrière sans les faire virer, ils étaient là pour attendre les voyageurs que leurs af-

faires appelaient à Mascate. Nous montâmes dans une de ces légères embarcations en compagnie d'un Persan, de deux Banians, armés chacun d'un chatti ou parasol di Bombay, et de quatre ou cinq autres passagers, sans compter les deux rameurs nègres. Je dois avouer que j'éprouvai une vive répugnance à me remettre en mer, même pour une aussi courte traversée; Yousef ne semblait pas non plus charmé de cette perspective. Mais, comme il n'y avait aucun autre moyen de nous rendre à Mascate, il fallut nous résigner à tenter l'aventure. Quelques instants après, nous voguions vers le cap situé à l'est de Matrah; quand nous l'eûmes doublé, nous aperçûmes une petite baie près de-laquelle s'élève un groupe de maisons; puis, nous tournâmes un second promontoire dont les roches de granit s'avancent au loin dans la mer, et nous entrâmes dans le port de Mascate. Il était rempli de navires, entre lesquels allaient et venaient des canots chargés de marins, de passagers et de marchandises. Quatre belles frégates attirèrent surtout mes regards ; leurs canons, leurs lisses, tout leur gréement avait quelque chose de si européen, que je crus un moment avoir sous les yeux des vaisseaux anglais; mais l'antique bannière rouge de l'Yémen, devenue aujourd'hui l'étendard de Thoweyni, flottait en haut de chaque mât et attestait que les bâtiment, étaient la propriété du gouvernement omanite. Nous débarquâmes près de la douane; comme nous n'avions pas de bagages, nous n'eûmes rien à démêler avec les officiers du fisc; quant aux passe-ports, on n'en exige pas dans cette province.

Mascate, ou du moins son port, ses forteresses, ses édifices, ont .été l'objet de descriptions nombreuses et détaillées : Niebuhr, Welsted et d'autres voyageurs s'y sont arrêtés plus ou moins longtemps; en outre, des steamers anglais, dans leur traversée de Bombay à Bassora, mouillent ici régulièrement deux fois par mois. Je me bornerai donc à parler de la vie et du mouvement de la ville, à rapporter quelques incidents de mon séjour, et les particularités d'une petite excursion dans le voisinage.

Un marchand de l'Hasa, nommé Astar, depuis longtemps fixé à Mascate, nous accueillit dans sa demeure et nous donna, non-seulement une hospitalité généreuse, mais encore les vêtements dont nous avions besoin. Pendant trois jours, je me sentis trop fatigué pour essayer de sortir; malheureusement, les

occupations de notre hôte et des amis qui fréquentaient sa maison nous fournirent peu d'occasions d'entretien sur des sujets généraux. De plus, sans être wahabite, Astar était mahométan zélé, et l'on entrait alors dans le mois de ramadhan, où tous les bons musulmans jeûnent, prennent un air refrogné, tout au moins gardent le silence. Vêtu d'un costume convenable en coton rouge, selon la mode omanite, d'une large ceinture blanche, d'un turban, de souliers, et armé d'une canne nebaa, complément indispensable d'une toilette comme il faut, je commençai, le quatrième jour qui suivit notre arrivée, à visiter les bazars, le port et les autres lieux intéressants que la ville renferme. Ma première promenade me fit rencontrer un ancien ami de Bombay qui me rendit plusieurs services pendant mon séjour à Mascate, bien que, par des motifs de prudence, je dusse apporter une certaine réserve à nos entrevues. Si le hasard mettait ces pages sous les yeux de mon ami l'Hindou, je puis lui donner l'assurance que ma gratitude ne se borne pas, à cette courte allusion.

Mascate est une véritable Babylone orientale, dans laquelle les Banians jouent le principal rôle commercial et financier. Cependant, quelques marchands omanites rivalisent pour l'entente des affaires avec les négociants de Bombay et de Mangalore. Le plus riche d'entre eux est, je crois, un nommé Seyf, avec lequel j'entretins pendant mon séjour des relations fréquentes. Sa demeure, voisine du rivage, passerait pour belle, même à BreachCandy ou à la Pointe de Malabar, et sa table somptueuse est en rapport avec le style de l'habitation. L'arrangement intérieur des maisons subit ici l'influence du goût iranien, quoique les Persans ne soient nullement aimés dans le pays. Par un sentiment analogue, l'Angleterre tient en haute estime les modes, les opéras, la cuisine du continent, tout en éprouvant une aversion instinctive pour les races étrangères.

Sous le rapport de la politesse, de la civilisation, de l'élégance, les habitants de Mascate l'emportent de beaucoup sur ceux des autres ports de la Péninsule ; la franchise et l'hospitalité particulières aux Arabes ne leur font pas non plus défaut, bien qu elles soient tempérées par une circonspection fort naturelle chez des hommes trop accoutumés à la vue des étrangers pour qu'un nouveau venu excite parmi eux un intérêt aussi vif que

dans Hayel ou dans Riad. Les différentes classes qui composent la population de la ville, Omanites, Arabes, Persans, Juifs, Hindous, forment cependant chacune autant de communautés distinctes dans lesquelles nul n'est admis qu'avec beaucoup de réserve, et, si les rapports commerciaux sont universels, l'intimité du foyer est rare. Les habitants de Bahraïn, très-nombreux ici, possèdent seuls le privilége de se glisser partout. Leur caractère cosmopolite leur donne un accès également facile auprès du Persan au cœur étroit, du fantasque Indien, du fanatique Nedjéen, du Juif défiant; ce sont les Maltais de l'Orient, avec cette différence qu'ils ont l'humeur plus douce et plus paisible. Les nègres et les mulâtres forment le cinquième de la population, mais ils occupent les derniers degrés de l'échelle sociale; non que le moindre préjugé pèse sur eux, c'est uniquement leur paresse, leur incapacité, le dérèglement de leurs mœurs qui les retiennent dans cette situation inférieure. Ceci est vrai surtout des nègres libres; ceux qui ont l'avantage d'avoir un maître, se montrent bien supérieurs à leurs frères affranchis, à peu près comme un écolier dirigé par un sage précepteur surpasse en intelligence et en raison l'enfant déguenillé qui vagabonde dans les rues.

On rencontre à Mascate des religions fort différentes, mais le veau d'or, si je ne me trompe, y trouve des adorateurs plus fervents que toutes les autres divinités. Depuis la première occupation wahabite cependant, on a bâti trois ou quatre mosquées dans lesquelles peuvent se rendre ceux qui ont le loisir ou la volonté d'être fidèles aux préceptes du Prophète. Ces sanctuaires de l'islamisme sont fréquentés avec plus ou moins d'assiduité par les marchands de Bassora, de l'Yémen et du Nedjed établis - à Mascate, jamais je n'y ai vu un seul Omanite. Les sunnites, parmi lesquels on distingue un grand nombre de shafites, forment environ le dixième de la population totale ; les Persans et les indigènes de Bahraïn sont fidèles au culte shiite; mais le takyah, c'est-à-dire l'usage de conformer sa conduite extérieure à celle des personnes présentes, — usage que les shiites, les Druses et les ismaéliens regardent comme méritoire, — donne à beaucoup de mahométans indifférents ou hérétiques l'apparence de sunnites orthodoxes; d'autres suivert les coutumes des biadites. Par suite de la même tendance, les Béloutchis, les habi-

tants de Balk et de Bokhara qui résident à Mascate, ont abandonné la secte dominante dans leur pays, celle des hanifites, pour devenir shafites comme les riches négociants de Bassora.

En résumé, l'élément islamite entre à peu près pour un cinquième dans la population de la ville; les Hindous, les Juifs et les Parsis forment un autre cinquième; le reste est nègre ou biadite.

De ces faits, le lecteur doit conclure que Mascate, renfermant un si grand nombre d'étrangers, est le lieu le moins propre à l'étude des mœurs omanites. Nul homme sensé ne croirait pouvoir juger de la France par Boulogne-sur-Mer, de l'Angleterre par Southampton, de l'Inde par le port de Bombay. Mascate peut-être donne moins encore l'idée de l'Arabie; quiconque a vu seulement cette ville et ses environs, ne connaît ni l'Oman, ni les autres pays de la Péninsule.

Le consul anglais qui réside ici paraît mener une vie fort misérable et fort isolée. Le voisinage d'Aden donne au gouvernement de Mascate une certaine appréhension, et, de toutes les puissances européennes, la Grande-Bretagne est celle qui cause le plus d'alarmes à Thoweyni. Aussi les Anglais sont-ils regardés avec une défiance qui exclut presque la politesse, sans empêcher toutefois les transactions commerciales. De plus, le climat est peu favorable aux Européens. L'été, paraît-il, est à Mascate d'une intolérable chaleur; je puis assurer que la température de mars y rivalise avec celle de l'Inde au mois d'avtil ou de mai. La population indigène elle-même, si l'on excepta ceux que retiennent la pauvreté ou des affaires urgentes, quitte la ville aux premiers jours du printemps. Dès que les chaleurs se font sentir, le marchand confie son comptoir à un commis, le spéculateur traite ses affaires par correspondance, et les riches propriétaires, les négociants, les fonctionnaires publics partent en foule pour leurs maisons de campagne de Samaïl, de Nezwah, duDjebel-Akhflar, laissant Mascate déserte jusqu'à ce que le mois d'octobre vienne lui rendre la vie. On peut juger de la chaleur qui doit régner ici au mois d'août par ce fait que les abricots sont parfaitement mûrs en mars, et les raisins à la fin d'avril.

Il existe, sous plus d'un rapport, une ressemblance frappante entre les deux extrémités de l'Arabie, Mascate et Aden. Toutes deux sont évidemment des groupes de rochers volcaniques, en-

tassés jadis sur la côte par une puissante force souterraine; toutes deux ressemblent à de gigantesques cratères, entourés de pics d'un noir rougeâtre; toutes deux, par la chaleur de leur climat, feraient penser que la. combustion intérieure qui leur a donné naissance à l'origine s'est élevée depuis vers la surface ; toutes deux ont, du côté de la mer, un aspect de stérilité et de désolation excessives. Mais, dans Aden, la stérilité -est réelle; à Mascate, elle n'est qu'apparente, car, derrière ces rochers, se trouvent les terres les meilleures et les plus productives de l'Arabie : bosquets, eaux courantes, villages populeux, jardins verdoyants. Quant à la ville elle-même, elle est loin d'être saine; pendant mon séjour, une fièvre typhoïde dont je ne tardai pas à être atteint décimait les habitants, et l'on me dit que de semblables épidémies ne sont pas rares. Sans l'excellent port qui attire en cet endroit les vaisseaux de la Perse, de l'Inde et de l'Oman, Mascate serait le plus infime des nombreux petits villages de la côte.

Un des traits caractéristiques de cette ville, au point de vue moral, c'est la complète sécurité de ses rues, sur lesquelles veille une excellente police; la nuit comme le jour, on peut traverser en toute sûreté les ruelles et les carrefours, bien que les ruines comprises dans la vaste enceinte des murailles offrent aux voleurs un refuge commode. Ces gibiers de potence sont cependant fort rares, et l'habitude générale de porter un poignard ne semble pas avoir d'autre but que la parure. Mais si les habitants n'enlèvent pas souvent les bourses, ils s'entendent à merveille à les vider, car ils sont d'une habileté rare pour conclure des marchés avantageux.

Peu de villes en Arabie ont éprouvé autant que Mascate, les vicissitudes de la fortune. Les débris d'une église, enfermée aujourd'hui dans l'enceinte du palais, perpétuent encore le souvenir de la domination portugaise, et l'on assigne la même date aux fortifications qui protègent le port et couronnent les hauteurs.

Des maisons belles et spacieuses, dont la plupart tombent en ruines, attestent l'occupation persane ; enfin, sur plusieurs points de la ville, s'élèvent des khans abandonnés, qui servaient autrefois de demeure aux Banians et autres marchands hindous qu'attirait la politique habile de Saïd-es-Sultan, et qu'éloignent aujourd'hui 'la funeste influence du rigorisme wahabite, la né-

gligence de Thoweyni, la rapacité des fonctionnaires publics. Il y a vingt ou trente ans, Mascate était en pleine prospérité; sa population s'élevait à soixante mille âmes; elle ne dépasse guère maintenant quarante mille. Le grand keysaryah, construction d'une beauté remarquable, qui renferme des magasins dignes de Madras et de Bombay, est à demi désert; les souks ou places de marché, dans lesquels se réunissent les petits commerçants, conservent seuls quelque animation. Saïd, qui connaissait le caractère et les aptitudes de ses sujets, savait que leurs transactions ne prendraient jamais d'importance réelle sans le concours des négociants étrangers, aussi employa-t-il tous les moyens en son pouvoir pour attirer à Mascate les Banians du Guzzerat; grâce aux immunités qu'il leur accorda, le port omanite devint presque une colonie hindoue. Les Banians, du reste, justifièrent la confiance du roi; inoffensifs, bienveillants et discrets, ils s'occupaient uniquement de leurs affaires, montraient pour le commerce une habileté que les Arabes ne possédèrent jamais, firent en un mot la fortune de la ville et devinrent ses bons génies. Bannis à l'époque de l'occupation nedjéenne par les princes Abdel-Aziz et Abdallah, ils reparurent quand l'épée d'Ibrahim eut brisé le joug wahabite, et ils étendirent plus que jamais le cercle de leurs opérations. Mais, depuis l'avènement au trône de Thoweyni, depuis surtout l'expédition dirigée par Abdallah, fils de Feysul, « l'arbre de leur fortune, » pour emprunter une expression orientale, s'est desséché, les feuilles se sont jaunies, et il ne tardera pas à périr si un gouvernement plus sage ne lui rend la fraîcheur et la vie.

Le lecteur me permettra, je pense, de relater ici une anecdote relative à un Banian de Mascate; je la tiens d'un biadite auquel j'avais acheté une pièce d'étoffe. Balih, ainsi se nommait mon ami le marchand, me raconta qu'un jour, peu de temps après l'invasion nedjéenne, comme il se promenait dans le keysaryah en compagnie de trois ou quatre Arabes parmi lesquels se trouvait un zélé wahabite fraîchement débarqué du Nedjed, il passa devant la boutique d'un Banian, doué de la plus majestueuse corpulence et occupé à examiner attentivement ses livres de comptes. Le Nedjéen, qui n'avait jamais vu d'homme aussi gras, s'arrêta et dit de manière à être entendu de l'obèse négociant : « Quel beau morceau de bois peur le feu éternel! »

Le Banian, qui résidait depuis longtemps à Mascate, comprenait l'arabe et même le parlait de la façon incorrecte commune aux Hindous. Il leva la tête. « Pourquoi suis-je un morceau de bois destiné au feu éternel? » demanda-t-il.

— Parce que vous êtes un païen.

— En vérité! Vous pensez donc que tous les hommes, excepté les gens de votre secte, sont voués à l'enfer?

— Assurément, répondit le Nedjéen.

- Cela est écrit dans votre Coran, n'est-ce pas? continua l'Hindou, affectant'de ne pas voir les signes par lesquels Bâlih l'engageait à se taire. Mais écoutez un peu; je vais vous apprendre, moi, ce qui se passera au jour du jugement, et quel est le bois destiné au feu éternel. M'entendrez-vous avec patience? » ajouta-t-il, car le wahabite portait déjà la main à la garde de son épée.

Les assistants s'interposèrent pour empêcher toute violence, et le Banian continua : « Yoici ce qui arrivera au jour du dernier jugement? Dieu prendra place sur son trône de gloire et tous les peuples paraîtront successivement devant lui. « Quels sont ces hommes? » demandera-t-il quand les wahabites seront amenés en sa présence.- * Des musulmans, » répondra l'ange de la justice. cc Je vois parmi eux, dira le juge éternel, des meurtriers, des voleurs, des adultères; celui-ci a pillé un village, celui-là s'est enrichi aux dépens de la veuve et de l'orphelin; qu'ils aillent au feu éternel recevoir le châtiment de leurs crimes; quant à ceux qui ont mené une vie pure, mon paradis sera leur récompense. » Juifs, chrétiens, parsis, se présenteront ainsi tour à tour. Les méchants seront envoyés en enfer, les bons iront au ciel. Pendant ce temps nous demeurerons, nous autres Banians, assis sur une petite colline écartée. Dieu, nous apercevant enfin, demandera aux anges qui l'entourent : « Quels sont ces hommes à l'aspect si tranquille etsi doux? » - « Des Banians. ]) - t( Ah! fort bien 1 Pauvres Banians! Ils n'ont jamais tué, jamais volé, jamais opprimé personne; ouvrez-leur toutes grandes les portes du paradis. » Ils entreront ainsi tous au ciel; et moi avec eux. Mais vous, continua-t-il en s'adressant au wahabite, songez à ce que vous répondrez alors. » Le Nedjéen

murmura une imprécation; les biadites réunis dans la rue applaudirent en riant, et le marchand hindou se remit à ses comptes.

Un oncle maternel de Thoweyni, nommé Hasan, administre Mascate en qualité de gouverneur. Je le rencontrai un jour dans la rue ; c'était un homme grand, maigre, à l'air vénérable, dont l'âge avait légèrement courbé la haute taille ; il portait une longue barbe grise et des vêtements blancs fort simples ; les riches ornements de sa dague à poignée d'or annonçaient seuls sa dignité. Il allait' à pied dans la ville, suivi d'un petit nombre de serviteurs, mais les habitants se rangeaient sur son passage et le saluaient avec un profond respect, car il exerçait sur les biadites une certaine autorité religieuse. Thoweyni vient à Mascate quand ses affaires ou sa fantaisie l'y appellent; le plus souvent il réside à Sib, à BJrka ou à Nezwah. Le consul anglais envoyé ici a, dit-on, pour occupation principale d'empêcher la traite des nègres ; malheureusement les efforts philanthropiques de la Grande-Bretagne ont obtenu jusqu'ici peu de succès; le marché a toutefois été transféré de Mascate à Matrah, courtoise déférence qui n'entrave nullement le trafic des esclaves.

En dehors de la ville, près de la porte méridionale, se tient chaque jour une foire où les produits manufacturés de l'Oman et de la Perse se mêlent à ceux de l'Inde. Un soir que je parcourais les boutiques ambulantes afin de me procurer une dague,— celle qui ornait ma ceinture se trouvant en très-mauvais état,- j'aperçus trois de nos anciens compagnons d'infortune, le capitaine et deux matelots; ils étaient bien vêtus et paraissaient fort contents, car ils avaient reçu de Thoweyni une somme assez ronde pour que leur désastre devînt presque une bonne fortune; aussi se proposaient-ils de retourner à Soweyk et de courir de nouveau les hasards de la mer.

Après être demeuré une semaine à Mascate, je me consultai avec Yousef pour savoir quel parti nous devions prendre. Mon compagnon n'avait qu'une seule pensée : rejoindre au plus vîte son patron Abou-Eysa. Les voyages n'avaient désormais pour lui aucun charme, et les terreurs du naufrage, les souffrances des jours suivants, l'avaient vieilli de dix années. Je commençais aussi à penser que, pour cette fois du moins, je pouvais borner là mes explorations; le retour de Mascate à Bagdad, et de cette ville en Syrie, suffisait amplement à satisfaire mon humeur aventureuse. De plus, un malaise indéfinis-

sable, - dont plus tard je connus trop bien la cause, - m'ôtait toute envie de m'exposer à de nouvelles fatigues. Renonçant donc à visiter Bahilah, je laissai Yousef se mettre en quête d'un vaisseau prêt à partir pour Abou-Shahr. Mais le vent soufflait du nord avec violence, et semblait ne devoir changer de direction qu'après la nouvelle lune, c'est-à-dire le 21 ou le 22 mars.

Nous n'avions jusque-là autre chose à faire que de dévorer notre impatience, et je sentis peser sur moi l'ennui mortel qui règne dans Mascate. Cette ville, au physique et au moral, est une véritable prison. Bornée d'un côté par la mer, de l'autre par de sombres rochers, renfermant une population composée d'un trop grand nombre d'éléments hétérogènes pour conserver un caractère propre, elle offre peu de ressources aux étrangers que des affaires n'appellent pas dans ses murs. Pour tuer le temps, je faisais chaque jour une excursion d'une heure ou deux aux environs; mais la disposition maladive où je me trouvais diminuant ma curiosité d'explorateur, je me bornais à visiter les faubourgs de la ville et les hameaux voisins, quand une circonstance imprévue me fournit l'occasion de m'avancer davantage dans l'intérieur du pays.

Le 20 mars, j'étais sorti de bonne heure, et, après avoir franchi la porte méridionale, je longeais lentement les jardins et les puits de la route, lorsque j'aperçus trois hommes que leur courte tunique, leur ceinture de cuir, le petit bouclier suspendu derrière leur dos, auraient pu faire prendre pour des Highlanders, si un turban blanc n'avait pas couvert leur tête et de longues boucles noires encadré leur' visage. Deux d'entre eux portaient une dague incrustée de filigranes d'argent; celle du troisième avait une poignée formée d'un sabot de girafe richement orné d'or.

Ce dernier, me regardant d'un air franc et amical, me demanda gaiement d'où je venais et où j'allais. Je lui répondis que je venais de Mascate, et que je me promenais sans avoir de but déterminé. La conversation s'engagea; les inconnus m'apprirent qu'ils étaient au service d'un chef Yaribah résidant à Zaki, bourgade située dans les porges du Djebel Aklidar, et qu'après avoir rempli une mission dont les avait chargés leur maître, iis retournaient auprès de lui. Le propriétaire de la dague à poignée d'or se nommait Zoham; il me proposa de l'accompagner

à Zaki, disant que le pays était pittoresque, le voyage facile et le chemin semé de jolis villages. Désireux d'apprendre par leur conversation quelques détails sur les provinces intérieures, je consentis à faire route avec eux, me promettant toutefois de m'arrêter au prochain hameau, car j'avais abandonné complètement l'idée d'une exploration sérieuse de l'Oman.

Pendant deux heures, nous traversâmes les collines raboteuses qui entourent Mascate du côté de la terre; enfin, ayant dépassé les derniers forts isolés, nous commençâmes à descendre par un étroit défilé vers les plateaux unis du sud. Le paysage qui s'offrit à nous était digne d'un peintre. Sur le premier plan se dressaient des rochers sombres et crevassés, couronnés de blancs créneaux et de murs percés de meurtrières, images de la défiance et de la stérilité; au delà s'étendait une large et verdoyante plaine, dont les ondulations légères étaient couvertes de bouquets d'arbres, de maisons et de cabanes réunies en petits groupes que ne protégeaient ni murailles, ni forteresses. Plus loin s'étageait la chaîne immense du Djebel Akhdar, dont le vert sombre se fondait par degrés dans le ciel bleu; les premiers et les plus bas de ses monts paraissaient tout proches ; cependant mes compagnons m'assurèrent qu'il faut trois jours pour se rendre de Mascate à Zaki. Un peu sur notre gauche, à deux heures environ de distance, se trouvait Besheyr, groupe de toitures noirâtres entouré de remparts peu élevés. Comme les montagnes que nous avions devant les yeux correspondent à celles qui sont désignées sur les cartes par le nom de « Djebel-Huther » et « Djebel-Fellah, » je demandai si on ne les appelait pas quelquefois ainsi dans -l'Oman, mais on me répondit que le terme général d'Akhdar ou Vert était le seul que l'on connût; quelques points particuliers de la chaîne, tels que le « Djebel-Nezwah, » le « Djebel-Samed, » empruntent parfois aussi leur dénomination à la ville la plus voisine.

Nous suivions un chemin bordé d'acacias et de manguiers, où toutes les dix minutes nous rencontrions des paysans qui poussaient devant eux des ânes, des voyageurs montés sur des dromadaires, des piétons marchant comme nous par petits groupes. La plupart d'entre eux étaient sans armes, d'autres portaient une'courte lance semblable à celle du Nedjed, et un

« yeleb » ou bouclier de forme ronde fait en cuir étendu sur du bois et garni de pointes de métal. J'ai vu peu d'armes à feu dans l'Oman, si ce n'est entre les mains des Béloutchis ; la guerre est ici un accident, non une occupation, et les habitants du centre n'entretiennent avec les autres peuples que des relations pacifiques, ayant presque toujours le commerce pour objet.

Nous traversâmes plusieurs petits cours d'eau, évidemment destinés à tarir quelques semaines ou quelques mois plus tard ; quant aux sources, elles sont nombreuses et abondantes. Nous étions maintenant à la fin de la saison pluvieuse de l'Oman, alors que l'humidité est à son maximum dans ce pays; en été et en automne, le sol est comparativement sec. Autour de nous ondulaient dans les champs les moissons presque mûres; les courges, les melons étaient déjà beaucoup plus avancés qu'ils ne le sont à une époque correspondante dans les autres parties de l'Arabie.

Cependant, le territoire de Mascate est moins fertile que le Batinah; les pâturages destinés aux moutons, aux bœufs et aux chameaux, alternent avec les champs de culture, qui se trouvent le plus souvent auprès des villages ou des hameaux. L'air est vif et le climat sain; les habitants ont un type plus viril, plus franc, moins civilisé que celui du Batinah; leur teint brun, leur taille moyenne, leurs membres bien proportionnés, leurs traits réguliers et expressifs rappellent ceux des Mahrattes, mais ils sont supérieurs à ces derniers par l'énergie physique et par la force morale.

Dans l'après-midi, nous arrivâmes à Besheyr. Un mur de pisé sert d'enceinte à ses maisons de bois ou de chaume et aux jardins qui en dépendent; un marché hebdomadaire se tient en dehors du village, sur une petite place située au milieu des plantations. A quelques milles de distance s'élèvent les établissements céramiques de l'Oman ; la poterie que l'on y fabrique est en général de couleur blanchâtre, et assez semblable à nos vases de grès. Dans toute l'étendue de la Péninsule, il n'existe aucune autre manufacture de ce genre; les matières premières font complétement défaut dans le Shomer, le Nedjed et l'Hasa, aussi les ustensiles domestiques sont-ils en bois ou en métal. A Mascate, la poterie est d'un usage journalier, bien que le métal soit aussi employé fréquemment, peut-être en raison de l'incu-

rie des ménagères arabes, qui obligerait à renouveler trop souvent les vases de terre ou de faïence.

Mes compagnons avaient à Besheyr un ami chez lequel ils me conduisirent. Notre hôte se nommait Okeyl-el-Djafari ; son habitation, située près des murs du village, donnait sur un jardin où des nattes et des tapis avaient été étendus le long d'un petit canal, à l'ombre de quelques jujubiers. Nous passâmes assez agréablement les chaudes heures de l'après-midi; un jeune frère de l'amphitryon et quelques parents vinrent se joindre à nous. On servit, en attendant le souper, des abricots, des concombres, des nabaks et des sucreries de Nezwah. Si ma santé avait été meilleure, j'aurais eu grand plaisir à me trouver au milieu de cette famille. Mais j'étais fatigué et plus disposé au sommeil qu'à la causerie; aussi, après avoir fumé deux énormes narghilés d'argile, acceptai-je avec empressement l'offre d'Okeyl, qui fit disposer pour moi un tapis et des coussins sur lesquels je m'étendis pour sommeiller jusqu'au coucher du soleil, tandis que nos amis se rendaient dans un endroit éloigné du jardin afin de ne pas troubler mon repos.

Plus tard, un des fils de notre hôte vint m'éveiller pour le souper. Les plats étaient variés; le vermicelle y abondait, sans parler d'une préparation bien connue en Syrie sous le nom de hishk, sorte de blanc-manger assaisonné d'eau de rose que les Orientaux apprécient fort. L'aiguière qui servit à nous laver les mains était, ainsi que d'autres vases de cuivre, d'un modèle fort élégant. Aucun bismillah ne précéda le dîner, aucune prière ne fut récitée avant ou après; tous les assistants étaient biadites, et je dois ajouter que le village ne renferme ni mesdjid ni musalla. Dans la soirée, mes compagnons deZaki annoncèrent l'intention de se rendre auprès du gouverneur de Besheyr, et le reste de la compagnie se joignit à eux. Nous allâmes donc tous à la demeure de Son Excellence, maison qui, sauf l'étendue, n'avait rien d'une habitation princière. L3, dans un khawah capable de recevoir une soixantaine de personnes, était assis le chef omanite, vêtu d'une robe en tissu de coton rouge et d'un léger manteau de fabrication indigène ; sa tête était ornée d'un turban du Bengale et sa ceinture d'une dague à poignée d'or. Près de lui se trouvaient les principaux habitants de Besheyr et un grand nombre de nègres, dont les uns

faisaient l'office de serviteurs, tandis que les autres étaient reçus en qualité d'hôtes. Le chef nous accueillit avec la politesse empreinte de dignité qui convenait à la circonstance; il se montra surtout fort attentif envers mes amis de Zaki, sans doute par égard pour leur maître. Bien que je fusse dépourvu de médicaments, de lancette et de diplôme, mon titre de docteur me valut un siége à côté du grand homme, dont je tatai gravement le pouls, lui indiquant le régime à suivre pour combattre une maladie •< bilieuse, » disait-il, mais qui, en réalité, n'était autre chose qu'un rhumatisme chronique. Au lieu de café, on nous offrit une décoction épicée de cinnamome, et l'entretien s'engagea bientôt avec l'aisance qui caractérise la bonne société orientale, aisance aussi éloignée du verbiage et de l'animation bruyante de certains pays, que du mutisme de quelques autres.

Suivant moi, les Orientaux l'emportent sur les Européens dans l'art de la conversation; peut-être sentent-ils la nécessité de la cultiver avec plus de soin, puisque, n'ayant ni journaux ni revues, ils ne possèdent pas d'autre moyen de s'instruire des nouvelles et de communiquer entre eux. Le chef de Besheyr relève officiellement de Mascate, qui est la capitale de la province, mais en réalité, ce gouverneur ne reconnaît d'autre autorité que la sienne propre : quand je fus témoin de la liberté avec laquelle il s'exprimait sur la personne du sultan et discutait ses ordonnances, quand je vis Combien est rare l'intervention du gouvernement central, il me sembla être au temps « où il n'y avait pas de roi dans Israël. » Les chefs de village n'ont pourtant pas le droit de vie et de mort; mais, à cela près, ils exercent un pouvoir souverain, quoique débonnaire. Ils fixent les taxes selon leur bon plaisir, et il est rare que l'on demande à Mascate pourquoi la somme est tantôt forte, tantôt faible. En retour, ils sont sincèrement attachés à Thoweyni, qui compte ici beaucoup d'adhérents prêts à combattre pour sa défense. Au résumé, les Omanites sont un peuple doux et pacifique, gouverné par des chefs d'humeur facile, qui obéissent à un roi non moins indulgent. Les uns et les autres, satisfaits de leur condition en ce monde, se préoccupent fort peu de l'autre.

La nuit était venue ;unlarge candélabre à cinq branches fut allumé au milieu du khawah, et les invités, à ma grande satisfaction, commencèrent une de ces danses dont j'avais entendu

parler dans l'Oman, mais auxquelles je n'avais jamais assisté.

Tandis que les serviteurs faisaient circuler autour de la salle des gâteaux, des pistaches et autres friandises, vingt hommes, vêtus de tuniques couleur de safran, les cheveux nattés avec soin, se divisèrent en deux bandes et commencèrent une série d'évolutions gracieuses, tantôt simulant un combat, tantôt exécutant une sorte de contredanse, battant la mesure sur leurs boucliers et s'animant à l'envi les uns les autres. Des romances nabti, chantées par quelques-uns des assistants, terminèrent les plaisirs de la soirée.

Le lendemain, mes compagnons partirent de grand matin pour Zaki ; ils auraient voulu me décider à les accompagner, mais j'étais trop souffrant pour tenter le voyage. Notre hôte Okeyl, me voyant faible et fatigué, offrit de me prêter un âne pour me conduire à Kamli, village voisin de Mascate, ce que j'acceptai de grand cœur. Avant de me quitter, Zoham exprima de la façon la plus affectueuse l'espérance de me revoir. Où et quand son souhait se réalisera-t-il ? me demandais-je avec tristesse tout en enfourchant ma monture et en prenant la route du nord, escorté par un jeune garçon de Besheyr. Après avoir suivi pendant trois heures les ondulations d'une plaine parsemée de bosquets et de bois qui me rappelaient certains paysages de l'Inde, nous atteignîmes les collines de la côte qu'il nous fallut traverser sous les rayons d'un soleil brûlant. La chaleur, réfléchie par les masses rocheuses, me parut aussi insupportable que celle du mois de juillet en Syrie, et mon état maladif la rendait encore plus pénible. Autour de nous, sous nos pieds, au-dessus de nos têtes se dressaient les formes étranges des pics qui entourent Mascate, les uns, tranchants comme le fer d'une dague, les autres, élancés comme la flèche d'une cathédrale. Un peu avant le milieu du jour, nous arrivâmes enfin à Kamli, petit port qui est à proprement parler un faubourg de Mascate. J'étais épuisé de fatigue et je souffrais horriblement de la chaleur, aussi, apercevant deux nègres occupés à puiser de l'eau dans une citerne près du village, je leur demandai de verser sur moi, en guise de douche, le contenu de leurs seaux. Cette aspersion n'était peut-être pas très-prudente, mais sur le moment, elle me fit grand bien. Je dis alors adieu au jeune villageois qui m'avait accompagné et je continuai seul ma route

jusqu'à Mascate. De retour au logis, j'appris qu'en mon absence, Yousef s'était entendu pour notre passage avec un capitaine de Koweyt, dont le vaisseau devait partir pour Abou-Shahr dès que le vent deviendrait favorable. L'honnête marin avait refusé de recevoir aucune rémunération, disant qu'il y aurait honte à priver de leurs dernières ressources des hommes déjà si cruellement éprouvés.

Avant de me rendre à bord de ce cutter hospitalier, il me reste à donner encore quelques détails sur le royaume d'Oman; les uns m'ont été fournis par Zoham et ses compagnons, les autres, par des Arabes nés dans les pays mêmes qu'ils décrivaient et dont le caractère m'a paru digne de confiance. Ces informations sont du reste parfaitement d'accord avec ce que j'ai vu dans le pays ; il eût mieux valu sans doute en vérifier par moi-même l'exactitude ; mais les accidents qui abrégèrent mon séjour dans la Péninsule serviront, je pense, d'excuse à l'insuffisance de mes renseignements.Les possessions arabes et persanes de l'Oman se partagent en treize divisions, dont les unes sont placées sous la dépendance immédiate du gouvernement central, tandis que les autres gardent une sorte d'autonomie. Ces dernières sont au nombre de cinq : les Bahraïn, qui à l'époque de ma visite ne se rattachaient à l'Oman que par la chaîne bien légère d'un mince tribut et d'un douteux serment d'allégeance; le Katar et le territoire des Benou-Yass, dont l'union est un peu plus étroite; enfin les trois provinces de Shardjah, de Rous-el-Djebal et de Kalhout, qui, à la vérité, sont soumises au sultan, mais par l'intermédiaire sourdement hostile de Khalid-ebn-Sakar.

Huit provinces reconnaissent une dépendance plus absolue et une règle plus stricte ; ce sont : 1° La côte persane depuislecap Bostanah jusqu'à Djask, avec les îles adjacentes de Djism, deLaredj. et d'Ormuz. Ce pays a une longueur d'environ deux cents milles, et sa largeur varie de dix à trente ; il doit son importance aux baies nombreuses qui découpent le rivage.

2° Le Batinah, plaine immense comprise entre la gorge de Kataa-1-Loha au nord, Barka et les montagnes de Mascate au sud, la chaîne du Djebel Akhdar à l'ouest. CetLe province égale la première pour la longueur, mais elle a une largeur de

quarante à cinquante milles; c'est la plus fertile et la plus peuplée de l'Oman.

3° Le Djebel Akhdar. Il commence au Kataa-1-Loha et se prolonge jusqu'à Samed ; le Batinah le borne au nord-est, le Dahirah au sud-ouest. Ce district, fort montagneux, compte beaucoup d'habitants, et constitue la principale force militaire et politique du royaume.

4° Le Dahirah, dont j'ai déjà parlé.

5° La province de Mascate, qui s'étend de Barka au Ras-Heyran ; les détails dans lesquels je suis entré peuvent en donner une idée suffisante.

6° Le Belad-Sour, depuis le Ras-Heyran jusqu'au Ras-el-Hadd.

7° Le Djaïlan, qui se trouve immédiatement au-dessous.

8° La région comprise entre le Ras-el-Hadd et Dofar, pays dont la population peu nombreuse se compose surtout de Bédouins ou de nègres : il faut ranger dans la même division l'Akhaf, qui se trouve entre le Katar et l'Harik. Ces huit provinces, à l'exception de la dernière, forment l'Oman dans le sens strictement géographique et politique du mot.

J'ai recueilli les détails qui suivent sur la population et sur la force militaire du royaume.

Contingent Villages. Population. militaire.

I. Bahraïn. 60 70000 3000 II. Katar. 40 135000 6000 III. Shardjah. 35 85000 3500 IV. Rotis-el-Djebal 20 10000 500 V. Kalhat. 40 60000 2000 VI. Batinah. 80 700000 30000 VII. Djebel Akhdar 70 600000 35000 VIII. Dahirah. 40 80 000 20 000 IX. Belad-Sour. 35 100 000 4000 X. Djtïlan 50 140 000 8000 XI. Côte persane. » 300 000 » 2 280 000 112000

Il faut ajouter à ce chiffre de population les habitants de la côte sud-orientale, mais ils sont en petit nombre, si l'on m'a fait un rapport exact. Le lecteur a pu remarquer que la province de Mascate ne figure pas dans l'énumération des districts omanites; les Arabes la comprennent en partie dans le Batinah, en partie .dans le Djebel Akhdar.

Les revenus du royaume sont considérables et sûrs. Lorsque je cherchai à les évaluer en recherchant les différentes sources d'où ils proviennent, je crus m'être trompé dans mes calculs ou avoir été mal informé, tant je fus surpris du chiffre élevé auquel j'arrivai. Je consultai aussitôt les relations des voyageurs qui ont visité l'Oman, et je constatai que, pour les provinces dont ils ont fait connaître les ressources, j'étais demeuré audessous de leurs appréciations. Les documents officiels qu'il me fut permis de Consulter me donnèrent le même résultat; bien loin de m'être laissé entraîner à aucune exagération, je suis donc à peu près certain d'être resté plutôt en deçà de la vérité.

Le lecteur sait déjà que l'Oman tire ses revenus de quatre sources principales : la pêcherie des perles, les droits sur les marchandises, les taxes territoriales et le monopole de certaines exploitations. Nous allons les passer successivement en revue.

Il est difficile de préciser le nombre des bateaux qui, chaque année, se livrent à la pêche des perles depuis Katif jusqu'à Shardjah; je ne crois pas que le gouvernement lui-même soit parfaitement informé sur ce point. Des registres sont cependant tenus avec plus ou moins d'exactitude dans chaque bourgade de la côte, et si l'on prenait la peine de les consulter tous, on arriverait à peu près à connaître le chiffre total. Les villes, villages et hameaux échelonnés sur la côte perlière peuvent être évalués à cent quarante environ, et le nombre de bateaux envoyés par chacun d'eux est en moyenne de quarante; d'après cette estimation, cinq mille six cents canots seraient employés à la pêche sur les rivages de l'Oman et des îles Bahraïn. Or, chaque embarcation doit payer une taxe équivalente à trente-sept ou trentehuit francs de notre monnaie, sans compter un léger droit sur les bénéfices, droit qui dépasse rarement un réal et demi, c'està-dire une dizaine de francs : soit en tout quarante-huit francs.

En multipliant cette somme par le nombre des bateaux, on trouve que la pêche des perles rapporte au gouvernement omanite deux cent soixante-dix mille francs; ce qui n'empêche pas les gouverneurs locaux d'exiger des taxes supplémentaires, du moins dans les îles Bahraïn; àu Katar, je n'ai jamais entendu les habitants se plaindre d'aucune exaction.

Les droits de douane forment la seconde source des revenus de l'Oman. Niebuhr nous apprend que, lors de son voyage, on

prélevait à Mascate cinq pour cent sur les marchandises appartenant à des chrétiens, six sur les cargaisons des navires tiircs.

Les choses se passaient peut-être de la sorte il y a cent vingt ans; dans tous les cas, elles ont aujourd'hui bien changé. Je puis ici parler en pleine connaissance de cause, car, depuis mon départ de Menamah jusqu'à l'époque de mon naufrage, j'ai abordé dans une dizaine de ports différents. Toutes les douanes établies sur les côtes des Bahraïn et de l'Oman, c'est-à-dire celles de Menamah, Moharrek, Bedaa, Wokrah, Lindja, Bander-Abbas, Abou-Debi, Dobey, Shardjah, etc., exigent un réal (six francs cinquante centimes), pour chaque ballot de marchandises pesant une soixantaine de livres, quel qu'en soit le contenu. Cette méthode a l'avantage d'abréger considérablement le travail des douaniers, mais il en résulte que les droits ne sont nullement proportionnés à la valeur des objets; ils s'élèvent, par exemple, à quatorze ou quinze pour cent sur les dattes, tandis qu'ils sont à peine d'un pour cent sur les étoffes. La taxe pèse sur les importations seulement, car le gouvernement omanite ne perçoit rien sur les exportations, ce qui est un système assez sage, du moins en Orient. Après avoir attentivement observé le nombre des navires qui abordaient dans les ports oirje fis un séjour assez prolongé pour me livrer à ce calcul, je conclus que les arrivées doivent, en moyenne, atteindre le chiffre de six par jour; elles restent au-dessous dans certaines localités peu importantes; mais elles le dépassent considérablement dans les grandes villes, telles que Lindja, Sohar, Matrali et Mascate.

Enfin, les cargaisons peuvent être évaluées, l'une dans l'autre, à soixante balles de marchandises. Si nous multiplions ces différents nombres, nous trouverons, en supposant l'année de trois cents jours seulement, que les importations rapportent à l'État vingt millions deux cent cinquante mille francs.

Les taxes territoriales sont moins élevées d'un tiers dans l'Oman que dans les provinces wahabites, et je n'ai jamais entendu parler d'impôts additionnels pour frais de guerre ou pour tout autre motif de ce genre. Il faut considérer aussi que la population est beaucoup plus dense qu'au Nedjed, que le terrain est plus fertile, ce qui augmente la richesse locale. En tenant compte de ces différentes circonstances, j'évaluai les contributions territoriales de l'Oman au double de celles qui sont ver-

sées dans le trésor de Riad, c'est-à-dire à cinq millions de francs environ. Ces impôts ne frappent pas directement le sol ; ils sont prélevés siar les céréales, les fruits, le bétail, les métaux, etc.

Enfin, Thoweyni et les princes de sa famille se sont réservé le monopole de l'ambre et l'exploitation des mines du royaume.

Mais je n'ai pu recueillir sur ce point de renseignements précis; on croit généralement que ces divers revenus se montent, chaque année, à deux cent mille réaux ou treize cent mille francs.

Les sommes considérables que rapporte à l'État le commerce des esclaves ont été comprises dans les revenus douaniers ; chaque nègre amené dans le royaume paye une taxe de deux réaux.

Quoique la crainte d'une intervention étrangère puisse parfois -obliger les capitaines des navires arabes à cacher les noirs sous les écoutilles,je n'ai nulle part entendu dire qu'ils aient recours à ces coupables mesures pour débarquer en contrebande leur cargaison vivante dans les ports de l'Oman.

Les différentes sommes que nous venons de spécifier forment un total de vingt-six millions huit cent mille francs, ce qui est un revenu considérable pour un royaume arabe. Le peuple omanite n'est cependant pas accablé d'impôts, et, si les gouvernements sont institués en vue du bien-être et de la prospérité des nations, on doit féliciter le sultan d'avoir des ressources qui suffisent aux besoins du pays, sans être réduit à entraver par des taxes excessives l'agriculture, l'industrie ou le commerce.

Il m'a été impossible d'obtenir aucune information précise sur le contingent que les possessions africaines versent dans le trésor de Thoweyni. On parle de richesses fabuleuses, d'ivoire, de mines d'or et d'argent, mais ces vagues rapports ne sauraient servir de base à un calcul statistique.

Le lecteur sera peut-être curieux de savoir quelles sont les dépenses annuelles qui absorbent les revenus dé l'État. En voici le relevé sommaire : 1° L'entretien des nombreuses forteresses de la côte, et la solde des Béloutchis qui forment la garnison; 2° la garde royale, composée de la cavalerie que nous avons déjà décrite et d'un petit corps de fantassins ; 3° les frais de douane, de police, de perception d'impôts; 4° la marine, dont le budget dépasse à lui seul celui de tous les autres services; 5° le traitement des ministres, la liste civile des membres de la famille royale. Enfin, s'il faut en croire la rumeur publique, Thoweyni

consacre des sommes considérables à la satisfaction de son luxe et de ses caprices, suivant trop fidèlement en cela l'exemple de ses prédécesseurs, les princes kahtanites de l'Oman et de l'Yémen. « On ne peut blâmer personne de ressembler à son père, » dit un proverbe arabe; les traditions de sa famille sont une sorte d'excuse pour les habitudes de dissipation du sultan.

Mais il est temps de reprendre le récit de notre voyage, maintenant bien près de sa fin. Yousef me présenta au généreux capitaine de navire dont il m'avait parlé, et qui, ayant conçu pour mon compagnon une vive sympathie, quittait à peine le divan de notre hôte, où il amenait avec lui d'autres fils de Neptune.

Les marins de Koweyt se distinguent entre tous ceux du Golfe Persiquepar leur audace, leur adresse, la franchise et la loyauté de leur caractère. Il y a cinquante ans, leur ville n'était qu'un petit hameau sans importance commerciale; c'est aujourd'hui l'un des principaux ports de la Péninsule. Le chef, qui se nomme Eysa, jouit d'une haute renommée de sagesse et de prudence; il a établi des droits de douane très-modérés, habile mesure qui, jointe au climat salubre du pays et à la sûreté de la rade, attire par centaines dans les eaux de Koweyt les bâtiments de petite dimension. Les habitants sont mahométans à la façon arabe, c'est-à-dire tolérants pour les autres et peu rigides pour eux-mêmes; aussi, malgré les efforts des Nedjéens, le wahabisme n'a jamais fait parmi eux un seul prosélyte. Voisins des États de Telal, ils entretiennent avec ce prince d'excellents rapports, et leur ville, située à quinze jours de distance d'Hayel, forme l'unique débouché maritime du Djebel-Shomer. Peut-être les liens du sang ont-ils contribué à resserrer l'alliance politique, car les gouverneurs de Koweyt sont issus du clan des Djaafar, celui-là même auquel Telal se fait gloire d'appartenir.

Mais, à défaut même de relations de famille, les grands avantages que ce port procure au Djebel-Shomer, soit pour les importations de riz, d'étoffes et autres articles, soit pour les exportations de chevaux, de moutons, de laine, etc., obligeraient le gouvernement d'Hayel à ménager le petit district maritime.

De plus, les habitants de Koweyt aident Telal à contenir vers le sud l'ambition nedjéenne, tandis qu'eux-mêmes puisent dans l'alliance du prince shomérite la force nécessaire pour résister aux gouverneurs de Bagdad et de Bassora, et se soustraire ainsi

à l'inévitable décadence qui attend toute ville commerçante sous l'administration ottomane.

Le vent ayant tourné au sud dans la soirée du 22 mars, notre capitaine annonça l'intention de mettre à la voile le matin suivant. Mais l'exactitude n'est pas la vertu des Arabes; lorsque nous nous rendîmes au rivage le lendemain, nous apprîmes que le départ aurait lieu seulement dans la soirée. Le vaisseau avait quitté le port de Mascate, il nous attendait à l'entrée de la rade de Matrah, près d'un rocher appelé le Fahl (étalon), nom générique donné par les Arabes à tous les objets de grande dimension et d'aspect sauvage. Le Fahl de Matrah est, comme le Salamah du cap Mesandum, un assemblage de pics noirâtres qui s'élèvent perpendiculairement du sein des eaux.

Enfin le 23 mars, vers le soir, nous prîmes congé de notre hôte Astar, et, tandis que je m'acheminais vers le port avec Yousef et quelques amis, je songeais que chaque pas désormais allait me rapprocher de l'Europe. A cette pensée se mêlait le regret de quitter la terre hospitalière où j'avais rencontré tant de sympathie, le désir et l'espérance de la revoir un jour. Nous montâmes dans un canot manœuvré par des nègres, et deux heures après, nous apercevions le fanal qui brillait à bord de notre navire. Cette même nuit, tandis que nous gagnions la pleine mer, mes regards s'arrêtèrent sur la Croix de l'hémisphère austral qui est élevée ici de quatre ou cinq degrés au-dessus de l'horizon. C'était une ancienne amie, que j'avais pris souvent plaisir à contempler dans les Indes, et que j'avais retrouvée en Arabie après une séparation de plusieurs années.

Bientôt elle disparut à mes yeux, mais sans être effacée de mon souvenir.

Je dirai peu de chose du reste de notre voyage. Nous traversâmes le golfe pour nous rendre à Bander-Abbas, où nous nous arrêtâmes un jour; de là, nous nous dirigeâmes vers la petite île d'Hindjam ou Hinyam, excellente station navale située non loin de Djishm et qui occupe à l'entrée du golfe Persique une situation analogue à celle de Périm dans la mer Rouge. Nous gagnâmes ensuite le port tranquille de Chiro, près dè Charak, et enfin, malgré les vents contraires qui retardaient notre marche, nous atteignîmes Abou-Shahr le 6 avril.

La générosité que le capitaine avait montrée en nous prenant

à son bord ne se démentit pas un instant pendant toute la traversée; nous n'eûmes également qu'à nous louer des passagers qui, pour la plupart, venaient de Lucknow ou des environs.

Le vaisseau était propre, bien tenu et solidement construit, circonstance fort heureuse pour nous, car nous eûmes à essuyer une tempête peut-être plus violente que celle qui avait fait couler bas notre vieux navire omanite. Mais je n'étais guère en état de remarquer ce qui se passait autour de moi ; le mal dont j'éprouvais depuis plusieurs jours les symptômes précurseurs se déclara dès le début du voyage. C'était la fièvre typhoïde. Un Hindou qui l'avait contractée en même temps que moi sur le rivage brûlant de Mascate, mourut avant la fin de la traversée. Les marins et le capitaine lui-même me soignèrent de leur mieux, et c'était sans doute un grand soulagement pour moi d'avoir à mon chevet ces visages sympathiques; mais ils n'avaient guère à me donner d'autres secours que de bonnes paroles, car la maladie est un cas rarement prévu à bord des bâtiments arabes.

Enfin, nous jetâmes l'ancre devant Abou-Shahr, et des matelots, conduits par Yousef, me portèrent sur leurs épaules jusqu'à la demeure d'Abou-Eysa. Le guide croyait que nous avions péri dans la tempête qui avait englouti tant de navires pendant la nuit du 9 mars; Barakat s'était déjà rendu à Bassora, et de là, à Bagdad où il m'attendait, n'ayant pas encore appris notre naufrage.

La nouvelle de la chute d'Oneyzah et du triomphe des Wahabites, qui venait de se répandre dans la ville d'Abou-Shahr, préoccupait beaucoup les esprits; mais la fièvre, maintenant dans toute sa violence, ne me laissait pas assez de liberté d'esprit pour m'occuper de ces graves événements; j'étais presque constamment plongé dans l'état de demi-délire qui caractérise ce genre de maladie. Le steamer de Bombay arriva le 18 avril, et comme Abou-Eysa ne pouvait retarder davantage le départ de la caravane qu'il était chargé de conduire à La Mecque, on me transporta sur le navire anglais qui se rendait à Bassora. Arrivé dans cette ville, on me remit aux mains du capitaine Selby, officier de la marine de l'Inde. Grâce à sa généreuse bonté, à l'intérêt particulier que je lui inspirais en qualité de compatriote, je fus entouré de soins intelligents et assidus, et j'échappai ainsi à une mort imminente, plus heureux qu'un grand nombre de mes

devanciers, dont les explorations et la vie se sont terminées par une même catastrophe. Il nous fallut sept jours pour remonter le Tigre, qui était alors grossi par les pluies du printemps; le huitième, nous débarquâmes à Bagdad, où l'hospitalité du capitaine Selby et celle de quelques amis, Anglais, Suisses et Français, me rendirent, sinon complètement la santé, du moins assez de forces pour continuer sans crainte mon voyage.

Quelques jours plus tard, je retrouvais le bon et fidèle Barakat, qui témoigna, en me revoyant après tant de périlleuses aventures,, une joie plus facile à imaginer qu'à décrire. On venait d'apprendre à Bagdad la tempête de mars, et les marchands de la ville, dont les intérêts étaient liés à beaucoup d'entreprises maritimes, m'accablèrent de questions sur le sort des navires qui avaient essuyé cette terrible tourmente.

Nous retournâmes en Syrie par Kerkouk, Mossoul, Mardin.

Diarbékir et Orfa. C'était une route nouvelle pour moi, et par conséquent pleine de charmes; mais elle en aurait peut-être moins pour le lecteur, car des relations, écrites avec plus de talent que la mienne, lui ont sans aucun doute déjà rendu familière cette partie du monde. La nouveauté seule peut mériter quelque indulgence au tableau bien imparfait que j'ai tracé de l'Arabie et de ses habitants. Bien des choses restent à dire sur ce riche et curieux pays ; je laisse le soin de les faire connaître

à un voyageur plus heureux adresse aujourd'hui au lecteur un adieu cordia .u,

FIN,

TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE TOME SECOND.

lUfAPITRK IX." r RIAD.

Riad et ses environs. - Le Ciïrjetièta»—Entrée,-^le la ville. - Place du Marché.— Abdel-Aziz. — Le Palais.— Le 'kha.watu-^ta réception du naib, - Notre appar-

tement dans le palais de Djelouwi. - Effet de notre arrivée sur Feysul. - Son départ. - Espions de Riad. — Abdel-Hamid de Peshawer.-Le meddeyite Abboud. — Le choléra au Nedjed. - Les zélateurs, leur puissance à Riad. — Réaction. -Conversation d'Abboucl. - Offres d'Abdel-Aziz; notre refus.— Entrevue d'Abou-Eysa et de Feysul. — Notre embarras. — Vénalité des ministres. — Nos conventions avec Abou-Eysa. - Notre nouvelle demeure près du naïb. - Commerce du café. — Raisons qui ont fait prohiber le vin par Mahomet. — Le vin chez les chrétiens et chez les inusulmans. - Tendance réelle de l'islamisme. - Sa situation vis-à-vis des autres cultes. — Unité des desseins de Mahomet. —

Conséquences pratiques. — Notre genre de vie à Riad. — Place du marché. - Les quatre quartiers de la ville. - La grande place et la Djamia. Singularités du culte walialiite. - Un cheik de Damas. - Le Kliotbah. - Les murs de la ville. — Jardins. — Climat. — Moutons, bestiaux, gibier. — Population nègre, - Affinité qui existe entre les Africains et les Arabes du sud. Ismaël et Kahtan. — Emancipation des nègres. - Les Khodeyryah, - Population du Nedjed. - Les Benou-Remin. - Décadence du commerce. - Agi-leulture.

— Caractère belliqueux des Nedjéens. - Origine et différences des deux grands dialectes arabes 1

CHAPITRE X.

VIE A RIAD.

Notre premier malade. - Sa position, son caractère et son influence. - AbdelKerim. — Visite à sa maison. — Sa famille. — Division des péchés d'après la théologie mahométane. — Le polythéisme et l'usage du tabac. — Stratagème d'Abdel-Kerim pour ne payer aucun honoraire, - Le metowa Abder-Rahman.— Mahomet à Damas. - Indignation d'Abdcl-Hamirl. - Le wahabite Abdel-Latif.

— Son sermon. - Les fumeurs de tabic au jugement dernier.— Rigorisme des wahabites. — Mohammed, frère d'Abdel-Latif. — Nosographie. — Conditions hygiéniques de l'Arabie en général. - Absence de certaines maladies. — Epidemies. — Scrofules. — Rhumatismes. — Maladies de cœur. — Hydropisie. — Remèdes arabes. - Dyssenterie.— Fièvres.— Apoplexie. — Paralysie. - Danse de Saint-Guy. — Tétanos. — Folie. — Hydrophobie. — Asthme. — Bronchite. —

Lèpre et maladies cutanées. — Ophthalmie. — Absence de sensibilité nerveuse chez les Arabes. - Une opération. - Rétablissement de Djowhar.— Notre position au palais. - Introduction à l'histoire de la dynastie wahabite. 68

CHAPITRE Xl.

HISTOIRE DE LA DYNASTIE WAHABITE.

Avénement de la dynastie des Ebn-Saoud. — Dernières* années de Saoud II. — Ses conseils à ses fils. — Règne d'Abdel-Aziz. — Il tombe sous le poignard d'un shiite. — Règne d'Abdallah. — Son expédition contre Meshid-Hoseyn. — Conquête de la Mecque et de Médine. — Révolte de l'Harik. — Massacre des habitants. - Préparatifs de Méhémet-Ali contre les Wahabites. - Tarsoun-Pacha.— Sa mort. - Ibrahim-Pacha est nommé général. - Mesures prises par Abdallah.

— Sa lettre à Ibrahim-Pacha. - Un adroit envoyé.- Marche d'Ibrahim à travers l'Arabie.— Bataille de Korevii. - Siége de Dereyah. - Prise de cette ville.

- Conduite d'Ibrahim envers la famille royale et la noblesse. - Conseil tenu à Riad. - Ibrahim retourne en Égypte. — Cruautés (rIsmaïl-Pacha.- Turki EbnSaoud. - Révolte du Nerljed. - Turki reconquiert le trône. - Ses premières mesures. — Expédition d'Hoseyn-Pa;ha. — Dernières années de Turki. - Le roi Feysul. - Il est chassé par Kourchid-Pacha.— Abdication du vice-roi Khalid.

— Feysul prisonnier en Égypte. — Vice-royauté d'Ebn-Theneyan.— Sa chute et sa mort. — Retour de Feysul. - Derniers événements de son règne. — Sa vieillesse. — Sa famille. — Provinces de son empire. — L'Asir. — L'Afladj. — La Wadi-Dowasir. — La Wadi-Nedjran.— Recensement du Shomer. 103

CHAPITRE XII.

COUR DE RIAD. VOYAGE D'HOFHOUF.

Nos premiers rapports avec Abdallah.— Caractère de ce prince. - Visite aux écuries royales. - Le cheval nedjéen. - Le premier ministre Mahboud. — L'Égypte et le Nedjed. — Réception du naib à la cour. — Visite matinale des zélateurs.

— Manœuvres du naïb auprès du gouvernement de Riad. — La négociation se conclut. — Préparatifs contre Oneyzah. — Correspondance officielle. —

Arrivée de Saoud avec le contingent du sud. — Querelles de Saoud et (l'Abdallah. - Mon entrevue avec Saoud. - Abdallah devient froid et soupçonneux. - Le traitement par la strychnine. - Abdallah nous demande du poison.

— Scène nocturne dans le palais. — Position critique. — Évasion de Riad. — Trois jours dans la Wadi-Soley. — Voyage avec Abou-Eysa et El-Ghannam. — Plateaux du Toweyk orienta1. - Puits d'Oweysit. - Le Dahna ou Grand-Désert. —

Un moment dangereux. - Le redjmat d'Abou-Eysa. - Les Aal-Merrah. - EtGbannam se sépare d'Abou-Eysa. — Route du désert.— La Wadi-Farouk.— Les hauteurs de Ghar et de Ghoweyr. - Le niveau du sol s'incline vers les côtes. —

Sauterelles.- Nous arrivons la DUit à Hofhouf. 147

CHAPITRE XIII.

D'HOFHOUF A KATIF.

La maison d'Abou-Eysa. - Caractère général des habitants de l'Hasa. - Leur aversion pour ies Wahabites. - Le mouvement carmathe en Arabie. - Hi stoire de l'Hasa. - Notre demeure à Hofhouf. - Description de la viLle, - Le Kôt. — Le Keysaryah. — Le Rifeyah. — Le Naathar. — Les fortifications d'Hofhouf. —

Sources thermales. - Tremblement de terre. - Végétation. - Déclin de l'agriculture, de l'industrie et du commerce. — Les Nabathéens. — Littérature de l'Hasa. - Costumes, parures. - Parties de plaisir. - Notre genre de vie à Hofhouf. - Conspiration ami-wahabite. - Espions nedjéens. - Une foire. - Mebarraz. - Le château. - intérieur d'une maison. - Les jardins et les champs de culture. - Omm-Sabaa. - Les eaux de l'Hasa. - Les femmes d'Hofhouf. - La monnaie arabe. - Projets de voyage dans l'Oman. - Départ d'Hofhouf.— Districts septentrionaux de l'Hasa. - Le Djebel-Mushahhar. - Les Bédouins. — Les montagnes du Katif. - Un aqueduc. - Ville de Katif. - Le château. - La côte.

— Le port. - La marine de Feysul. — Le gouverneur de Katif. - Le palais de Karmout. - Ruines aux environs de Katif. - Un souper persan.—Les Nedjéens à Katif. - Nous nous embarquons pour Moharrek. 197

CHAPITRE XIV.

LES BAHRAÏN ET LE KATAR.

Les marins arabes. - Le port de Katif. — Le jour de Noël sur mer. — Nous recevons de nobles passagers. — Esquisse de la famille des Khahfah. — Un nègre bien élevé. - Les îles de Bahrain. - Mohurek et Menarnah. - Nous débarquons à Menamah. — Une habitation à Bahraïn. — Port de Menamah. — Population de Bahraïn. — Population de Menamah. — Étrangers. — Etat de l'île. —

La pêcherie de perles. — Autres industries. — Le gouvernement actuel. — Remarques sur la tolérance. — Une tempête d'hiver. — Arrivée d'Abou-Eysa. —

Projet de visiter l'Oman, — Yousef-ebn-Kamis. — Séparation. - Nous partons pour Moharrek. - Le château. - L'intérieur de la ville. - Un chef Khalifah. Moghith le kadérite. — Dogmes des kadérites. — Spécimen de leur poésie. —

Nous nous embarquons pour le Katar. — Source d'eau douce en pleine mer. —

Côtes de Bahraïn et du Katar. — Le Ras Rekan. — Bedaa. — Description du Katar.

- Ses pêcheries, son gouvernement. - Bédouins Menasir. - Tours de garde.— Les Benou-Yass. — Les Aal-Morrah. — Mohammed-ebn-Thani. - Intérieur de Bedaa. - Mosquées — Visite à Douhah et à Wokrah. — Une cha-se au faucon.

— Deux lions bédouins. - Le Dahna. — Histoire des Himyarites. — Nous partons du Katar. - Un navire et un équipage de Barr-Faris. — Hospitalité sur mer.

— Description de Barr-Faris et de ses habitants.— Rocs d'Haloul.— Une tempête. - Nous débarquons à Charak.— Usages de la côte. — Visite au chef.— Dernières nouvelles d'Oneyzah.— Une promenade dans Charak, - Nous nous embarquons pour Lindja. - Aspect lumineux de la mer, - Explication wahabite. — Introduction à l'histoire d'Oman. : , 248

CHAPITRE XV.

L'OMAN.

Limites géographiques de l'Oman. — Caractère principal. — Histoire primitive. —

Origine des habitants- - Les Sabéens. - Le mahométisme dans l'Oman.— ImLI pulsion carmathe.- Les biadites.—\L'étoile polaire.— Jeûne annuel. - Condition sociale des femmes. - Niebuhr à Mascate; - Combien il a été trompé par les apparences. - Caractère général des Omanites. - Enchanteurs et sorciers.— Histoire d'un magicien de Bahilah.- Nombre, condition et influence des nègres dans l'Oman. — Invasions des Portugais, des Hollandais, des Persans, - Le pays recouvre son indépendance. - Dynastie des Ebn-Saïd. - Avânement d'Es-SultanSaïd. — Ses premiers succès. — Hostilités des Wahabites. — Destruction des pirates. — Visite de Saïd à la Mecque. — Sa mort. — Triple division du royaume.

Guerre entre Thoweyni et Madjid. — Guerre entre Thoweyni et Amdjed. —

Intervention de la Grande-Bretagne. — Révolte populaire. — Thoweyni appelle les Nedjéens. — Expédition d'Abdallah-ebn-Saoud. — Histoire de Khalid-ebnSakar. — Ses ravages dans le Batinah. — Abdallah débarque à Bereymah. —

Expédition dans le Djebel-Akdhdar sous les ordres de Zamil-el-Atyah.— Paix générale. — L'iman de Mascate. — Administration du royaume. — Conduite d'Ahmed-es-Sedeyri et des autres Nedjédns.^-La côte persane. - Nous débarquons à Lindja.— La ville. —Le port. - Le commerce et les habitants.-Administration omanite. - La maison de Doeydj. — Le marché de Lindja. — Députation persane. — Départ pour Shardjah. — Un coup de vent. 298

CHAPITRE XVI.

LES CÔTES D'OMAN.

Arrivée à Shardjah. — Vue générale de la côte et de 'la ville. — L'agent anglais chargé de réprimer l'esclavage. - Usages omanites. - La mosquée. - Le commerce de Shardjah. — Les métaux de l'Oman. — Khalid-ebn-Shakar. — Le Keysaryah.— Le château et la tour. — Excursion à l'intérieur. — Le Djebel-Okdah.

— Une aventure nautique. - Nous nous embarquons pour Sohar. - Village" situés sur la côte. - Ras-el-Kheymah. - Chants des marins omanites.— Shaam et Khabb. - Les Metouts. — Le cap Mesandum et les rochers de Salamah. - Une tempête. - Ormuz. - La forteresse portugaise. - Ancienne prospérité d'Ormuz.

- Sa décadence actuelle. - Langage particulier des marins du golfe Persique.

- Roubah. — Leymah. — Craintes des habitants. — Un temple. — La baie de Debi. - Kalhat.— Le Batinah. — Effets de la guerre. — Arrivée à Sohar. — Le gouverneur Fakhar. - Notre hôte Eysa. - Architecture de l'Oman.— Situation actuelle du Batinah. — Citadelle de Sohar. — Garnison de Beloutchis. — Le marché. — Les jardins. - Caractère de la population. - Le port et la pêcherie de Sohar. — Nous partons pour Mascate 336

CHAPITRE XVII.

LE NAUFRAGE. MASCATE.

Les côtes du Batinah. — Détails sur le Dahirah et le Djebel Akhdar. — Barka.— Les îles Sowaclah. - Tempête soudaine. - Le vaisseau coule bas. - La chaloupe est trop petite pour recevoir tous les passagers. — Plusieurs périssent après des efforts désespérés pour sauver leur vie. - Nuit d'angoisses. - La chaloupe est brisée contre les écueils. — Neuf d'entre nous gagnent la côte à la nage. — Une triste matinée.-Nous nous dirigeons vers le palais du sultan à Bathah. - Farzah.— Thoweyni et sa cour. - Bon accueil et générosité du sultan. - Le Meteyri. — Rencontre de deux Albanais.- Détails sur Thoweyni. — Départ de Bathah. - Vallée de Farzah. - Khabb. - Rian. - Irrigation omanite. - Fortifications portugaises. — Faubourgs de Matrah. — Port, marché, commerce et population de Matrah. - Un canot omanite. - Arrivée à Mascate. - Description générale de la ville et des habitants. - Le consul anglais. - Mascate et Aden.— Les Hindous. — Conversation entre un Banian et un Nedjéen. — Beauté des environs de la ville. — Chaîne de TAkhdar. — Poteries. — Village de Besheyr.— Une soirée chez le chef. - Danse. - Une douche. - Population et force militaire de l'Oman.— Revenus de l'Etat.- Nous quittons Mascate sur un vaisseau de Koweyt. - Constellations. - Bander-Abbas. - Chiro. - Fièvre typhoïde. — Arrivée à Abou-Shahr. — Bassora. — Un steamer anglais. — Arrivée à Bagdad. — Je rejoins Barakat. — Retour en Syrie. 370

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.

TABLE MÉTHODIQUE

DU PREMIER ET DU SECOND VOLUME.

A

ABBAS-PACHA (Politique d'), tome I, page 172.

ABUALLAH-EBN-RASHID, chef du DjebelShomer, I, 112.

ABDALLAH (Fils de Feysul). - Ses trahisons, I, 153. — Ses qualités guerrières et ses campagnes, II, 131, 167.

— Entrevues de l'auteur avec ce prince, 148. — Efforts d'Abdallah pour obtenir de la strychnine, refus de Palgrave, 174.

ABDEL-KÉRIM, II, 70. — Comment il expose les doctrines wahabites, 77. —

Ses tentatives pour ne pas payer d'honoraires, 82.

ABOU-EYSA (Histoire d'), I, 253. — Palgrave le prend pour guide, 259. —

Comment Abou-Eysa lui vient en aide à Riad, II, 28. — Maison du guide à Hofhouf, 191.

ABYSSINIE (Café d') , II, 32. — Les Himyarites, colonie abyssinienne, 285.

AFLADJ (Province d'), 11, 136, 140.

AEABAH (Sentier des Montagnes), I, 305.

ARABIE, I, 1. — Habitants, 110, 174— Civilisation, 73, 151. — Ethnologie, 310, II, 57. - Mœurs et coutumes, I, 52, 70, 164, 235.-Aptitudes commerciales, 68. — Traits caractéristiques, 28, 37,. 68, 157. — Caractère envieux des Arabes, II, 191. —

Condition des femmes, I, 238. — Patriotisme, 174. — Histoire, 110, 212.

Sentiments religieux, 66. — Religion primitive, 220. —Traces d'un ancien christianisme, 84. — Les Wahabites, 321. — Escarmouches, 269. — Aspect de l'Arabie centrale, 204. — Absence de rivières, 2=i9. — Système hydrographique, II, 228. — Étendue des terres arables, 1,87.—Le christianisme n'est pas un obstacle pour voyager en Arabie, 232. — Tribus nomades, 34, II, 46. —Appréciations européennes, 1, 125, Il, 31, 216.- Administration de la justice, 1,123,202.— Musique, 272.

Diversité des races arabes, II, 57. —

Confusion de la nomenclature géographique, 183.-Nosographie, 93.Absence d'insectes et de serpents, I, 313. (Voyez aussi Architecture, Langage.) ARCHITECTURE. — Maisons arabes, I, 51.

— Caractères généraux des édifices arabes, 248. — Absence d'inscriptions et de bas-reliefs dans l'Arabie centrale, 264. - Tour et citadelle du Djowf, 72. - Mosquées, II, 49.

— Une maison de Bereydah, I. 246.

- Château de Bereydah, 248. — Palais de Riad, II, 9. — Citadelle d'Hofhouf, 2C4.— Édifices de l'Hasa, 220.--Palais de Katif, 241.—Château du gouverneur de Menamah, 258. —

Tour de Shardjah, 343.-ArchitecLure omanite, 389.

ARED, province wahabite, II, 65, 135.

ASIR (District d'). — Sa position et ses habitants, II, 112.

ASR, division du temps en usage chez les Orientaux, I, 161.

ASSASSINAT (Doctrine des sectes shiites sur 1'), II, 106.

ASTRONOMIE dans l'Oman, II, 305.

AWAL (Requin). — Son rôle dans l'alimentation arabe, 354, 11. - Ce nom est par erreur donné à Bahraïn, 355.

B

BAHRAÏN (Les lies de), II, 252. - Traces de christianisme parmi les habitants, 202. — Les chefs de Bahraïn, 251. —

La capitale, 253. — Population, gouvernement, 259. — Monnaie, 255.Industrie, 261. — Caractère de la population, 264.-Voyageau Katar, 275.

BANIANS (Les) à Mascate, II, 397.

Réplique d'un Banian à un Nedjéen, 398.

BARR-FARIS, colonie arabe sur la côte orientale du golfe Persique, II, 289.

— Caractère des habitants, 290. —

Ville principale, 292.

BlTHAT-FARZAT. — Palais du sultan omanite, 11,384. —Comment l'auteur y est reçu, 385. — Deux déserteurs de l'armée turque, 387.-Départ pour Mascate, 389.

BATINAH, la plus riche province de l'Oman, II, 359.

BEDAA, capitale du Katar, II, 280. —

Chasse au faucon, 284. - Départ pour l'Oman, 288.

BÉDOUINS. — Conversation des Arabes nomades, I, 29. — Religion, 14. —

Moralité, 3G. — Le mahométisme exerce peu d'influence sur les Bé-

douins, 15.— Traits caractéristiques, 9, 37.— Précautions à prendre quand on les a pour guides, 44. — Conduite qu'il faut tenir envers eux, 89. —

Coutumes, nourriture, 27, 32.—Leur condition dans l'Arabie centrale, 35, 171. - Trious d'origine chrétienne, 136.—Incursions des Bédouins dans le Bas-Nedjed, 197. — Les clans nomades sous la domination wahabite, II, 137 j 144.—Les Bédouins du GrandDésert, 189, 279. — Ceux de l'Hasa, 235. — Les pirates du golfe Persique, 279. — Les Adjmans vaincus par les Wahabites, 131. — Ils se font précéder au combat par une jeune fille, 132.

BENOU-KAHTAN. Voy. Kahtanites.

BEREYDAH. — Conquête de la ville par Feysul, I, 153. — Description de Bereydah, 246. — Difficultés qu'éprouve l'auteur pour se rendre de cette ville au Nedjed, 249. - Les rues, le marché, 263. — Manière de vivre des habitants, 272, 275. - Manoeuvres guerrières, 269. — Voyage de Bereydah à Riad, 284, 342.

BIADITES, nom adopté par les Omanites, II, 304. — Forme de leur religion, 305. — Erreur de Niebuhr, 307.

BŒUFS DU NEDJED, II, 55.

BOTANIQUE. Coloquinte, I, 18. — Samh, 33. — Ghada, 41. — Plantes narcotiques, 224.—Arbres, 205. -Coton, 224. — Themam, 293.

G

CAFÉ (Préparation du), I, 53. — Mokha, II, 31. — Café de l'Inde, de l'Amérique et de l'Abyssinie, 32.

CARMATHES (Révolte des), I, 216. —

Origine de la secte, II, 200. — Haine des Carmathes contre les mahométans, 252. — Leur position actuelle, 203. — Colonie carmathe sur le territoire wahabite, 141.

CHAMEAUX (Caractère des), 1,41. — Lait de chamelle, 32. — Prix de ces animaux, II, 55. — Différence qui existe entre les chameaux et les dromadaires, I, 285. — Chameaux nedjéens, II, 55.

CHEVAUX. —Commerce avec les Indes, I, 196. — Chevaux de l'Arabie centrâle, II, 151, 154. — Chevaux de l'Oman, 155.

CHRISTIANISME. Vestiges de la religion chrétienne en Arabie, 1,61, 84, 111, 137. — Traces du christianisme dans les îles du golfe Persique, II, 202. Le titre de chrétien n'est pas un obstacle pour voyager en Arabie, I, 232.

CITERNES. Voy. Eaux.

CLOCHES (Anathème de Mahomet sur les), II, 36.

COMMERCE (Le) en Arabie, I, 66, 69. —

Il est condamné par le mahométisme, II, 41.- Foires de l'Hasa, 223.

COTONNIER (Le) dans le Kasim, I, 224.

CUIVRE (Le) dans l'Oman, II, 341.

l)

DAHÎRAH (Province de), II, 371.

DAHNA. Voy. Désert.

DARIM (Histoire de), 1,219.

DATTES, principale nourriture des Arabes, I, 59. — Différentes espèces, II, 43. — Culture du dattier, I, 223. —

Dattes khalas, II, 225.

DERB-EL-HADJ. Voy. Route des Pèlerins.

DEREYAH (Ruines de), I, 340. — Fanatisme des habitants, 341. — Son ancienne grandeur, II, 103. — Siège de cette ville, 118.

DERVICHES (Sectes de), I, 226. — Européens déguisés en derviches, 228.

— Sort déplorable d'un voyageur anglais, 230.

DÉSERT (Voyage dans le), I, 18, 87. —

Le Simoun, 22. — L'Arabie, est entourée d'une ceinture de déserts, 24.

— Description générale du désert, 90. - Le végétal appelé samh, 33.

- Le Ghada, 41. — Puits, 17. —

Moineaux, 91. -L'auteur traverse un bras du Dahna ou Grand-Désert, 290.

Le Dahna, 11, 187. - Le Redjm, 188.

— Tentatives faites par Ibrahim pour creuser un puits dans le désert, 192.

— Bédouins du désert, I, 15, 26. —

Bédouins du Dahna, II, 189. (Voy.

aussi Nefoud.) DJEBEL SHOMER (Aspect du), I, 91. —

Montagnes du Shomer, 95. — Histoire du pays, 110. — Population, revenu et contingent militaire, II, 145.

DJEBEL TOWEYK (Géologie du), I, 298.

— Le plateau le plus élevé de la chaîne, 310. — Défilé, 316. — Derniers contre-forts du Djebel Toweyk dans le désert, II, 185.

DJELADJIL, I, 309.

DJIRISHAH, principal aliment des Djowfites, I, 70.

DJONVF (Vue du), I, 48. — Chef djowfite, 49. — Limites de la province, 57. — Capitale, 57. — Villages et population, 60. — Histoire du pays, 61. — Gouvernement actuel, 64. Architecture du palais, 72. — Mœurs des habitants, 64. — Départ du Djowf, 82. — Ce district ne fait pas partie du Nedjed, 97.

DJOWHAR, trésorier de Feysul, II, 69.

DROMADAIRES effrayés par des sauterelles, II, 194.

E

EAUX. Puits du désert, J, 17. - Puits de Shekik, 83. — Collines, sources, réservoirs souterrains, 206. — Manière de construire les puits, 267. —

Saveur saline des sources, 300. —

Abondance des eaux dans le Nedjed, II, 54. — Source thermale aux environs d'Hofhouf, 226. — Sources thermales de l'Hasa, 209, 228. — Citernes de Lindja, 327. — Irrigation de l'Oman, 390.

ÉGYPTE (Influence de 1'), en Arabie, I, 218. — Invasion du Nedjed, II, 111.

— Comment l'Égypte est considérée par les Nedjéens, 158.

EL MUKZHI, nom donné au tabac par les Wahabites, I, 308.

ESCLAVES (Commerce d'), dans l'Oman, II, 338. (Voy. aussi Nègres.) EuROPÉENs (Situation des), qui voyagent en Arabie, I, 232. (Voy. aussi Derviches.) EYN-NEDJM (Sources sulfureusesD'), II, 195.

EYOUN (Monument sabéen d'), 1,221.

F

FEYSUL, sultan du Nedjed, I, 113. — Il soumet le Kasim, 152. — Ses exactions envers les pèlerins persans, 242.

— Son palais, II, 5, 8. — Sa frayeur en apprenant l'arrivée de Palgrave, 12.

— Son conseil se réunit, 25.—Caractère de ce prince, 125. — Son histoire, 126. — Le roi donne à ses sujets une audience publique, 167. — Sa famille, 131, 168.

FORGERONS (Les) d'Hayel. I, 150.

FUMIGATIONS, II, 73.

G GHAT, I, 236, 300.

H

HADYAH, jeune fille qui précède les Bédouins lorsqu'ils vont au combat, II, 132.

HAMOUD, gouverneur du Djowf, 1,63,74.

HARIK (L'), dévasté par les Wahabites, II, 110. — Caractères généraux du pays, 185.

HASA (Montagnes de 1'), II, 192. — Habitants, 198. — Leur origine kahtanite, 199. — Conquête du pays par les Nedjéens, 202. — Alliance avec l'Egypte, 202. — Sources thermales, 209. — Productions, 210. — Littérature, 212. — Langage, 217. — Les femmes, 229. — Vœux d'annexion, 264. — Agriculture, 229. — Émigration, 234.

HATIM-TAÏ (Légende d'), I, 199.

HAYEL, I, 97. — Rencontre inopportune, 101. — La ville élevée au rang de capitale, 112. — Elle est embellie par Télal, 118. — Séjour à Hayel, 127.— Aspect des rues de la ville, 147. —

Les caravanes persanes dans Hayel, 175. — Dangers auxquels l'auteur est exposé, 180. — Départ d'Hayel, 190.

HEDJAZ (Habitants de 1'), I, 214.

HIMYARIIES (Origine des), II, 285.

HINDOUSTAN (Dialectes de 1'), I, 301.

HOFHOUF (La ville d'), II, 204. — Les environs, 208. — La société, 219. —

Haine contre les Wahabites, 221. —

Foires hebdomadaires, 223. — Excursions, 224. — Départ, 232.

HOREYMELAH, patrie d'Abdel Wahab, I, 319.

1 IBRAHIM PACHA. Forteresses bâties par ce prince dans le Nedjed, I, 320, 340.

— Il essaye de relever les murs d'Eyanah, 335. — Il commande l'expédition égyptienne dirigée contre le Nedjed, II, lit, 116, 118.

IMAN, JI, 323.

IRRIGATION (Système d') dans l'Oman, II, 390.

ISLAMISME. Voy. mahométisme.

ISMAÉLITE (Race), II, 57, 59.

ITHEL, I, 206.

J JESSAN. Voyez Kahtanite.

JUSTICE. Comment elle est administrée dans l'Arabie centrale, I, 76, 163. —

Charges judiciaires, 202. — Peines infligées aux coupables, 123, 163. —

Rareté de la peine capitale, 123, II, 91. — Les cadis, 202.

K

KADERITES (Secte des), II, 272.

KAHTANITE (Race). Idiome, 1,274,11,66.

— Origine de la race, II, 58.

KASIM. Les habitants secouent la domination wahabite, I, 118. — Histoire de la province, 152. — Caractère des Kasimites, 225. — Fertilité du pays, 222. — Aspect du Haut-Kasim, 204.

— Productions, 222. — Commerce de dattes, 223. — Mosquées, 226. —

Kasim méridional, 211. — Évacuation du Kasim par les troupes égyptiennes, II, 129.

KATAR, II, 277, 280. — Pêcherie de perles, 277.

KATIF. Habitants, II, 237. — La flotte de Feysul, 239. — Le gouverneur, 240. — La ville, 244.

KEYSARYAH (Le) ou marché, II, 205.

KHALAS (Dattes), II. 225.

KHALlD, lieutenant d'Abou-Bekr, vainqueur de Moseylemah, I, 337.

KHAWAH, I, 51.

KHODEYRYAH, mulâtres de lafladj, II, 140.

KHOWARIDJ ou libres penseurs, II. 237.

KOWEYT (Marins de), II, 412. — Leurs relations avec le Djebel Shomer, 412.

L

LANGUE ARABE.—Comment elle estparlée par les Bédouins, I, 27. — L'Arabe du Coran, 273. — Provinces où on le parle avec le plus de pureté, 273. —

Arabe kahtanite, 274. — Langage des habitants de Riad, II, 65. —

Nuances de la grammaire arabe, I, 274. — Emploi fréquent des diminutifs, 298. — Modifications introduites par les différentes races, II, 61. —

Dialectes kahtanites, 66. — Analogie de l'arabe et de l'hindoustani, I, 301.

LINI JA (Port et ville de) II, 331.— Commerce de moutons, 333.

M

MAAN (Ville de), I, 13.

MAHOMÉTISME. — Son peu d'influence sur les Bédouins, I, 14, 215. — Son action sur les habitants du Djowf, 66.

— L'islamisme dans le Djebel Shomer, 161. — Dans l'Arabie, 174. —

Réforme d'Abdel Wahab, 32CThéorie mahométane sur Dieu et la prédestination, 322, 324. —Influence du mahométisme sur la science médicale, 134, - L'islamisme, cause de décadence,158.-Prohibition du vin, des cloches, de la musique, II, 14, 36. —

Défaveur jetée sur le commerce, 36.

Mahomet a dû mettre sa religion en complet désaccord avec le christianisme, 37. — Résultats de ce système, 38,40. —'Réaction contre l'islamisme, 42. — Les zélateurs, 18. — Conduite des mahométans envers les imposteurs, I, 229. — Division des péchés, II, 74, 77, MAHOMET. — Origine ismaélite du prophète, II, 59. — Visite de Mahomet à Damas, 85.

MARÉES DANS LE GOLFE PERSIQUE, II, 288.

MARID (Tour de), I, 72.

JIARINS ARABES, II, 249. Leur langage, 355.

MASCATE, — Fortifications portugaises, II, 390. — Port, 393. — Population, 394. — Climat, 396. — La ville, 397.

— Les environs, 401. - Excursions, 403. — Danse arabe, 406.

MATRAH, faubourg de Mascate, II. 392.

— Commerce des esclaves, 391.

MEBARRAZ (Village et foire de), II, 224.

MECQUE (Corruption profonde de La) , I, 226.

MEDDEYITES OU ZÉLATEURS, II, 18.

MÉDECINE. — Médicaments que l'auteur emporte pour jouer en Arabie le rôle de docteur, I, 11. — Précautions qu'il prend pour les administrer, 132.

— Paysan malade, 144. — Effets produits sur la constitution des Arabes par l'usage des dattes, 60. — Maladies des Arabes, II, 93. -Traitement, 96. — Vaccine, 94.

MENAMAH , II, 254. — Habitation de l'auteur, 256. — La ville, 257. —

Habitants, 259. — Gouvernement des Bahraïn, 263. — Départ, 270.

MESANDUM (Cap.), II, 351.

MESHARI, meurtrier de Turki, I, 113.

METAAB, frère de Telal, I, 121, 169. —

Conversation avec ce prince, 170.

METOWAS, prêtres wahabites, 1,76. — Ils sont employés comme espions, 181.

— Taxes imposées par les metowas.

278.

MOHAMED-AJU-ESH-SHIRAZI, ambassadeur persan à la cour de Riad, I, 241, 282.

— L'auteur voyage en sa compagnie, 286. — Comment Mohammed-Ali est reçu à Riad, JI, 11. — Transaction conclue avec Feysul, 164.

MOHANNA-EL-ANEZI, gouverneur wahabite de Bereydah, I, 243. — Sa perfidie envers une caravane de Persans, 244. — Entrevue de l'auteur avec Mohanna, 249.

MOHARREK (Ville de) , II, 271.

MONNAIES EN CIRCULATION DANS.L'ARABIE, H, 230.

MONTAGNES. Djebel Shomer, I, 91.

Toweyk, 297.-Montagnes de l'Hasa, II, 192. — Montagnes des environs d'Holhouf, 218. — LeRous-el-Djebal, 349. — Le Djebel Okdah, 371.

MOSEYLEMAH LE MENTEUR, rival de Mahomet, I, 213, 336.

MUSIQUE, I, 272. — Elle est interdite par Mahomet, JI, 36.

N NABATHÉENS, II, 213.

NAUFRAGE DE L'AUTEUR DANS LE GOLFE PERSIQUE, II, 374. — Effet produit par le danger sur deshommes de religions différentes, 383.

NEDJED, I, 87. — Haut et bas Nedjed, 97. — Description du pays, 204. —

Dangers qu'il offre aux voyageurs, 249. — Les brises du Nedjed, 205.

Escarmouches, 268. _— Caractère des Nedjéens, 214. — Hospitalité, 302. — Provinces de l'empire, 319.

— Le bétail, II, 55. — Les Nedjéens de Riad, 61. — La langue, 6,5. —

Instruction religieuse, 89.

NEFOUD OU BRAS DE SABLE DU DÉSERT, I, 88. - Néfoud du Kasim, 290.

NÈGRES (Position des) en Arabie, II, 56.

— Colonies de nègres, 287. — Les nègres dans l'Oman, 312. (Voy. aussi Esclaves.) NEZAR, père de plusieurs tribus, II, 59.

OBEYD « le Loup M, oncle de letal, ses ses ravages dans le Kasim, I, 116, 181. - Il est le chef de la faction wahabite à Hayel, 120,181. - Il essaye de tendre un piége à l'auteur, 187.

OMAN (Le royaume d'). Ses possessions en Arabie et en Afrique, II, 298. —

Son caractère maritime, 299. — Son histoire, ibid., sa religion, 301. —

Traces de sabéisme, ibid, et 307. —

Polygamie, 306. — Qualités des habitants, 308. — Les nègres dans l'Oman, 312. — Histoire moderne de l'Oman, 313. — Partage du royaume, 317. — Intervention de l'Angleterre et invasion wahabite, 318. — Forme de gouvernement, 323. — Productions minérales, 341. — Provinces, 407. — Statistique de la population, 408. — Revenus, 409. — Commerce des esclaves, 411. — Dépenses de l'État, 411. - Architecture de l'Oman, 362. - Marins omanites, 372.

ONEYZAH, ancienne capitale des provinces arabes du nord-ouest, I, 154.

— Elle est attaquée par le gouvernement wahabite, 155. — Escarmouches, 268. — Préparatifs pour le siège, II, 166. — Négociations, 167.

— Siége et prise de la ville, 293, 294.

OR (Mines d') de l'Oman, II, 341.

ORMUZ, II, 352. — Occupation portugaise, décadence de l'île, 352. Forteresse, 354.

OTTOMAN (Gouvernement), I, 34. Monnaie turque, 78.

p

PAIN, I, 71, 313.

PÈLERINS (Route des) à travers l'Arabie Centrale, I, 97, 176. — Dangers qu'elle présente près de Médine, 186.

— Exactions des Wahabites, 242.

PERLES ( Pêcheries de ) , II, 261, 277.

PERSE. Influence de sa littérature, I, 158. — Caravane persane égarée dans le désert par ordre d'un gouverneur nedjéen, 244. — Ambassadeur persan, 241.

PERSIQUE (Golfe). Son aspect sur les côtés du Katif, II, 238. — Source d'eau douce au milieu de la mer, 275. — Pirates, 279. — Marées, 288.

— Lueurs phosphorescentes, monstres marins, 296. — Tempête près du cap Mésandum, 351. — Requins, 354. — Langage des marins, 355. —

Naufrage, 11, 373.

PHOSPHORESCENTES (Lueurs) de la mer, opinion des Wahabites à ce sujet, II, 296.

PUITS. (Voy. Eaux.)

R

REQUINS, employés comme nourriture, II, 354.

RIAD. Notices historiques, I, 113; 337.

— Aspect de la ville, II, 2. — Arrivée de l'auteur, 4. — Comment il est reçu par les ministres, 7, 24. — Manière de vivre, 43. — Description de la ville, 48. — Moralité des habitants, 90. — Malades, 92. — Position de .l'auteur à la cour, 147. — Différentes routes conduisant à Riad, 141, 142.

— Le domicile de l'auteur envahi par les zélateurs wahabites, 162. - Fuite de Riad, 179.

RIVIÈRES. (Absence de) en Arabie, I, 299. (Yoy. Eaux.) ROUS-EL-DJEBAL, province de l'Oman, II, 349.

S

SABÉISME, 1, 220. — Ruines sabéennes, 221. — Culte sabéen, II, 301. — Influence du sabéisme dans l'Oman, 305. — Pyramides d'Egypte, 306.

SALIM-ABOU-MARMOUD-EL-Eys, nom pris par l'auteur pendant son voyage, I, 138.

SAOUD, I, 331. — Il devient l'apôtre du wahabisme, .332. — Il soumet le Nedjed, 333.

SAUTERELLES (Essaim de), II, 194. —

Les Arabes s'en montrent très-friands, 195.

SEDEYR (Le) province du Nedjed, I, 297, 302.

SÉDUCTION. Opinion des Arabes et des Wahabites à ce sujet, II, 233.

SEL, I, 300, II, 341.

SHARDJAH (Port de), II, 337. -La ville, 339, 340. - La tour, 343.

SHEDJAH (la prophétesse) femme de Moseylemah, I, 337.

SHIITES (Secte des). Leurs doctrines, I.

148, 318.

SIMOUN, I, 22.

SOHAR, Capitale du Batinah, II, 361. —

Administration de la ville, 363. —

Château, 364. — Industrie, commerce, 365. — Agriculture, 368. —

Langage, 368. — Population, id.Vaisseaux, 369.

SOLDATS en marche, II, 184.

SOLEIL (Le) adoré par les Bédouins, 1, 14.

SOLIBAH (Tribu des), I, 136.

SORCELLERIE dans l'Oman, II, 308. —

Anecdote, 309.

SOURCES. (Voy. Eaux).

SOWADAH (Iles), II, 373.

STRAMONIUM DATURA, I, 225.

SUNNITES (Opinion des) sur les aliments défendus aux vrais croyants, I, 318.

T

TABAC. Péché de fumer, II, 77, 79, 81.

- Anecdote à ce sujet, 89.

TAD-DJEHAN, veuve d'Asaph Doulah, I, 241. — Le gouverneur nedjéen MQbanna lui extorque des sommes considérables, 249.

TAHIR, chef carmathe, I, 216, II, 200.

TAÏ (Tribu des) 1, 110. — Descendants des Taï, 61.

TAMIM (Les), tribu nedjéenne II, 61.

TELAL-EBN-RASCHID, I, 19. — Son caractère, 117. — Sa famille, 124. —

Son gouvernement, 130. — Politique intérieure, 119, 202. — Politique à l'égard des pays voisins, 120, 175. —

Ses conquêtes, G2, 118. — Entrevues avec ce prince, 104, 127. — L'auteur lui confie le but de son voyage, 179.

— Dernière entrevue, 188.

TEYMAH (Teman de l'Écriture), I', 92.

TOURS DU DJOWF, I, 58.

TURCS (Principes religieux des), I, 67.

— Influence qu'ils exercenten Orient, 158.

TURKI-EBN-SAOUD, II, 122. - Il est assassiné, 125. -• Y

VÉROLE (Petite) en Arabie, II, 94.

VIN. Raisons qui ont portéiflahqmet à en interdire l'usage, II, 34.

w WADI-SERHAN, I, 25.

WADI-FAROUK, II, 192.

WAHABITES. Principes de leur gouvernement, I, 278. — Fondateur de la secte, 321. — Ses plans de réforme, 328. — Sa famille 334. — Les zélateurs, II, 18. — Particularités du culte des wahabites, 49. — Ces sectaires s'astreignent peu aux pratiques extérieures, I, 199. — Le wahabisme à Hayel, 158, 181. — Haine des Wahabites contre les derviches, 227. —

Leurs sentiments à l'égard des Européens, 232. — Réaction contre le wahabisme, 146. — Mosquées, II, 49. - Le Nedjed proprement dit, I, 249. - Légende wahahite relative à la ruine d'Eyanah, 332. — Provinces de l'empire, II, 135. — Tributaires et alliés, 137. — Considérations générales sur l'empire wahabite, 142.

— Population et contingents, 143.

— Réaction de l'Hasa contre la domination nedjéenne, 203.

WASIT, village situé dans le Nefoud, I, '291.

Y

YOUSEF-EBN-KHAMIS, guide de l'auteur dans le royaume d'Oman, II, 268.

z

ZAMIL, trésorier de Telal, I, 104. —

Relations de l'auteur avec ce ministre, 178.

ZÉLATEURS. (Von. Meddevites.)

ZODIACALE (Lumière), I, 275.

ZOOLOGIE. Autruches 1, 4,5. - Scorpions, 45*— Daims, 295. — Lièvres, 318.

•f- Rareté des insectes et des serpents, 313. — Moutons et gibier du Nedjad II, 55. (Voy. aussi Chameaux et Çhevaux. )

FIN DE LA TABLE MÉTHODIQUE.

TABLE DES GRAVURES

'fp ME PREMIER

, 1% F PORTRAIT DE L'AUTEUR *. J'" , , , , Frontispice.

CARTE D'ARABIE. , , ,. Pages PLAN D'HAYEL. 121

TOME SECOND

PLAN DE RIAD".,.,.,., , , , , , , , , , , , , , 1 PLAN DU PALAIS DE FEYSUL A RIAD IB.

PLAN D'HOFHOUF 197

FIN DE LA TABLE I)ES GRAVURES.

8878. -. IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE Rue de Fleurus, 9, à Paris

Une année de voyage dans l'Arabie centrale : 1862-1863. Tome 2 / William Gifford Palgrave ; ouvrage trad. de l'anglais... par Émile Jonveaux... (2025)
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